Julie observait Jaccado qui avançait dans le jeu. Il avait passé la première salle avec brio mais peinait sur la deuxième. Il était le seul à avoir accepté de jouer. Julie en était dépitée. Elle avait espéré un engouement qui ne s'était absolument pas produit. Les avertissements étaient-ils trop terrifiants ? "Attention, toute participation implique un risque de mort". C'était clair, limpide mais peut-être un peu trop violent.
Julie grimaça. Les Vampires immortels n'avaient pas envie de risquer de perdre leur éternité. Elle le comprenait. En même temps, elle avait espéré que le goût du risque et du défi les ferait s'inscrire.
Seul Jaccado avait osé, prétextant que les énigmes créées par une petite humaine ne lui faisaient pas peur. Les autres résidents l'avaient regardé entrer sans intervenir, dubitatifs. Ils étaient nombreux à regarder la porte de sortie, attendant le retour de leur ami.
Jaccado appuya sur la mauvaise touche et l'écran devint noir. Julie n'avait pas le droit de voir un Vampire mourir. Le "comment" lui resterait à jamais inaccessible. Bien sûr, elle n'ignorait pas qu'une bombe permettait de retirer sa vie à un Vampire. Elijah l'avait prouvé. Elle douta cependant que Sophie et Elisa fassent sauter le complexe à chaque fois.
L'annonce de la mort de Jaccado fut prise avec stupeur par les résidents et soudain, les inscriptions affluèrent par centaines sur la console de Julie. Ils voulaient tous essayer, prouver que eux, y arriveraient. Dix, cinquante, cent, deux cents, huit cents, mille... Julie ne put s'empêcher de rire. Elle venait de dépasser Musawa. Peut-être même le dôme !
- Jouer sur l'esprit de compétition, dit la voix du roi dans son dos.
Elle sursauta en criant de terreur. Elle se croyait seule dans sa chambre, normalement inviolable, sauf par le roi, évidemment.
- Quelle bonne idée, poursuivit-il en prenant place sur le fauteuil près du sien.
- Vous validez ? interrogea Julie d'une voix timide. Un de mes événements vient de tuer un Vampire et ça vous convient ?
- Il a été assez bête pour entrer malgré les avertissements. C'est son problème. Auguste semble heureux dans son rôle de guide des initiés.
- Il le serait encore plus s'il pouvait entrer en contact avec eux, répliqua Julie.
- Son intouchabilité le protège.
- Il sert les Vampires. Ce service en lui-même le protège.
Les initiés travaillant dans les laboratoires vivaient de longues et belles années. Seuls ceux "sans utilité" mouraient rapidement. Devenir un bon commis de cuisine ou un bon masseur offrait un passeport vers la survie.
- Tu souhaites que je retire son intouchabilité ?
Et risquer qu’un Vampire en profite pour plonger ses dents dans sa gorge ? Julie fit la moue puis murmura un petit :
- Juste envers les initiés ?
Chris gronda.
- Il est jeune ! Il a besoin de... enfin vous voyez.
- Comme si l'âge changeait quoi que ce soit, répliqua Chris.
- Sauf qu'il...
- Est un homme ? la coupa Chris. Tu n'as pas moins de besoin que lui. Que tes organes reproducteurs soient à l'intérieur ne change rien. Tu te débrouilles très bien avec ta main et les jouets des laborantins.
Julie rougit un peu mais ne se démonta pas.
- J'allais dire : sauf qu'il a vos gênes.
Chris se figea puis ricana en souriant.
- Tu marques un point, admit-il. Soit. Je lève l'intouchabilité d'Auguste concernant les initiés. À ses risques et périls !
- Merci, votre majesté. Je suis heureuse que vous soyez venu me voir car j'ai une question un peu... spéciale...
- Je t'écoute, dit Chris.
- Voilà, pour essayer de trouver l'inspiration, de dénicher l'événement idéal, j'ai réalisé de nombreux sondages auxquels les résidents ont volontiers répondu. La mort de Jaccado me fait prendre conscience d'une chose.
- Quoi donc ?
- Jaccado était chrétien.
- Tant mieux pour lui.
- Il ne pourra pas être enterré ni ne recevra même de bénédiction. D'après les sondages, de nombreux Vampires apprécieraient de pouvoir pratiquer leur culte au sein du palais.
