Chapitre 40.

Notes de l’auteur : Bonne lecture !

Chapitre 40

Un doux soleil transperçait les rideaux de voiles blanches qui recouvraient la fenêtre de la salle-de-bain de leur maison à Hokianga-nui. Elle l’avait laissée ouverte pour que la bise puisse envahir la pièce de sa tiédeur mais aussi pour entendre la mélodie que son père sifflait en allumant le barbecue dans le jardin. Se prélassant dans son bon bain chaud, Anak posa sa tête sur le rebord, étendant son cou, et elle en ferma les yeux d’aise. D’un coup, la caresse fut remplacée par une autre… plus chaude, plus humide et plus lourde. Un souffle qui se plaquait contre sa gorge comme une main aux gros doigts sales.

Elle ouvrit les yeux, voulut crier mais aucun son ne sortit. Ulmer était penché sur elle dans un sourire disproportionnellement grand. 

“L’eau est bonne ?

-Qu’est-ce que tu….”

La grande main d’Ulmer ne la laissa pas terminer sa phrase et elle s’abattit sur le haut de son crâne pour lui plonger toute la tête dans l’eau savonneuse de son bain. La seconde suivante, elle se redressa dans un sursaut fiévreux pour émerger dans la noirceur de sa cabine sur le Yaktantton, haletante et le dos en sueur. Elle réalisa rapidement que ce n’était qu’un mauvais rêve et elle essaya d’en balayer le souvenir d’un revers de la main contre son front moite. Son souffle se calmant, elle put entendre le petit ronflement de son frère qui dormait dans le lit superposé au sien et elle laissa ce son continu et familier l’apaiser.

C’était si étrange. Alors qu’elle était à la fois prisonnière et otage, elle n’avait pas fait de cauchemar. Le sommeil lui venait difficilement, certains soirs, mais elle dormait des nuits sans rêves. Mais depuis qu’elle en avait réchappé, c’était comme si son cerveau ne voulait pas tout à fait tourner la page et revivait ses traumatismes dès qu’elle fermait les stores. Sachant qu’elle ferait bien mieux de se changer les idées avant de tenter de regagner les bras de Morphée, sous peine de retourner également dans ses ténèbres, elle se leva discrètement pour récupérer lé téléphone qu’elle avait mis à charger. Aucun des membres du Yak n’avait pu récupérer leurs téléphones, ils étaient tous restés dans les entrailles du Kozak. Ils étaient donc allés en acheter de nouveaux et Anak, accompagnée de Moh, s’étaient déplacés jusqu’à la boutique de leur opérateur pour qu’ils leur donnent de nouvelles cartes sims tout en bloquant les anciennes. Le technicien avait pu restaurer tous les messages, et dès qu’ils furent sortis, le frère et la sœur Freeman s’étaient assis sur un banc pour les lire côte à côte. Devant les messages inquiets de leur père et ceux paniqués de Cherry, ils y avaient laissé des larmes. Les deux les avaient tous deux déclarés disparus auprès des autorités maritimes. 

Anak avait aussi reçu quelques messages mi-taquins, mi-sévères de Murdock qui lui reprochaient d’avoir tiré sa révérence sans même un dernier apéro d’au-revoir, mais aussi une myriade de Nialh qui lui passaient un savon sans même essayer de faire de l’humour. Mais les messages qui lui avaient fendu le cœur étaient ceux de Sib qui reflétaient chacun l’incompréhension complète et sa confusion face à son silence. Et dire qu’alors que l’équipage du Mod pensaient qu’ils les avaient abandonnés sans plus de façon, ni d’état d’âme, ils étaient en réalité retenus contre leur gré…

Anak secoua la tête pour chasser le souvenir et débrancha le cordon d’alimentation de son téléphone flambant-neuf. En haut de l’écran, une notification l’alertait que sa messagerie vocale avait atteint sa limite de stockage et elle cliqua dessus. Elle n’avait pas encore consulté sa messagerie vocale.

