Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis son arrivée à Fenrir. Elle s’était acclimatée à son environnement sombre et froid, à ses habitants qui l’étaient tout autant. Pour une raison qu’elle ignorait, ils semblaient l’éviter, la mépriser même. Ils refusaient de lui répondre, hormis par des formules de politesse expédiées lorsque cela était strictement nécessaire. La désagréable Lolys était sur ses talons à longueur de temps, elle n’avait pas encore pu ne serait-ce qu’apercevoir Morrigan. Elle commençait à s’impatienter. Elle n’avait pas plus avancé sur la piste de ses parents. Difficile de trouver une ressemblance particulière avec quiconque, car tous étaient assez semblables : le teint cadavérique, les cheveux et les yeux noirs, minces, aux traits taillés au couteau. Elle n'avait toutefois plus vraiment de doute sur ses origines. Elle n’avait accès à rien, sauf l’échoppe de vivres, qui étaient rationnés. Elle avait droit à une part moindre que les autres, puisqu’elle était une « étrangère ». Elle aurait voulu voir la bibliothèque, mais on lui refusa l’entrée sans ménagement. Les journées étaient par conséquent particulièrement longues. Sans voir le soleil, il était difficile de se repérer dans les heures et d’adopter le rythme approprié. Elle déambulait donc dans la cité, s’imprégnant de chaque détail. Quelque chose lui disait qu’une fois qu’elle en sortirait, elle n’y reviendrait pas de sitôt.
Alors qu’elle était assise sur une corniche, à observer les va et vient des habitants, elle entendit le pas lourd et pressé de Lolys derrière elle.
- Suis-moi, ordonna-t-elle d’une voix aigre.
Ira se leva et obtempéra. Son cœur battit plus fort lorsqu’elle réalisa qu’elles se dirigeaient vers les quartiers de Morrigan. Elles passèrent la grille infranchissable sous l’œil irrité des gardes, et parvinrent enfin devant la porte de la chef des lieux. Ira allait devoir improviser pour s’emparer des Sabres de l’Ombre, et désarmée, elle savait que cela n’allait pas être une mince affaire. Lolys poussa la porte. Elles entrèrent dans une pièce plutôt spacieuse, carrée, décorée à la manière de Fenrir, c’est-à-dire, de manière très sommaire. Les murs et le sol étaient en pierre, le peu de mobilier présent en bois sombre. Une belle cheminée chauffait l’ensemble et donnait de la couleur à ce tableau bien fade. Au centre, en face de la porte, se tenait une femme sur un immense fauteuil en bois ouvragé, agrémenté d’un coussin d’assise en velours noir. Ira et Lolys s’approchèrent. La femme se leva alors, et Ira fut soufflée par sa présence. Elle était très grande. Ses cheveux lisses et brillants comme la fourrure d’une panthère glissaient gracieusement sur le fauteuil et sur ses épaules pour mourir délicatement à ses cuisses. Elle portait une robe noire de velours damassé, avec des manches larges qui recouvraient à moitié ses mains fines aux doigts interminables. Elle plongea son regard dans celui d’Ira, et ce qui la frappa, ce fut la couleur de ses yeux. Ils n’étaient pas noirs, comme ceux des autres habitants, mais d’un vert clair et limpide qui lui conférait un charme supplémentaire. Elle fit un geste de la main à l’intention de Lolys et des gardes présents dans la pièce les invitant à sortir. Cette dernière protesta du regard, mais ce fut tout. Ira était impressionnée. Quelle autorité. Ils obéirent sans un mot. Ira en profita pour observer son espace. Aucune trace de l’arme sacrée.
- Bienvenue, Ira. Je suis Morrigan Doileir. Épouse de feu Kregan Doileir, dernier seigneur de Fenrir et Mystique de l’Ombre.
Ira ne sut que répondre. Elle n’avait aucun sens des convenances.
- Savez-vous que c’est un privilège d’être autorisé à pénétrer dans Fenrir ? Si tant est que l’on y parvienne.
- Oui.
- Pourquoi avez-vous fait tout ce chemin ?
- On m’a dit que j’étais née ici. J’ai souhaité vérifier.
- Qui ? Qui vous a rapporté cela ?