- J'approuve. Les volontaires pour des postes de rabbin, d'imam ou des prêtres ne seront pas difficiles à trouver. Je crois même que Velan a été pape.
Julie intégra l'information avec difficulté. Elle avait du mal à visualiser cette possibilité. Il y eut un petit silence puis Julie reprit :
- Je peux demander aux ingénieurs de construire une église, une synagogue, une mosquée ou des temples au palais. Ça ne vous dérange pas ?
- Ça devrait ? demanda Chris.
Il semblait sincèrement surpris que Julie s'en inquiète. Elle bafouilla, ne parvenant qu'à prononcer des "euh" très gênés. Chris pencha la tête et plissa les paupières.
- Qu'est-ce qui te chagrine ?
Julie savait sa chambre en permanence entourée d'une bulle de sécurité. Ici, elle pouvait parler librement. Seul Baptiste entendait cette conversation privée entre le roi et elle. Julie ne put empêcher ses jambes de trembler tandis qu'elle haletait, son cœur battant à mille à l'heure dans sa poitrine.
- Tu peux faire construire un temple à mon effigie pour les initiés si tu veux. Je les méprise mais ce n'est pas pour autant que je leur refuse le droit de me vénérer, précisa Chris.
- D'après les sondages, dix pourcents des Vampires vous vénèrent.
- Quoi ? s'exclama Chris avant de se reculer dans son fauteuil, comme si elle l'avait giflé.
Puis, il fronça les sourcils, regarda dans le vide et gronda :
- Baptiste ? Tu as laissé mes filles répondre à ces sondages ?
- Bien sûr que non ! répliqua la voix du maître des laboratoires sortie de nulle part.
- Qui sont les Vampires m’ayant divinisé ? D’anciens initiés ?
- Ça n'existe pas, des Vampires ayant été initiés, répliqua Baptiste.
- Qui alors ? Donne-moi des noms !
- Moi, pour commencer, dit Baptiste.
- Tu ne me vénères pas ! répliqua Chris.
- Si. Tu es mon créateur, mon frère et je t’aime. Tu as le droit de vie ou de mort sur moi et sur toutes les choses des univers. Tu es Dieu.
Chris serra la mâchoire puis se tourna vers Julie.
- Et toi ? Tu as répondu quoi ?
- Je ne réponds pas aux sondages, esquiva Julie. Ils sont à destination des résidents du palais, catégorie dont aucun humain ne fait partie.
- Et tu aurais répondu quoi ?
Julie se savait sur un terrain glissant. Il était de notoriété publique que Chris méprisait les initiés.
- Mon avis n’a aucune importance, tenta prudemment Julie. Je cherche uniquement à plaire aux résidents du palais mais surtout à vous servir, vous, Majesté. Des temples à votre effigie sont-ils un problème ?
Chris grimaça, détourna le regard, se tortilla les doigts puis annonça :
- Non. Tu peux en faire construire et ira qui y voudra, humains ou Vampires.
- Puis-je également en mettre à l’effigie de Malika ?
- Quoi ? s’exclama Chris. Des Vampires ont sélectionné Malika ?
- Quand on crée un sondage, il est forcément biaisé. On utilise ses propres connaissances et valeurs pour le formuler. J’ai longuement hésité et puis finalement, je n’ai pas mis Malika dans la liste. J’ai juste proposé « Autre ». Et certains Vampires ont indiqué « Chris et Malika » dans cette case.
- Malika n’est pas une déesse, s’offusqua Chris.
- Elle se considère en temps que tel, répliqua Julie, qui avait l’impression de se liquéfier sur place au fur et à mesure de l’avancée de la conversation.
Chris cligna plusieurs fois des yeux puis d’une voix très douce, demanda :
- Qu’est-ce qui te fait croire ça ?
- Je… J’ai… J’ai pu me tromper. C’est juste que… Sa façon de parler… de vous… d’elle-même… J’ai… C’est moi. J’ai dû mal comprendre.
- Baptiste ? lança Chris.
- Je n’ai entendu qu’une seule conversation entre Malika et Julie. Ton esclave a demandé à ta femme de l’aide pour la construction de l’escape game. Rien dans cet échange ne permettait de conclure que Malika se voyait elle-même comme une déesse.
- Elle est venue me parler, juste après… la conception d’Auguste.