Assise contre le côté du bureau qu’elle partageait avec Moh, elle cliqua sur la notification qui l’envoya sur sa messagerie et plaqua son téléphone à son oreille. Sur un petit réveil, les chiffres des minutes défilèrent alors que, attendant chacun leur tour, les voix de son père, de Cherry, de Tata Emée, de Nialh et de Sibéal se succédaient dans une longue ronde. Sur son visage, le mélange sucré-salé des sourires et des larmes se pressait contre ses joues. 

Puis, sans prévenir, surgit la voix de Valérian et elle pressa son téléphone un peu plus fort contre son oreille.

OoOoOo

Accoudée sur la machine vrombissante et le menton niché dans le creux de la paume de sa main, Anak attendait que toutes les photos contenues dans la clé USB finissent d’être imprimées tout en scrollant sans but sur l’instagram de son téléphone. Quelqu’un passa non loin en s’immobilisant à sa hauteur et elle leva les yeux pour découvrir, dans un rebond du cœur, qu’il s’agissait de Valérian. Élégant comme à son habitude et portant ses cheveux comme elle les préférait, dans un chignon savamment désinvolte. Il s’avança vers elle avec une sorte de timidité tout en remarquant à voix haute : 

“Tu es là, toi aussi. J’ai vu Nialh et Wanda à une table.

-Oui, on essaye de tirer quelque chose des images qu’on a de Kosh…”

Il acquiesça en s’emparant d’une des images imprimée d’un débri de temple, zoomé le plus possible sur un symbole à demi-effacé par les eaux et l’âge. 

“... jusque-là, ça ne donne rien, lui apprit-elle. Et toi, qu’est-ce que tu fais à la bibliothèque ?

-Je ne sais pas trop, avoua-t-il en reposant la feuille. Je cherchais des réponses, j’imagine.”

Une anxiété crispait le trait fin de sa mâchoire et des cernes grisâtres soulignaient ses yeux d'habitude si parfaits. Son visage tout entier était tiré et las. Après ce constat, Anak baissa les yeux sur l’imprimante qui indiquait le nombre de pages restantes sur son petit écran. Les évènements récents avaient laissé leurs traces sur chacun d’eux, même sur la perfection des sirènes et des tritons qui lui avait alors semblé intouchable, indéfectible. Plus encore que les autres, elle n’aurait jamais cru que la surface de Valérian puisse être abîmée ou rayée par quoique ce soit. Il semblait toujours en contrôle, hors d’atteinte de tout. Alors qu’ils avaient été ensemble, cette croyance s’était effritée peu à peu et elle lui avait trouvé une certaine sensibilité, une sorte de fragilité… mais ensuite elle avait découvert qu’il l’avait manipulée depuis le premier jour et elle avait cru s’être trompée sur toute la ligne. Elle avait cru n’avoir vu que ce qu’il voulait bien lui montrer et ne rien connaître de réel sur lui, mis à part ce qu’il avait consenti à lui dire sans lui mentir. 

Mais ce n’était pas ça non plus. Il était venu les aider, il avait tout risqué pour venir les sauver et il l’avait fait contre l’avis général des siens. Et ça… ça avait tout fait s’écrouler une fois de plus. Chacune des croyances qui avaient remplacé les anciennes dans l’esprit et le cœur d’Anak, tout s’était effondré une nouvelle fois. 

En plus de tout ça, Valérian était aussi faillible qu’eux. Lui aussi était fait de chair et d’os, de sang et de nerfs tendus. Il n’était pas la statue de marbre qu’il aimait prétendre être, et Anak se demandait pourquoi il déployait tous ces efforts pour leur faire croire le contraire. Quand lui aussi ressentait la colère, la peur et tout le reste. Était-ce pour se différencier le plus possible des humains qu’il détestait tant ?

“C’est à propos de la marque ?” lui demanda-t-elle finalement.

Il tourna un regard ébahi sur elle et elle précisa : 

“Celle que tu as fait à Ulmer ? 