Ira hésita. Pour une raison qui lui échappait, elle était convaincue que Kerst venait lui aussi de Fenrir. S’il en était parti, il y avait fort à parier qu’il n’était plus le bienvenu. Elle préféra mentir.
- Un oracle.
Morrigan plissa les yeux. Elle n’était pas dupe.
- Vous êtes arrivée ici avec un bien étrange message, reprit-elle. Qui n’a rien à voir avec une quelconque recherche d’origine. Quelqu’un vous a soufflé cette phrase qui n’a rien d’innocent, je veux que vous me disiez qui. Le cas échéant, je me verrais contrainte de vous faire exécuter sur-le-champ. Ces paroles sont une insulte grave à notre cité.
Ira était perdue. Pourquoi l’évocation d’Elbow était-elle un crime ?
- C’est Kerst qui m’envoie, souffla-t-elle.
À ces mots, le visage de Morrigan blêmit. Elle qui se tenait parfaitement droite, ancrée, se mit soudain à trembler et à tituber.
- Vous le saviez, n’est-ce pas ? demanda Ira.
Morrigan lui lança un regard sans équivoque.
- Alors pourquoi cette réaction ? Écoutez, depuis que je suis arrivée, j’ai la certitude d’être née ici. La raison pour laquelle mes parents m’ont abandonnée aux mains de Kerst n’est pas le plus important. S’ils ont agi de la sorte je me fiche d’eux, qu’ils aillent au diable. En revanche, ce que je veux connaître, c’est le passé de Kerst, et pourquoi Elbow est-il connu ici.
Morrigan s’assit sur son fauteuil, les yeux baissés. Elle semblait être une autre personne. Elle devait se donner beaucoup de mal pour conserver son air imposant. Ira ne voyait désormais plus qu’une femme blessée et malheureuse, aussi fragile qu’un oisillon.
- J’ai tellement attendu cet instant, murmura-t-elle les larmes sur les lèvres.
Elle releva la tête vers Ira, qui ne savait plus comment réagir. Il lui parut subitement évident que Morrigan ne détenait pas l’arme sacrée qu’elle était venue chercher. Le regard que posait sur elle cette femme la troubla au plus profond de son être. On ne l’avait jamais regardé ainsi. Et pour cause.
- Je t’ai perdue, pendant vingt longues années… J’ai voulu te retrouver, t’arracher à ses mains, te sauver de sa folie, mais… J’ai cru qu’il t’avait tuée, ou envoyée dans un autre pays, loin de mes bras vides qui ne demandaient qu’à te bercer encore, et encore, qui tremblaient de t’étreindre…
Une intuition douloureuse s’immisça dans le cœur d’Ira. Elle écoutait cette femme et la brutalité de la vérité la frappa de plein fouet.
- Je suis cette mère que tu recherches, Ira. En aucun cas je n’ai voulu t’abandonner à lui. Il t’a enlevée pour me punir, et s’il t’envoie ici aujourd’hui, c’est pour achever sa vengeance.
Ira savait qu’elle devait répondre mais elle ne pouvait pas. Son cerveau semblait ne plus fonctionner. Elle ne pouvait que fixer cette femme qui disait être sa mère, sans qu’elle puisse y croire, sans qu’elle puisse l’intégrer dans son cœur, quand bien même elle le désirait ardemment. C’était trop fort, trop soudain, trop irréel.
- Je suppose qu’il t’a raconté un quelconque mensonge pour t’inciter à me tuer, n’est-ce pas ?
Ira hocha la tête.
- C’est un pervers. Il est malsain, mais incroyablement intelligent, il l’a toujours été. J’aurais dû le voir, enfin, c’était le cas, mais… Je ne pouvais l’accepter. Kregan était si fier, si aveuglé…
Ira déglutit avec difficulté. Elle avait la bouche sèche, pâteuse. Les derniers mots de Morrigan lui firent l’effet d’un coup de poignard.
- Qui était Kerst pour vous ? articula-t-elle péniblement.
Morrigan fixa Ira, des larmes dans les yeux. Sa bouche vibrait. Elle semblait s’affaisser de plus en plus sur elle-même, comme écrasée par ses propres révélations.
- Il est le fils que j’ai eu avec Kregan. Mais Kregan n’est pas ton père.