Julie était incapable de prononcer le mot « viol », surtout devant son agresseur. L’événement avait beau être lointain, son souvenir hantait Julie.
- Lorsqu’elle t’a proposé d’aller vivre à Musawa ? demanda Chris.
Julie acquiesça.
- Elle était… Je ne sais pas. Ce qu’elle a dit. La façon dont elle me touchait.
- Pardon ?
Cette fois, le roi avait usé d’une voix tellement sifflante que Julie le sut très en colère.
- Baptiste ?
- Je n’ai jamais vu Malika poser la main sur ton esclave, annonça gravement Baptiste.
- Elle a osé… te toucher ? bredouilla Chris.
Qu’il puisse ainsi en perdre sa faculté à parler prouvait l’immensité de l’émotion qui le traversait.
- Elle ne m’a fait aucun mal ! la défendit Julie. Elle posait juste sa main sur ma cuisse ou sur ma main.
- Elle s’est considérée comme mon égale ? Ayant droit de passer outre mes directives ?
- Chris, souffla Baptiste. Calme-toi !
- Que je me calme ? s’exclama Chris tandis que Julie devenait plus blanche que la neige. Malika a osé…
Julie peinait à respirer. La chaleur humide sous ses fesses lui indiqua qu’elle venait de s’uriner dessus.
- Ton esclave va mourir d’un arrêt cardiaque si tu continues, prévint Baptiste.
- Oh pardon ! s’exclama Chris en prenant Julie dans ses bras. Excuse-moi !
Julie se sentit instantanément mieux. Sa respiration se fit ample. Son cœur ralentit. Elle se mit à pleurer.
- Oh Julie ! Ma colère n’était pas tournée contre toi ! Au contraire ! Je te suis reconnaissant de me l’avoir dit. Malika va devoir payer pour cet affront.
- Comme si tu allais faire quoi que ce soit, répliqua Baptiste. C’est ta petite et ta femme. Tu l’aimes à la folie.
- Crois-tu être à l’abri de ma colère parce que tu es mon petit, mon frère et que je t’aime ?
- Non, le rassura Baptiste. Mais Malika est la mère de tes filles. Elle est la seule à pouvoir te fournir ta garde rapprochée.
- Garde rapprochée qui ne me sert à rien si elle me trahit.
- Tout de suite, les grands mots ! s’insurgea Baptiste.
- Julie était protégée par mes filles lorsque Malika est allée lui parler à son réveil. Ce qui signifie qu’elles l’ont vue toucher Julie et qu’elles n’ont rien fait.
- C’est leur mère ! répliqua Baptiste.
- Qui commande ? cingla Chris.
- Le roi, murmura Julie par réflexe, appréciant le câlin réconfortant de Chris et se haïssant pour ça.
- Le roi, répondit Baptiste avec une demi-seconde de retard.
- Il va falloir qu’elles s’en souviennent.
- Tu comptes faire ça comment ?
- Ça ne te regarde pas, gronda Chris.
- Je te connais, mon frère, et tu es du genre sanguin, surtout lorsqu’il s’agit de fidélité. Ne fais pas quelque chose que tu pourrais regretter. Tu pourrais me tuer que le monde tournerait tout pareil. N’importe qui pourrait prendre ma place. Malika, elle, est unique, irremplaçable.
La reine devait le savoir, supposa Julie, ce qui expliquait son manque d’humilité. Chris grinça des dents, prouvant que les propos de Baptiste touchaient juste.
- Jamais je ne te tuerai, murmura Chris.
- Si je te trahissais de la sorte ? Si, carrément, rétorqua Baptiste.
Contre sa tête, Julie sentit le torse du roi trembler. L’idée même de tuer Baptiste le révulsait et pourtant, il ne contra pas son petit sur ce point.
- J’ai tué mon petit parce qu’il en avait tué un autre, rappela Baptiste. Je sais de quoi je parle. Malika n’est pas intouchable parce qu’elle est ton petit ou parce que tu l’aimes mais parce qu’elle possède la capacité unique à enfanter.
- Je pourrais tout aussi bien élever des prêtresses du bien.
- Avec un tel rendement ? Impossible et tu le sais très bien. Malika est un trésor inestimable. Elle le sait. Tout le monde le sait.
- C’est risqué, murmura Julie.
- Quoi donc ? demanda Chris.
- De laisser un tel trésor se promener librement.