-Oui…, avoua-t-il, je ne sais pas ce qui s’est passé, j’ignore comment j’ai fait ça…  Je pense que c’est une marque semblable à celles que les pieuvres ont laissé sur Murdock et Sibéal, mais… je ne suis pas une pieuvre.”

Il adressa un coup regard à Anak comme pour qu’elle le rassure sur ce point et elle rit un peu avant de confirmer : 

“Non, t’es pas une pieuvre, ça c’est sûr. C’est peut-être un pouvoir caché. Mais comment tu pourrais trouver la réponse dans une bibliothèque humaine ? 

-Avant la malédiction, les humains connaissaient beaucoup de choses sur mon peuple… même plus que naus autres sirènes et tritons qui vivons sur terre, révéla-t-il avec une pointe de honte, nous nous sommes tellement éloignés de l’océan que nous avons oublié certaines choses… et perdues d’autres. En consultant vos anciennes légendes, je pensais pouvoir en apprendre plus… mais pour l’instant, rien du tout.”

Il était complètement désemparé et ne cherchait pas à le cacher. 

“Tu en as parlé aux autres ? A ta sœur, Estéban ou à Fran ?

-Pas encore… il faudra alors que je leur explique comment c’est arrivé et pour l’instant, je ne le sais pas vraiment moi-même. Je sais juste que…”

Il s’interrompit un instant pour la dévisager et trouver du courage dans ses yeux, et le cœur d’Anak manqua un battement.

“Je sais juste que j'aurais pu le tuer. Je le détestais tellement pour tout le mal qu’il t’a fait et voulait encore te faire que j’aurais pu le tuer.”

L’intensité dans ses yeux était presque insoutenable et Anak dut en décrocher les siens pour ne pas flancher. Les mots qu’il venait de prononcer continuaient de résonner dans sa tête même alors qu’ils aient disparu. Elle voulait y croire, peut-être même un peu trop, elle voulait se laisser tenter par la flamme qui dansait dans les yeux de Valérian et la toucher d’y doigt. Mais elle s’y était déjà brûlée et la plaie était encore chaude. Et malgré ça, elle le croyait, de tout son cœur, elle le croyait et c’était d’autant plus terrifiant. 

“Je ne dis pas ça pour que tu me pardonnes, Anak, ni pour que tu me donnes une seconde chance, garantit Valérian avec un léger abattement, c’est juste la vérité.”

Avant qu’Anak n’ait pu lui répondre que ce n’était pas ce qu’elle pensait, l’écran de son téléphone s’éclaira sur une notification. Koffi venait de lui envoyer un message. Elle s’en empara expressément mais un simple coup d'œil à Valérian lui apprit qu’elle n’avait pas été assez rapide et que lui aussi l’avait vu. 

“Tu as un nouveau téléphone,” dit-il platement.

Comme s’il s’en apercevait seulement maintenant alors qu’elle l’utilisait quand il l’avait abordée, comme s’il ne voulait pas évoquer un sujet autrement plus sérieux. En dépit du ridicule de la remarque, Anak joua le jeu. 

“Oui, je l’ai acheté hier.

-Et tu as pu récupérer ton ancien numéro…”

Ce n’était même pas une question et Anak le regarda comme une biche prise entre deux phares qui ne savait plus bien dans quelle direction courir pour sa vie. 

“... et tous tes messages ?”

Du tréfond de son esprit, l’écho d’un message vocal revint la hanter et pour le faire taire, elle s’écria : 

“Faut que j'y aille, Nialh et Wanda doivent se demander ce que je fais !”

Et elle s'enfuit sans plus de façon.

Avant de revenir vingt secondes plus tard, un rire embarrassé pour toute justification, rassembler les pages imprimées et récupérer sa clé USB.

