Eren se rendait chez Mira, les mains dans les poches de son long manteau noir. Il inspira un bon coup l’air frais. Il adorait cette sensation, comme si chaque respiration rechargeait son pouvoir intérieur.
Cette saison était particulièrement joviale. Même si cela lui avait semblé étrange au début, il s’y était rapidement habitué.
Il sourit en s’arrêtant devant une boutique, où un petit train électrique sortait d’un côté de la vitrine avant de disparaître de l’autre, dans un bruit de tchou tchou.
Les humains avaient des coutumes étonnantes et prêtaient attention à des détails qui, à Abyrel, n’existaient tout simplement pas.
Là-bas, tout était toujours identique. Le temps, aride et sombre, était bien trop chaud. Les habitants répétaient les mêmes gestes, à la même heure, chaque jour.
Pas de repos. Pas de congés, comme il avait pu en découvrir l’existence ici.
Les visages n’y affichaient jamais de sourire, contrairement à Clairmont. Là-bas, tout semblait morne, comme si le climat lui-même aspirait lentement l’âme des gens.
Il reprit son chemin tout en baillant. Ces derniers jours avaient été éreintants. Il avait l’impression que, depuis la dispute entre les deux fermes des Durel et des Laval, de plus en plus d’habitants se plaignaient : des objets disparaissaient ou changeaient de place sans raison.
Il avait longuement réfléchi à ce qui pouvait provoquer ces phénomènes étranges. Il ne serait pas surpris que ce soit encore une histoire de faille, comme avec le Varnak. Pourtant, au fond de lui, quelque chose clochait. Ce n’était pas pareil. Ce n’était pas la même énergie.
Il emprunta le sentier qui menait chez Mira. Au loin, il aperçut rapidement les pierres claires de la maison, comme figées dans le temps, semblant avoir traversé les âges.
Il ne savait pas dire pourquoi, mais ce lieu avait le don de le rassurer.
Depuis sa première visite, il n’avait eu qu’une envie : y revenir. Et c’était devenu, sans même s’en rendre compte, son rituel quotidien.
Même Kael semblait attiré par ce lieu.
Eren ne savait pas dire si la cause en était Ayra… ou la maison elle-même.
Mais une chose était certaine, et il l’avait compris avec le temps : Clairmont dégageait une aura particulière, presque magique.
Et pour un lieu dit humain, c’était pour le moins étrange.
Par moments, il avait même l’impression que la ville réagissait aux événements, comme si elle était… vivante.
Comme d’habitude, Mira — qui devait l’avoir vu par la fenêtre — vint lui ouvrir la porte. Elle paraissait toute petite au loin, debout sur le perron.
Il sourit en la voyant.
Cette femme était réconfortante. Elle les avait si bien accueillis dès la première fois. Son air lui rappelait quelque chose, ou quelqu’un… mais il n’aurait su dire quoi.
Elle lui fit signe au fur et à mesure qu’il s’approchait.
Élika lui ressemblait, d’une certaine façon. Même si le visage de Mira était bien moins strict, plus prompt aux sourires.
Élika aussi, d’ailleurs, commençait doucement à se dérider avec le temps.
— Bonjour, cher Eren ! Entre… lui dit Mira en poussant la porte du bras pour le laisser entrer.
— Bonjour, Mira ! Tout va bien ce matin ?
— Oui, comme d’habitude. Si on enlève, bien sûr, la mauvaise humeur de ma nièce ! ajouta-t-elle en pouffant.
— Ah oui ? De laquelle parles-tu ? demanda-t-il en se retournant, tout en se dirigeant vers la cuisine.
— D’Élika, bien évidemment ! répondit-elle en riant.
À ces mots, des bruits se firent entendre à l’étage, suivis d’une descente rapide dans les escaliers.
Élika déboula dans la cuisine telle une tornade. Un bref « Bonjour » s’échappa de ses lèvres, avant qu’elle ne se dirige vers la cafetière.
Il est vrai que ces derniers jours, elle était un peu à cran, comme si quelque chose la tracassait. Plus nerveuse, plus brève, Eren l’avait remarqué, mais n’avait pas tenté d’aborder le sujet. Il connaissait maintenant Élika, et savait que si elle avait envie de parler, elle le ferait d’elle-même.
Aujourd’hui, elle semblait avoir subi un débordement d’émotions.
— Tu es bien… vive, ce matin, lui fit-il remarquer avec tact.
Elle vida d’une traite sa tasse fumante, comme si la chaleur ne l’atteignait pas, puis la reposa vivement sur le plan de travail.