- Elle ne se promène pas librement, répliqua Chris, un peu outré.
- Elle se trouvait à l’événement où je vous ai rencontré, rétorqua Julie. N’importe qui aurait pu s’en prendre à elle. Une bombe – qui ne lui était pas forcément destinée – et paf, plus de trésor.
Chris la dévisagea intensément puis hocha la tête.
- Je vais avoir besoin de toi.
- Moi ? s’étrangla Baptiste.
- Non, Julie, précisa Chris.
- Moi, Majesté ? répondit Julie d’une petite voix perdue.
- Il paraît que tu es mordante avec tes collaborateurs, même quand ce sont des Vampires.
- Je ne travaille que avec des Vampires, répliqua Julie.
- Pas du tout. La plupart des laborantins sont des humains, répliqua Baptiste.
- Ah bon ? s’étonna Julie.
- J’ai du mal à recruter parmi les Vampires, précisa Baptiste.
- C’est parce que tu es beaucoup trop exigeant avec eux, intervint Chris. Ils ont beau ne pas en avoir besoin, ils ont le droit de manger, de dormir et d’aller faire la fête.
- Quelle perte de temps ! s’exclama Baptiste.
Julie sourit. Chris caressa son esclave du regard.
- J’aimerais que tu utilises cet aplomb qui te caractérise pour t’opposer à Malika. J'ai besoin d'un spectacle et tu sais très bien t'y prendre. Je te veux insolente, cassante, méprisante, hautaine, orgueilleuse. Défie Malika.
Julie en gémit de terreur. Contrer la reine ? La déesse maléfique ? Elle fut soudain attrapée par les cheveux, les dents du roi contre sa gorge, la terreur soudain maximale, paralysante, transperçante. La punition était terrible. Plus rien n'exista, seulement le roi et la mort sur le point de frapper. Soudain sa voix résonna, seul bruit dans le vide du néant :
- Tu as peur de moi et seulement de moi. Tu es à moi.
Il la lâcha et Julie tomba à genoux. Elle n'était qu'une poupée de chiffon, brisée, sans tenue, perdue. La terreur disparut brutalement pour laisser place à un calme total. Julie se sentit mieux et elle sut que Chris venait de l'aider à remonter la pente à l'aide de ses pouvoirs de charme.
- Elle va me massacrer, pleura-t-elle lorsqu'elle reprit ses esprits.
- Qu'elle essaye seulement… Tu es à moi. Je protège mes biens.
Julie leva les yeux vers lui. Il la regardait calmement. Son aura n'inspirait que de la sérénité. Julie expira plusieurs fois avant de se relever. Il ne faisait aucun doute qu'il croyait en elle, en son obéissance, en sa fidélité. Cela donna de la force à Julie.
- Quoi qu'il arrive, ne perds pas ta prestance, ordonna Chris.
Elle hocha la tête. Soudainement en phase avec elle-même, toute peur de Malika disparue, effacée comme par enchantement, elle put réfléchir rigoureusement.
- Nous allons nous rendre à la pouponnière où nous allons jouer une jolie scène de théâtre, annonça Chris. Tu peux te montrer insultante envers elle, la provoquer, la titiller mais attention, à aucun moment tu ne devras répondre à une seule de ses questions.
Julie plissa les yeux d'incompréhension.
- Elle va te poser des questions auxquelles tu ne répondras pas, ni avec des mots, ni avec des gestes, ni par aucune attitude. Tu es incisive, moqueuse, agressive, vibrante, cassante, odieuse et c'est tout.
Julie hocha la tête.
- Tu veux contrer ses pouvoirs, lança Baptiste et Julie n’avait pas la moindre idée de ce dont il parlait. C’est malin.
Chris tendit la main à Julie qui plaça la sienne dans la paume chaude du roi, contact rare oh combien réjouissant. Auguste allait enfin pouvoir connaître ce bonheur au palais. Julie en était tellement heureuse pour lui. Elle-même avait fait une croix dessus depuis longtemps. Chris était jaloux. Même s’il ne la touchait qu’à peine, il ne supporterait pas de la savoir proche de quiconque d’autre. Auguste venait d’échapper à la prison sensorielle. Julie en débordait de joie. Sa reconnaissance envers Chris dépassait tout ce qu’elle aurait cru.