OoOoOo

Sibéal, Moh, Chad et Apollo avaient fini par les rejoindre à la bibliothèque et à la fin de la journée, ils s’étaient de nouveau séparés. Tandis que Chad avait lancé l’idée de faire une virée ski nautique, recevant l'adhérence d’Anak, Apollo et Sibéal, Mohvo, Wanda et Nialh avaient grimacé devant la perspective d’une activité physique et avaient préféré partir en ville pour faire du shopping. 

La troupe de sportifs passèrent par le Yak pour récupérer les skis, la caméra étanche et se changer en maillots de bain, puis ils partirent avec le Zodiac. Alors qu’Apollo n’en avait jamais fait auparavant, il se révéla excellent et alors que les autres enchainaient les chutes il pouvait rester une éternité en équilibre sur les deux skis. Dans le seul but de le désarçonner, Anak et Chad accéléraient avec le Zodiac et tentaient des virages un peu plus corsés tandis que Sib immortalisait chaque chute, ayant rapidement préféré la caméra aux skis nautiques. 

Le soleil commençait sa longue descente dans le ciel venteux lorsqu’ils décidèrent de reprendre la direction du Port. Tandis qu’Anak pilotait le Zodiac, Chad piquait un somme sur la banquette arrière, les jambes juchées sur les genoux d’Apollo. 

Les silhouettes des bateaux du port commençaient à se découper à l’horizon et Anak décélérait progressivement. Juste derrière elle, Sibéal souriait en visionnant les vidéos qu’elle avait prise de la séance et Anak lui jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Ça lui faisait plaisir de voir son amie si gai et sereine. Avoir appris pour ses infidélités de Gauvain lui avait asséné un sacré coup et Anak n’en avait compris réellement l’ampleur qu’en écoutant le message qu’elle lui avait laissé en larmes pour lui demander de la rappeler dès qu’elle le pouvait. Et Anak n’avait jamais pu la rappeler…

“Eh mais y’a un coup, tu as duré longtemps ! commenta Sib à son attention. 

-Oui mais après, j’ai volé, se remémora Anak.

-Ah, ça, c’est vrai !” ne put que confirmer Sib.

La scène se rejouait sur l’écran de la caméra et alors qu’Anak pénétrait lentement dans la sécurité du port, les éclats de rire de Sib lui parvinrent. Sibéal se leva pour se poster à sa droite et elles répondirent ensemble à un papi qui se dorait la pilule sur son voilier, et les saluait avec bonhommie. 

“Au fait, Sib, commença Anak d’un air dépité, j’ai enfin pu entendre ton message…

-Ah…

-Je suis vraiment désolée de n’avoir jamais pu rappeler… si j’avais pu…

-Je sais, t’inquiète pas, Nanak, la rassura Sib avec un petit sourire. Au fond, j’ai tout de suite trouvé ça étrange que tu ne répondes… je me doutais que quelque chose avait dû se passer…”

Derrière elle, Chad commençait à se réveiller et Apollo l’accueillait dans le monde des vivants avec tendresse. Le Mod, le Mamui Ata et le Yak n’étaient plus loin, et Anak menait le Zodiac droit sur eux. 

“Faut aussi que je t’avoue quelque chose, poursuivit Anak avec une pointe de culpabilité.

-Ah bon ? s’inquiéta Sib.

-Murdock m’avait dit pour Gauvain.

-Oh…”

Anak observa avec douleur le visage de son amie se voiler mais elle préférait le lui dire. C’était un secret qui lui pesait de garder et elle avait l’impression de trahir Sib en le lui cachant. Ce n’était pas juste pour Sibéal de ne pas le savoir et elle ne pensait pas que Murdock lui en voudrait de lui avouer la vérité. 

“Oui, je suis désolée, grimaça Anak. C’était y’a longtemps. Je pense que Murdock avait besoin de se confier à quelqu’un… et il ne pouvait pas en parler à qui que ce soit du Mod. J’veux dire, vis à vis de toi alors que moi, je te connaissais à peine à ce moment-là. Mais il était vraiment inquiet pour toi, tu sais ?