— Oui, j’ai fait un peu de… sport ce matin.
— Ah oui ? De si bon matin ? Tu es debout depuis quelle heure ? demanda-t-il.
Elle se tourna vers l’horloge, parut un instant désorientée, puis se retourna vers lui en haussant les épaules.
Elle se dirigea vers l’entrée. Eren ne la quittait pas des yeux, un regard mi-amusé, mi-inquiet sur le visage.
— On peut y aller, je suis prête ! l’entendit-il dire depuis le placard de l’entrée.
Il tenta de terminer son café aussi vite, mais la gorgée brûlante lui laissa une sensation cuisante tout le long de la gorge.
— J’arrive ! répondit-il en se levant à la hâte.
À peine s’était-il levé qu’Élika avançait déjà sur le sentier.
— On pourrait croire que tu as le diable aux fesses ! lui lança-t-il d’une voix forte, car elle s’éloignait déjà.
Cette expression fraîchement apprise collait parfaitement à la situation, et il ne put s’empêcher de sourire.
— Tu ne crois pas si bien dire ! fit-elle en levant un doigt en l’air, sans se retourner.
Comme si elle venait seulement de se rendre compte du froid ambiant, elle s’arrêta pour ajuster son écharpe de laine autour de son cou, puis glissa ses mains dans ses poches.
Ce qui permit à Eren de la rejoindre en deux enjambées.
Après quelques minutes de marche silencieuse, seulement rythmée par le bruit de Clairmont en éveil — les volets en bois qui claquaient, l’installation des étals, quelques voix lointaines — Eren inspira profondément l’air frais, puis se décida à briser le silence.
— Tu n’as pas envie d’en parler ? Je te vois pensive depuis quelques jours…
— Ah bon ? Ça se voit ? répondit-elle, légèrement surprise.
— Oui. Pas tout le temps, mais parfois tu deviens très silencieuse, comme si tu étais ailleurs…
Il la regarda du coin de l’œil. Elle avait levé la tête vers le ciel, le regard perdu au loin. Un nuage de buée s’échappait de sa bouche à chaque respiration.
— Parfois… j’ai juste l’impression qu’on attend beaucoup de moi. Trop… finit-elle par dire. Comme si je n’avais pas le droit à l’erreur.
Eren ne répondit pas tout de suite. Il comprenait ce sentiment mieux que quiconque.
— Enfin soit ! fit-elle en accélérant légèrement le pas.
C’était bien du Élika, toujours à esquiver dès qu’une conversation touchait trop juste.
Eren sourit en coin.
— Une esquive parfaite. Mais je prends note.
— Tu peux toujours prendre ce que tu veux, ce n’est pas dit que ça t’aide ! lança-t-elle sans se retourner.
— C’est une première aujourd’hui, non ? On enquête en plein centre ? Demanda-t-elle.
— Oui, effectivement, répondit-il. Encore une histoire d’objets qui se déplacent.
Ils empruntèrent l’une des ruelles étroites qui montaient en direction du château. Comme le reste du village, les maisons étaient hautes et étroites, parfois même biscornues, avec des poutres de bois sombre et des châssis anciens dont le vernis s’écaillait lentement sous l’effet du temps et de l’humidité.
Les murs beiges, faits de vieilles pierres, affichaient une uniformité tranquille. Sur certaines façades, la végétation avait repris ses droits, s’enroulant autour des balcons et grimpant jusqu’aux toits.
Des guirlandes lumineuses reliaient les deux rangées de maisons, suspendues au-dessus de la ruelle dont l’étroitesse ne dépassait pas deux mètres.
Malgré la saison, un homme d’un certain âge, coiffé d’un béret en daim brun, était installé sur une chaise en bois usé, l’assise en rotin. Il s’appuyait sur un bâton coincé entre ses jambes.
Lorsqu’il les aperçut, il se redressa lentement, en prenant appui sur sa canne.
La mâchoire inférieure avancée, il semblait lui manquer quelques dents.
Il leur fit un signe, indiquant d’un geste que c’était bien lui qui les attendait.
En marchant, légèrement courbé vers l’avant, il avança de quelques pas.
Une vieille odeur de savon et de renfermé flottait autour de lui.
Il les salua d’une voix presque étouffée, puis leur fit signe de le suivre.
Sa manière de parler trahissait une difficulté avec la langue locale.
Les rares mots qu’il prononça échappèrent complètement à Eren, qui fronça légèrement les sourcils, sans oser le couper.