Le vénérait-elle ? Il lui avait posé la question. Elle avait esquivé et il n’avait pas insisté. Connaissait-elle seulement la réponse ? Chris, Dieu ? Non. Il était son maître, un homme puissant mais un simple mortel qui allait remettre sa femme prétentieuse à sa place.
Julie trembla tandis que Chris la menait sous les arbres, dans la direction de la pouponnière. Dans quelques instants, elle allait devoir faire face à Malika. Julie sentit les larmes lui monter aux yeux.
- Je suis là, murmura Chris à ses oreilles. Je te protégerai. Elle ne pourra pas te faire le moindre mal. Ça ne sera que du théâtre. Tu vas m’aider à piéger ma femme et mes filles. Je veux en avoir le cœur net. Je veux savoir si elles me trahiraient vraiment. Tu vas me servir selon ma volonté, n’est-ce pas ?
- Oui, Maître, répondit Julie.
C’était la première fois qu’elle lui donnait ce titre.
- Parfait, répondit Chris.
Julie ferait tout pour le satisfaire. Il était son présent et son avenir. Elle continuerait à tuer des Vampires, puisqu’il le souhaitait.
- Si d’autres de mes événements tuent des Vampires, ça ne vous dérange pas ? interrogea Julie alors qu’ils arrivaient en vue de l’enceinte ocre de la pouponnière.
- Au contraire. Ça me ravit. Fais toi plaisir. Un démon mort ou occupé dans l’escape game ne torture personne au dôme.
Julie lança un regard profond au roi.
- Rien ne m’échappe jamais, précisa-t-il.
- Vous ne m’en voulez pas.
- Non, pourquoi ? Tu fais en sorte que mon objectif soit atteint. Si tu parviens à réaliser le tien en même temps, tant mieux pour toi.
Julie sourit en ricanant. Ils passèrent la muraille qui se referma derrière eux. Ils marchèrent dans quelques couloirs et finalement, Julie se retrouva dans une grande cour extérieure. Chris coupa la bulle de sécurité, attrapa Julie par les cheveux et la jeta devant lui. Julie s’écroula sur l’herbe douce. Elle ne ressentait aucune douleur. Le geste du roi avait été ferme mais non brutal.
- Chris ? Que se passe-t-il ? s’exclama Malika en apparaissant dans la cour.
Des dizaines de femmes en noir firent leur apparition sur les contours, témoins muets et immobiles de la scène en cours. Leur capuche baissée, Julie put découvrir des visages de toutes les couleurs, formes, yeux et cheveux, panel représentatif de la diversité humaine.
- J'ai été trahi, annonça Chris en désignant Julie de la main.
Julie se sentait calme, malgré la situation terriblement trompeuse. Tout portait à croire que le roi en avait contre elle mais ce n'était que du théâtre, visant à faire plonger Malika.
Julie ne put empêcher tout son corps de réagir à la terreur inspirée par la colère de Chris et si elle l'avait pu, elle n'aurait de toute façon rien fait contre. Il fallait que ça ait l'air vrai pour que Malika y croie. Si en apparence, Julie était terrifiée, intérieurement, la jeune femme, soutenue par la protection de son Maître, ne ressentait que paix et quiétude.
- C'est impossible, répondit Malika. Julie est sous surveillance constante !
- La protection est défaillante, critiqua Chris et Malika pâlit. Je veux que tu mènes l'interrogatoire. Après tout, c'est ton travail.
Chris s’éloigna de quelques pas. Malika, totalement prise au dépourvu, ne dit d'abord rien. Julie en profita pour se relever et remettre ses cheveux en ordre d'un geste totalement dédaigneux. Elle se sentait forte. Soutenue par le roi, protégée, encouragée, des ailes lui poussaient. Sa peur de Malika envolée, elle se sentait plus libre que jamais. Elle ne pensait qu'à cette obéissance, cette appartenance totale. Chris la possédait et il défendrait son bien. Elle ne risquait rien. Malika était en tort et elle allait le payer.
- Comment as-tu réussi à berner mes filles ? commença Malika.
Julie renifla bruyamment en réponse tout en regardant l'assemblée sombre, ignorant la prétentieuse qui osait s’élever au rang de déesse.
- Je te parle ! cria Malika.
- Comment pouvez-vous accepter pour chef quelqu'un avec aussi peu de prestance ? demanda Julie à une prêtresse du mal prise au hasard.