-Vraiment ?

-Vraiment, assura Anak. Il avait décidé de te le dire mais quelques jours plus tard seulement, tu as pris Gauvain sur le fait…”

A ce souvenir, Anak secoua la tête, toujours marqué par la malchance avec laquelle les choses s’étaient bousculées. A ses côtés, Sibéal gardait les yeux droit devant elle et digérait les nouvelles informations. Sachant qu’elle venait de la chambouler, Anak préserva le silence jusqu’à garer le Zodiac à la poupe du Yak. Chad et Apollo, qui n’avaient rien cerné de la conversation, passèrent du Zodiac au catamaran en emportant avec eux les skis nautiques. 

“Je suis vraiment désolée, Sib, s’excusa Anak, j’aurais dû le te dire avant mais… 

-Non, je comprends, t’inquiète pas, soupira Sib, c’était pas une position facile pour toi.

-Elle était encore plus difficile pour Murdock… il avait vraiment peur de de te blesser, c’est pour ça qu’il t’a rien dit, nista Anak. Vraiment, je te promets, c’est la seule raison.”

La relation, que ce soit de l’amitié ou davantage, entre le capitaine et Sib était bien trop belle pour qu’un type comme Gauvain ne la gâche et si Anak pouvait faire quoique ce soit pour les aider à la protéger, elle le ferait. 

Sibéal lui adressa un petit sourire nu de toute accusation et reproche. 

“Merci de me l’avoir dit, Anak.”

OoOoOo

“Oh, vous tombez bien ! les accueillit Murdock. Le Mamui Ata nous a appris un sacré truc…”

En rentrant dans le carré du Yak, dans leurs maillots de bain et entourés de leurs serviettes, ils ne s’attendaient certainement pas à perturber une réunion improvisée. Yakta était appuyée sur le meuble de la kitchenette tandis que Murdock était assis sur la banquette. Et au beau milieu du carré se tenaient Fran et Laureline. Ce fut Chad qui réagit le premier, les skis se balaçant nonchalamment sur son épaule. 

“Me dis pas qu’ils peuvent aussi parler le dauphin ou se changer en putain de grenouille…, ironisa-t-il, ou une autre connerie de ce goût-là.”

Comme la plupart des deux équipages humains, Chad ne portait pas celui du Mamui Ata dans son cœur -à l’exception faite de Valérian pour qui il avait plus ou moins enterré la hache de guerre depuis sa participation dans leur sauvetage. Le peu de tolérance qu’il avait pour eux s’était volatilisée alors qu’ils étaient retenus sur le Kozak sans qu’ils ne bougent le petit orteil pour les aider. Et pour souligner toute son animosité, il adressa un sourire tout aussi faux que hostile en direction des deux sirènes. 

Murdock fut le seul à rire ouvertement à la blague qui n’était en réalité que le prétexte pour un tacle.

“Si c’est le cas, j’vais vous le dire direct, ça va devenir compliqué de continuer à vous tolérer, acheva Chad en perdant son sourire, pour une question évidente d’amour-propre.”

Laureline crissa des dents tandis que Fran se passait la main dans sa tignasse rousse pour se détendre. 

“Chad, le sermonna Yakta, pas maintenant. Fran, si tu veux bien leur expliquer…

-Bien sûr, accepta celle-ci. Vous vous rappelez de la marque que les pieuvres ont laissée sur Murdock et Sibéal durant les attaques ? Celles qui permettaient aux créatures marines de vous traquer ?

-Comment oublier…,” répondit Sibéal.

Machinalement, Sibéal se massa le poignet où la marque avait disparu et Anak lui adressa un petit sourire de soutien. 

“Oui eh bien, rebondit Fran, nous pensons que Valérian a marqué de la même manière Ulmer sur le Kozak.