Qu’ils aient le même père ou pas, ils avaient partagé le même ventre. Les jambes d’Ira se dérobèrent sous elle. Elle s’écroula sur le sol froid, toutes ses forces l’avaient quittée. Kerst, qui l’avait maltraitée, humiliée, violentée, manipulée, qui l’avait rendue complice de ses crimes, cet homme et elle partageaient le même sang ? Elle fut soudain prise d’une nausée comme elle n’en avait jamais eue. Des vagues de questions s’entrechoquaient dans son esprit bouleversé, mais elle n’était plus en mesure de parler.
- Kerst est né dix-sept ans avant toi, continua Morrigan. Mon pauvre enfant… Je me souviens de lui, avant. Il était si beau, si volontaire, si intelligent. Il était le portrait craché de son père, de la noblesse dans chaque trait. Il aurait pu réaliser de grandes choses. Mais à cause de moi, il est devenu un monstre.
Elle fit une pause. Elle pleurait abondamment, sa voix tressautait. Elle tentait de se reprendre, mais il lui était trop douloureux de ressasser son passé.
- Contrairement à lui, tu es née de l’amour, du vrai. J’avais un immense respect pour mon mari, une réelle admiration, cet homme était fascinant, inquiétant sur la fin de sa vie, mais très charismatique. Il est mort alors que j’étais enceinte de toi, si bien qu’il ne l’a jamais su, et c’est heureux. Il ne méritait pas de mourir avec cette trahison sur la conscience. Je pensais l’aimer. Et puis, j’ai rencontré ton père. Il faisait partie d’une troupe qui sécurisait les convois des marchands dans tout le royaume, souvent d’anciens chevaliers réformés ou déserteurs. Ils venaient régulièrement à Fenrir. Un jour, lors d’une ascension particulièrement difficile en plein hiver, ils eurent un accident. Le chemin s’était dérobé sous eux, ils firent une chute vertigineuse. Il n’y eut que deux rescapés : lui et son compagnon le plus fidèle. Nous les avons secourus et ramenés ici pour les soigner. À l’époque, nous n’étions pas si isolés, et si les choses ont dégénéré, c’est ma faute. Je suis restée à son chevet, nous sommes tombés amoureux… Une passion totalement déraisonnable, mais incontrôlable. Nous avions réussi à la cacher néanmoins. C’est lorsque je suis tombée enceinte alors que Kregan, déjà malade, ne quittait presque plus son lit, que les rumeurs se sont répandues, et surtout, que Kerst a commencé à avoir de sérieux doutes. Nous aurions dû tout arrêter à ce moment-là, nous nous pensions plus malins… Or, peu de gens sont plus futés que mon fils, malheureusement. Une nuit, quelques mois après ta naissance, alors que ton père nous rendait visite, Kerst nous a surpris. Il s’était caché dans l’obscurité de la chambre. Il a surgi brutalement lorsque nous nous sommes embrassés. Il est devenu fou de rage, je…
Les mots de Morrigan pénétraient le cerveau d’Ira malgré le bourdonnement incessant qui y régnait, de plus en plus épais. Elle avait déjà compris qui était son père, et tentait de réfréner l’envie de vomir ses boyaux qui lui appuyait sur l’estomac. Sa mère, la tête dans les mains, pleurait à chaudes larmes, tremblant de tout son corps, complètement écrasée sur son siège.
- Kerst s’est jeté sur ton père, mais il était meilleur combattant, il n’a pas eu le dessus. Alors, il a choisi une autre issue… Je conservais au-dessus de mon lit les Sabres de l’Ombre. Il était évidemment pressenti pour devenir Mystique et succéder à son père, mais les sages avaient jugé qu’il devait d’abord faire son deuil, car cela l’avait beaucoup changé. Il était devenu plus colérique, plus taciturne, plus solitaire. Il étudiait nuit et jour l’alchimie, c’était une vraie passion pour lui. Nous aurions dû être plus attentifs. Il avait réussi à apprendre les formules liées aux armes sacrées sans que personne ne soit au courant. Il s’est précipité sur les Sabres et nous a menacés. Nous avons essayé de négocier, mais il était tellement hors de lui que ce fut peine perdue. Conscient qu’il ne battrait pas ton père sur son terrain, il s’est frayé un chemin jusqu’à toi, pour t’enlever. Je me suis interposée, luttant contre mon propre fils, mon propre sang, qui me vouait une haine telle que je n’en ai jamais connue. J’ai alors saisi un couteau et… Je… Je l’ai frappé. Une seule fois, un seul coup, en pleine figure. J’ai ouvert une plaie béante dans le magnifique visage de mon enfant, atteignant l’un de ses beaux yeux… Il s’est mis à hurler comme un animal. Son cri a résonné dans toute la cité. Je l’entends encore dans mes cauchemars, chaque nuit… Il m’a poussée violemment et t’a emmenée, fuyant Fenrir sous les regards médusés des habitants alertés par le bruit. Nous avons lancé des chasseurs à ta recherche, en vain… J’ai dû me justifier auprès des sages et de mon peuple, qui me voue depuis le mépris le plus profond. Si je suis encore là, je le dois à mon seul titre de veuve du grand Kregan Doileir. Après ce drame, il a été décidé que Fenrir vivrait désormais coupé du monde et de ses tentations. Nous n’avons jamais expliqué à la couronne nos raisons, ni avoué que nous avions perdu les Sabres de l’Ombre.