La femme en noir ouvrit de grands yeux.
- Comment oses-tu ? s'écria Malika en sortant les dents.
Julie ressentit la terreur mais elle l'ignora. Elle ne devait avoir peur que d'un seul être et ce n'était pas celui-là. Sa fidélité, son obéissance, sa servitude lui permirent de résister sans difficulté au charme terrifiant.
Un être humain normal tremblerait, reculerait, se pétrifierait ou hurlerait. De manière incontrôlable, son cœur et sa respiration accéléreraient. Sa transpiration augmenterait et ses pupilles se dilateraient. Aucun de ces symptômes ne furent visibles sur Julie. Elle resta neutre, paisible, tranquille au milieu de la tempête.
Malika recula. Julie l'aurait giflée que le résultat aurait été le même.
- Tu crois me faire peur ? Va falloir faire mieux que ça, se moqua Julie.
Malika, toutes dents sorties, avança de nouveau et Julie se contenta de sourire en retour. Elle ne s'était jamais sentie aussi forte. Toutes ces années, elle se savait intouchable et se permettait beaucoup face aux Vampires mais cette mise au point avec Chris avait ancré sa protection en elle. Jusque-là, il ne s’agissait que d'une idée, lointaine, irréelle. Désormais cernée des tours et des donjons royaux, la petite humaine défiait le monstre, certaine qu'il ne passerait pas.
- Tu n'es pas douée, dit Julie. J'espère que tu es meilleure chef de sécurité que chasseur.
Malika s'étrangla sous l'insulte.
- Peut-être devrais-tu te contenter de pondre.
Malika en était muette de stupéfaction. Jamais personne n'avait osé lui parler de la sorte. Elle ignorait totalement quoi répondre. Habituée à se faire obéir sans résistance, elle se trouva démunie face à une telle insolence.
Julie se permit même le luxe d'imiter la poule sous les regards ahuris des prêtresses du mal choquées.
- Et encore, continua Julie, profitant du silence de son interlocutrice, même une poule est meilleure que toi. Au moins, ses petits sont bien élevés. Les tiennes ne sont même pas capables de faire correctement leur travail.
- Mes filles assurent parfaitement leurs missions, hurla Malika.
Qu'on l'insulte la laissait sans voix. Qu'on s'attaque à ses petits et la louve sortait les crocs.
- Tu insinues que le roi s'est trompé ? proposa Julie d'une voix douce. Pas de trahison ?
Malika se tourna vers Chris. Le roi répondit d'un simple soupir mêlant ennui et reproche.
- Tu n'as pas pu échapper à la vigilance de…
- Peut-être que quelqu'un de plus compétent devrait prendre ta place, proposa Julie.
Un sursaut parcourut l'assemblée. Malika venait en effet de se retenir de lui sauter à la gorge et le geste n'avait échappé à personne. En lui coupant la parole, Julie venait d'exacerber la colère de la fausse déesse qui se retenait difficilement.
Deux mondes s'opposaient : halètement et tremblements d'un côté, apaisement et calme de l'autre. Les rôles auraient dû être inversés. Malika était censée interroger l'humaine. Pourtant, Julie se trouvait clairement en position de force. L'assemblée, perdue, ignorait comment réagir.
- N'intervenez pas, lança Malika en levant une main vers ses filles. Elle va…
- Elles ont tellement peur que tu te ridiculises qu'elles proposent de venir te soutenir. Comme c'est mignon ! Maman poule a besoin de ses petits poussins.
Julie imita le cri des petits volatiles.
- Je ne vais pas me laisser insulter de la sorte ! s'exclama une femme en noir dans l'assemblée.
- Restez où vous êtes. Je m'en charge, insista Malika.
- Et tu fais ça tellement bien, ma poule, rétorqua Julie d'un ton sarcastique.
Malika fulminait. Se faire traiter de la sorte devant ses filles la blessait plus que jamais.
- Tu es morte, siffla Malika.
- Menaces, menaces, menaces, chanta Julie sur l'air de "Paroles, paroles" de Dalida.
Le malaise ambiant augmentait à chaque instant. Soudain, l'atmosphère changea radicalement sous le ciel artificiel des pouponnières. Un brusque bien-être, une envie de plaire, de séduire, de douceur, de tendresse, d'amour, de sexe. Malika tentait une autre approche. Au lieu de lui faire peur, elle cherchait à la séduire.