-Quoi ? s'écria Chad avec un rictus d’incompréhension. C’est encore plus délirant que les dauphins…”

Sibéal tourna les yeux vers Anak et celle-ci acquiesça pour confirmer. Elles l’avaient toutes les deux vu, après tout. Anak reporta son attention vers les deux sirènes au milieu du Yak. Ainsi donc, Valérian avait fini par leur en parler…

“Ce qui se révèle à notre avantage, ajouta Laureline, puisque maintenant, les mêmes créatures qui vous ont attaqués, et des bien plus dangereuses encore, sont après le Kozak… et eux ne connaissent rien de la marque, ils ne sauront pas comment l’ôter.

-Et comment Valérian a fait ça ?” demanda Apollo.

Le regard de Laureline se posa ostensiblement sur Anak et celle-ci frémit un court instant, avant que Fran ne réponde sur un ton égal : 

“Un coup de chance.”

OoOoOo

“Dis-moi, gamine, cette histoire de marque sur l’autre con de Ulmer là…”

Tout en coupant le saucisson pour leur consommation prochaine, Anak leva un regard interrogateur sur Murdock qui était allongé dans son transat à décapsuler leurs bières. Ils s’étaient installés sur le pont du Mod et le ciel chargé de nuages ne leur permettait pas de profiter des étoiles. Mais ça leur promettait de prendre l’air frais de la soirée même s’ils avaient dû s’équiper en gilets et couverture. Les autres avaient préféré rester à l’abri du vent et de la fraîcheur mais Anak ne savait pas refuser un apéro quand Murdock lui en proposait un.

“... c’était pas bizarrement pendant qu’il s’en prenait à toi ?

-Euh si, répondit Anak sans comprendre.

-Donc, le garçon était si furax qu’il a marqué l’enculé ?”

Anak ouvrit la bouche comme un poisson rouge alors que Murdock affichait un air goguenard. Si elle s’attendait à ce que Murdock fasse un rapprochement pareil… Plutôt que de répondre, Anak piqua un fard en reprenant son découpage de saucisson avec le plus grand sérieux et Murdock prit ça comme une admission. Il rit en opinant du chef. 

“C’est pas un cas si désespéré que ça, le Prince des Îles, finalement, approuva-t-il.

-C’est plus moi le cas désespéré, marmonna Anak, je sais plus où j’en suis… parfois, je me comprends pas moi-même.”

Elle poussa l’assiette de charcuterie au milieu de la petite table de camping d’un bleu royal avant de s’enfoncer profondément dans sa chaise en remontant sa couverture sur sa poitrine. Avec un sourire en coin particulier, comme si Murdock pouvait lire en elle comme un livre ouvert, il se pencha pour attraper quelques tranches de saucissons. 

“Dis pas d’sottise… aucun cas désespéré ne prépare le saucisson comme toi !”

Devant la faiblesse de l’argument, Anak leva les yeux au ciel qui s’assombrissait et Murdock pouffa avant de prendre un air plus sérieux et sincère : 

“Faut que j’te dise, ma grande, tu t’es débrouillée comme une championne avec le Kozak. L’appel à Sib, le code pour Kosh et tout ce que tu as fait après… t’as été maline et très courageuse.

-Merci, Murdock,” répondit-elle, touchée.

Il lui tendit la bière qui lui revenait et ils entrechoquèrent les petites bouteilles en verre avant de boire un instant en silence avant qu’Anak ne le brise pour lui poser une question qui était, en dépit du ton, loin d’être anodine : 

“Et comment ça va avec Sib ?

-Elle va bien.

-Tu sais ce que je veux dire… vous deux, comment ça va ?

-T’aimes bien poser les questions dont tu connais déjà les réponses ?” cingla-t-il avec un sourire en coin.

Un peu amusée, et prise en flagrant-délit, Anak se contenta d’un hochement d’épaules qui ne l'engageait que très peu et il secoua la tête, désabusé. 

“Ca allait pas top, pour être honnête, quand elle a appris que je savais pour Gauvain… elle est partie le voir et…”

Il poussa un profond soupir en fixant sa bière tandis qu’Anak restait silencieuse. 