Ira contemplait la pierre au sol. Elle ne pouvait plus regarder ailleurs. Sa tête, au bord de l’implosion, pesait si lourd que sa nuque la lançait affreusement. Elle était la demi-sœur de Kerst, Mystique de l’Ombre autoproclamé. Comment avait-elle pu passer à côté ? Cette force, cette rapidité, son ombre liquéfiée ! Depuis vingt ans, il avait fomenté sa vengeance, mené ses propres recherches pour maîtriser les autres armes sacrées, devenir surpuissant. Que voulait-il donc en faire ? Massacrer le royaume entier ?
Elle fut prise de vertiges, alors qu’elle était à genoux. C’était sa naissance qui avait provoqué ce chaos. Cette vie qu’elle devait à l’amour d’une femme. Et d’un homme.
Lui.
L’autre.
Peut-être était-ce là le plus dur à avaler.
Elbow était son père.
Lui, le complice de Kerst, qui avait participé à la maltraitance de sa propre fille, qui n’avait jamais daigné lever le petit doigt pour lui venir en aide.
Quelle justification pourrait-il trouver à cela ?
Soudain, Ira se souvint d’une chose. Une chose de plus qui la bouleversa. Elbow avait une autre fille.
Elle qui se croyait sans famille, comme c’était ironique. Tragiquement comique.
Elle se releva d’un coup. Tout avait disparu en une respiration : la nausée, le vertige, le bourdonnement. Elle semblait avoir les idées plus claires que jamais. Morrigan recula sous la surprise. Le visage éteint et absent d’Ira s’était métamorphosé sous le feu de sa rage. Elle s’approcha doucement de sa mère.
- Merci. Je ne peux encore vous appeler « mère », car j’ai passé ma vie à me penser orpheline. Je vous suis reconnaissante de m’avoir révélé tout ceci, mais vous vous trompez sur une chose : vous n’êtes pas responsable de cette situation. Ni Elbow. Ni moi. Le seul qui a fait le choix de la violence et de la haine, c’est Kerst. Et il va payer pour tout ça.
Morrigan hocha la tête sans un mot. Elle se redressa et s’avança vers sa fille. Elle la serra dans ses bras aussi fort que l’on peut l’imaginer après avoir été séparée d’elle aussi longtemps. Ira fut envahie d’émotions fortes et contradictoires, mais elle constata avec un certain soulagement que cela lui procurait une sensation de bonheur. Elle avait un cœur, qui ne demandait qu’à battre à un autre rythme que celui de la souffrance.
- Je suis désolée, dit-elle à sa mère.
- Fais ce que tu as à faire.
Ira quitta la pièce. Morrigan donna des ordres, on rendit ses armes à sa fille qui fut raccompagnée au pied des montagnes par des chasseurs. Elle pouvait lire dans leurs esprits ce qu’ils pensaient d’elle, mais elle s’en fichait complètement. Elle n’avait plus qu’un objectif en tête, et elle ne manquait plus de courage pour y arriver. Tous ses doutes s’étaient envolés. Kerst avait commis là une erreur qui lui serait fatale. En pensant exécuter la dernière phase de sa vengeance contre sa mère en la faisant assassiner par sa propre fille, il avait oublié un détail, et de taille.
Elle n’était pas comme lui.