Julie inspira profondément, laissant volontairement les hormones du plaisir l'envahir. Elle voulait que son corps réagisse. La réaction fut immédiate : cœur, respiration, pupilles, muscles, tout indiquait l'attirance.
Malika sourit tandis que Julie avançait lascivement vers elle. Malika patienta tandis que sa proie approchait, lentement, pas à pas, avec souplesse et charme. Julie se colla presque à Malika, ses lèvres effleurèrent ses joues, comme pour l'embrasser mais au dernier moment, celles-ci s'écartèrent pour chuchoter à son oreille :
- Nouvelles fraîches, ma poule : je ne suis pas un coq.
Les mots, bien que chuchotés, furent, dans le silence ambiant, entendus par tous. Aucun rire ne fut audible. L’ambiance était glaciale. Julie l’ignora pour entonner la comptine "Une poule sur un mur", la seule qui lui vint dans l'instant avec cet animal. Tandis que Julie chantonnait en ponctuant régulièrement sa chanson de "cot cot", Chris s’agaça :
- Malika, es-tu oui ou non capable de réaliser cet interrogatoire ?
- Oui, bien sûr, s'exclama Malika.
- Je m'impatiente. Obtiens ces informations, qu'on en finisse.
Malika se tourna vers Julie qui avait arrêté de chanter et la regardait en souriant.
- As-tu trahi notre roi ? demanda Malika.
Julie ouvrit de grands yeux avant d'exploser de rire sous le regard noir de Malika. Quand elle fut un peu calmée, elle lança :
- C'est impressionnant d'être devant un expert en interrogatoire ! Hé, même moi, si je devais interroger un potentiel traître, je sais que je ne poserais pas aussi directement la question.
Julie se tourna vers l'assemblée sombre pour continuer son monologue :
- Les experts ne sont-ils pas censés avoir des techniques pour amener l'autre à se tromper ? Genre, l'assaillir de questions pour qu'il finisse par se contredire ? Vous savez à quoi ça me fait penser ? À ces questionnaires distribués aux aéroports américains où ils demandent "Êtes-vous un terroriste ?" ou "Voulez-vous tuer le président américain ?" Il faut être con pour répondre "Oui". Ah ! Mais c'est ça, continua Julie en se tournant vers Malika, en fait, ma poule, t'es pas africaine, t’es américaine.
Julie, française, détestait les américains et adorait les railler. Elle avait choisi cette comparaison uniquement pour cette raison mais lorsqu’elle vit le visage de Malika se déformer de rage, elle comprit que cette insulte venait de faire mouche. Apparemment, insinuer que la reine était américaine était terriblement insultant. Julie ignorait pourquoi. Elle fut simplement très heureuse de ce fait.
Julie fut percutée par une intense sensation de terreur, une émotion bien maigre en comparaison de celle ressentie quand les crocs du roi avaient effleuré sa gorge. Malika se croyait son égale ? Elle n’était rien. Une fourmi face à un géant.
Julie la plaignit un peu. Chris allait la massacrer. « Viens me toucher, pensa-t-elle. Montre-lui ta désobéissance. Jusque-là, il n’a que ma parole. Perds ton sang-froid et plonge tes crocs en moi. Essaye de tuer l’esclave du roi. Il va t’arracher les canines ! »
Julie figea ses yeux dans ceux du roi qui lui rendit un regard neutre et vide. La petite humaine ressentait la terreur mais elle l'ignorait sans difficulté grâce aux remparts royaux. Obéissance, fidélité, dans cette relation de domination totale, Julie trouva confiance, force, puissance, bien-être. Tous virent une humaine fière, hautaine, orgueilleuse, arrogante, faire face, se tenir droite, sans faiblir.
Chacun retint son souffle. La mort allait frapper. La petite humaine avait été insultante une fois de trop. Elle allait le payer de sa vie. Même lorsque les dents du prédateur touchèrent sa gorge, elle ne bougea pas ni ne perdit de sa superbe.
Alors que son corps lui envoyait des sensations contradictoires, un « ralentissement x 100 » apparut devant ses yeux. Sa console lui permit de voir Chris sauter sur Malika, probablement pour protéger son bien. Julie constata, atterrée, que toutes les femmes en noir tentèrent de s’interposer entre le roi et sa proie, protégeant leur mère de l’attaque de leur père.