“... et je me suis senti comme le dernier des cons, admit-il, ce que je suis sûrement un peu. Quelle putain d’idée de génie j’ai eu de rien lui dire ?”

Même s’il n’attendait pas vraiment de réponse, il regarda Anak et elle lui offrit un sourire compatissant. Il arrivait à tout le monde de faire des erreurs, c’était humain. Et elle avait même appris récemment que les sirènes elles-mêmes n’en étaient pas exemptes. 

“Mais elle est revenue, c’est tout ce qui compte. En nous apprenant que vous étiez dans un fichu pétrin. Aussi ironique que ça puisse paraître, ça nous a fait du bien… tu sais, de faire équipe pour venir te sauver les miches ? termina-t-il sur un air taquin.

-De rien, rit-elle. Et du coup, maintenant ?

-Maintenant, j’en sais rien… j’en sais rien du tout.”

Et sur un dernier soupir, il leva sa bière pour avaler longuement son contenu. Anak s’accouda sur sa chaise et posa son menton sur son poing. Il finit par reposer sa bouteille et tout en s’essuyant les lèvres, il rit un peu de se voir si sérieusement scruté :

“M’dis pas que tu penses que c’est moi le cas désespéré, maintenant…

-Non, contesta-t-elle doucement, je me disais juste que les apéros du capitaine m’avaient manqué.”

Murdock parut pris de court par une telle confession mais il se reprit vite en protestant vivement : 

“Arrête ça, gamine, t’essayes de me faire chialer ou quoi ?!”

OoOoOo

“Mais vous étiez où pour avoir aucun réseau comme ça ?

-Oh, tu sais, le réseau en mer…”

Koffi lui lança un regard peu convaincu mais n’insista pas, comprenant qu’il n’obtiendrait pas plus de détails. Ils revenaient d’un après-midi de surf particulièrement sportif. Le vent formait des vagues monstrueuses qui n’étaient que très peu adaptées à son niveau de débutante. Il commençait même à pleuvoir, chose qui aurait pu l’inquiéter si elle n’avait pas déjà les cheveux trempés. 

“J’ai même cru que tu étais retournée avec ton ex…”

Comme s’il s’agissait d’une blague, Kofi avait accompagné la phrase d’un rire mais devant l’air gêné d’Anak, il perdit progressivement son humour. Voyant sa réaction, Anak clarifia vivement : 

“Non, non, c’est pas ce que tu crois ! Juste… c’est compliqué.

-Compliqué ? Je vois… c’est pour ça que tu tenais à rentrer si tôt plutôt que de passer la soirée avec moi ?”

Ils arrivèrent à l’abri-bus pile au moment où la pluie s’intensifiait. Beaucoup de monde s’y était déjà réfugié et ils durent se trouver une place dans un coin. Koffi appuya son épaule sur la vitre pour faire face à Anak qui s’y adossait et elle poussa un soupir.

“Je pense que j’ai juste… besoin de réfléchir un peu, admit-elle. J’aime passer du temps, Koffi, et ça m’a bien aidé mais là…

-Tu n’as plus envie de t’amuser,” compléta-t-il.

Anak haussa les épaules. C’était confus, aussi bien dans son cœur que dans son esprit. Koffit la détendit d’un sourire réconfortant avant de lui confier : 

“Je vais pas te mentir et te dire que je suis un peu deg’, mais tu m’as prévenu dès le début. Et si ce que tu veux est redonner une chance à ton ancienne relation, alors bah je te souhaite que du bonheur.

-Merci, Koffi, souffla-t-elle, le coeur un peu plus léger.

-Tant qu’on reste amis ! Ca, t’as plutôt intérêt, par contre !

-Oh bah oui, je serais triste sinon !”

Koffi opina du chef pour sceller le contrat. Un petit cadran défilait le temps qu’il restait avant l’arrivée du bus et celui d’Anak devait être là dans moins d’une minute. Quelques secondes plus tard, sa grande silhouette apparaissait à l’angle de la rue et Koffi adressa un regard un peu nostalgique à Anak pour deviner :

“Du coup, c’était notre dernier rencard.