« Retour au présent », prévint la console.
Julie découvrit le sol recouvert des corps des prêtresses du mal dans un désordre total. Seul Chris se tenait debout devant Julie. Il avait le regard dans le vague. Julie le comprit en pleine tourmente. Toutes ses filles avaient choisi de protéger leur mère plutôt que de soutenir leur père. La trahison était totale.
Julie observa les corps immobiles sur le sol. Elle savait que Malika et ses filles n'étaient pas mortes car des Vampires décédés ne laissaient derrière eux qu'une traînée de poussière. Les filles de Malika le lui avaient indiqué après que Julie ait demandé ce qu’il fallait faire du corps des perdants de l’escape game.
Comment Chris parvenait-il à immobiliser ainsi un Vampire ? Julie l’ignorait. Parmi les femmes en noir au sol, Julie reconnut Sophie et Elisa, ses protectrices. Un mouvement attira l’attention de Julie. Chris s’accroupit au dessus du corps de Malika dont il caressa les cheveux. Il semblait sur le point de fondre en larmes.
Julie sursauta lorsqu’il enfonça son bras dans le torse de sa femme. Allait-il lui arracher le cœur ? La tuer ? Venait-il de la condamner à mort à cause de sa trahison ? Baptiste n’avait-il pas dit qu’il ne pouvait pas se le permettre, que Malika était précieuse ?
La femme du roi ouvrit les yeux et s’ébroua. Elle leva les yeux pour fixer le regard brun de son époux. Avec une lenteur calculée, elle se mit à genoux, Chris déplaçant son bras en même temps que sa femme se mouvait.
Malika observa le bras à l’intérieur de son torse puis son environnement. Son regard tomba sur Julie, debout au milieu de ses filles inanimées. Dans ses yeux, Julie ne vit ni colère, ni agacement. Bien au contraire. La reine proposait un regard humide. Une larme coula sur sa joue puis elle leva son regard vers son mari et caressa sa joue de sa main. Julie constata que la reine souriait. Elle rayonnait. Julie ne l’avait jamais vu aussi belle, aussi éblouissante.
- Je n’en ai jamais eu la possibilité.
- Jamais, lui assura Chris.
- Temülün avait raison et aucune de nous ne l’a écoutée.
Julie ignorait totalement à qui la reine faisait référence.
- Temülün m’a toujours très bien servi, confirma Chris.
- Tu es mon roi, murmura-t-elle d’un ton doux.
Si Julie avait fermé les yeux, elle aurait cru Malika en train de séduire le roi. Chris répondit à l’appel et les deux amants s’embrassèrent.
- Merci, dit-elle lorsque leurs lèvres se détachèrent.
Julie put sentir un poids sur les épaules de Malika s'envoler. Chris retira sa main de la poitrine de Malika qui se referma en un claquement de doigts.
- Que vas-tu leur faire ? interrogea Malika en regardant ses filles.
- Tester leur loyauté. L’échec signera leur arrêt de mort.
Malika gémit mais ne s’opposa pas. Chris leva la main et appuya sur quelques touches invisibles.
- Que puis-je pour toi, mon frère ? demanda la voix inquiète de Baptiste.
- J’ai besoin de recentrer mes priorités, annonça le roi. Je nomme Imhotep grand vizir. Il sera en charge des Vampires hors sol.
- Ta parole sera transmise, promit Baptiste. Malika est-elle toujours en vie ?
- Oui, dit Chris, mais elle ne sortira plus jamais de la pouponnière.
Malika garda le visage baissé, sans se plaindre de sa réclusion à perpétuité. Elle accepta son sort, résignée. Le roi venait de décider. Julie jugea la sanction à la hauteur de l’acte commis. De plus, ainsi, il protégeait son trésor, Julie ayant jugé ses sorties dangereuses. Il faisait d’une pierre deux coups. Julie trouva cela malin de sa part.
- Merci, Julie. Tu peux sortir de la pouponnière et continuer à rendre le palais le plus divertissant possible.
Julie s’inclina brièvement avant de rejoindre les arbres. Julie n'avait pas la moindre idée des conséquences de ce qui venait de se passer et elle ne chercha pas à saisir. Elle avait sa propre vie à mener.