-Oui…”

Cette phrase provoqua un petit pincement au coeur d’Anak. Elle n’avait vu Koffi que six ou sept fois et pourtant, elle s’était attachée à lui. Il était toujours de bonne humeur, toujours partant pour tout et toujours gentil. Elle était reconnaissante de l’avoir rencontrée et espérait qu’ils ne perdraient pas le contact. Qu’ils auraient d’autres occasions d’aller danser et surfer sur les plages du monde. 

Le bus s’arrêta devant l’abri-bus et les intéressés formèrent une petite file d’attente pour y monter. Koffi lui demanda silencieusement la permission avant de l’embrasser une dernière fois sur les lèvres. 

“Au revoir, Anak.

-A bientôt,” corrigea-t-elle.

Il acquiesça et elle le laissa sur un dernier sourire, bondissant de l’abri-bus aux marches mouillées du bus. Elle déposa quelques pièces près du chauffeur avant d’arpenter l’allée à la recherche du première siège, priorisant les fenêtres qui donnaient sur l’abri-bus. Debout à la frontière de l’abri-bus, des gouttes se déversant du petit toit, Koffi se tenait là, les mains dans les poches de son bermuda pour lui faire un dernier geste de la main alors que le bus démarrait. 

En le voyant la suivre des yeux depuis l’abri-bus, Anak se sentit un peu mélancolique même si elle savait que c’était la meilleure et sûrement la seule décision à prendre. Au bout d’une minute de transport, elle sortit son téléphone de son sac-à-dos et elle accéda à sa messagerie vocale, pressant la touche demandée pour ceux qu’elle avait archivés. L’oeil dirigé vers la vitre contre laquelle des gouttes de pluie sillonnaient, elle plaça le téléphone à son oreille pour y accueillir la voix de Valérian.

“Anak, c’est encore moi, disait-il. Quand je pensais qu’il n’y avait que moi à qui tu ne répondais pas, que tu ne rappelais pas, je ne m’inquiétais pas… après tout, tu n’avais aucune raison de me répondre.”

Le bus ralentit pour enjamber un dos-d’âne et s’arrêta quelques mètres plus loin pour laisser passer des piétons. Anak regarda l’espace de quelques secondes un chien errant qui s’abreuvait à une flaque grelottante. 

“Maintenant, continuait Valérian au creux de son oreille, maintenant, j’ai peur. Je me demande où tu es et ce qu’il se passe. Est-ce que tu es en danger ? Je n’arrête pas d’imaginer le pire. Après tout, si ce n’est le pire, qu’est-ce qui peut bien t’empêcher de nous répondre ?”

La voix de Valérian marqua une pause. Le cœur d’Anak appréhendait la suite. Elle connaissait chacun des mots qu’il allait prononcer. Après tout, ce n’était que la dixième fois qu’elle l’écoutait… pourtant, elle n’arrivait toujours pas à s’y préparer. 

“Je ne sais même pas si tu auras ce message. C’est horrible de dire ça… c’est encore plus horrible de le penser. Mais même si tu ne l’entends jamais… je regrette, Anak, je regrette tout et je suis tellement désolé. Tu disais que tu devais douter de chaque instant, que tu ne savais pas lesquels étaient faux et lesquels étaient vrais et que j’avais de la chance parce que moi, au moins, je savais mais la vérité, c’est que je ne sais pas moi-même. Tu vas sûrement trouver ça ridicule mais au bout du compte, pour moi, ils sont tous devenus vrais et je ne sais plus faire la différence.”

Un nouveau silence tomba au cœur du petit brouhaha que les passagers du bus entretenait tout autour d’Anak. Mais elle ne les entendait pas. Tout ce qu’elle entendait c’était…

“Je crois que… je crois que je t’aime, Anak.”

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