Élika, elle, sembla saisir l’essentiel. Avant même que le vieil homme n’ait fini son geste, elle avait déjà emboîté le pas.
Elle s’approcha de l’oreille d’Eren.
— Ce monsieur garde des moutons dans les collines, un peu plus haut. Nous sommes dans son atelier, lui souffla-t-elle.
Le souffle d’Élika le chatouilla, et il se redressa légèrement, surpris par la proximité.
— J’avais compris… tu sais, lui répondit-il, la mâchoire serrée pour parler doucement.
— Ah, bien… tu n’en avais pourtant pas l’air, dit-elle, le sourire en coin.
Elle l’avait donc remarqué, pensa-t-il.
Ils débouchèrent dans une pièce très étroite, où des tonnes d’objets étaient entassés dans un désordre impressionnant.
De vieilles casseroles en cuivre pendaient à des crochets fixés aux murs, aux côtés d’anciens outils rouillés.
Des bassines, des paniers en osier, des meubles usés s’empilaient tout autour.
Plusieurs tables solides prenaient presque toute la largeur de la pièce, couvertes d’objets en tout genre, ne laissant qu’un étroit couloir pour circuler.
Une odeur de vieux cuir mêlée à celle du fromage flottait dans l’air, âcre et tenace.
Eren baissa discrètement le bas de son visage dans son col, tentant d’atténuer l’odeur tenace qui flottait dans la pièce.
Il suivit Élika, qui marchait tout près de lui, presque collée à son flanc tant le passage était étroit.
Le chemin jusqu’au fond de la pièce lui sembla interminable.
Étroit mais long, l’espace s’étirait en couloir encombré.
Sur un mur, il aperçut quelques peaux de moutons suspendues, rigides. Un crâne muni de cornes courbées — probablement un ancien bélier — trônait parmi elles.
Ils arrivèrent enfin au fond de la pièce, dominé par un grand four à bois dont les braises vibraient encore.
Juste à côté, une femme, vêtue d’une large robe et d’un foulard, était assise à un métier à tisser.
La chaleur était forte. Trop forte.
La dame s’interrompit brièvement lorsqu’ils arrivèrent. Elle plissa les yeux et fixa Élika un moment. Cette dernière, absorbée par la pièce chaotique, ne remarqua rien.
Eren déboutonna son manteau ; la chaleur confinée devenait difficile à supporter.
Le vieux monsieur s’adressa à Élika. Il semblait mélanger plusieurs langues, un patchwork de mots dont certains sonnaient presque familiers à Eren. Mais pas assez pour qu’il comprenne. Une rythmique étrange, un accent guttural… Cela lui évoquait vaguement quelque chose. Un souvenir brouillé. Il fronça à peine les sourcils et garda le silence.
Il n'était sans doute pas natif de Clairmont.
Il désignait à Élika des objets, probablement liés à leur signalement.
La pièce sans fenêtre était faiblement éclairée par un vieux lustre dont la moitié des ampoules ne fonctionnaient plus. Une porte en bois, fendue sur la longueur, était entrouverte et laissait entrevoir une cour extérieure plongée dans l’ombre.
Eren, attentif mais mal à l’aise, promena distraitement ses doigts sur le dos d’une boîte en bois empoussiérée.
La dame s’était remise à tisser, sans un mot. Mais par moments, ses yeux noirs se levaient, fureteurs, vers Élika. Il y avait dans son regard une expression indéchiffrable, quelque chose de figé, presque trop attentif.
Eren eut l’impression que certains objets avaient tremblé. Il se retourna au son, mais ne vit rien.
Un nœud s’était formé dans son ventre, discret mais tenace. Il chercha d’où cela pouvait provenir, scrutant la pièce. Élika, quant à elle, discutait toujours avec le propriétaire des lieux.
Il rebroussa doucement chemin, longeant à nouveau l’étroit passage. Du coin de l’œil, il vit une vieille casserole en cuivre vibrer légèrement avant de se détacher de son crochet et chuter sur la table, dans un fracas sourd étouffé par les objets déjà entassés.
Il s’approcha, la sensation au creux du ventre devenant plus vive. Quelque chose flottait dans l’air — pas une présence, mais une impression, qu’il n’arrivait pas à déchiffrer.
— Eren ? Tout va bien ?
La voix d’Élika, lointaine mais alerte, avait dû entendre le bruit.
— Oui, répondit-il, encore tendu.
Le calme revint. La sensation s’estompa. Il inspira lentement, puis retourna vers le fond de la pièce.
Le vieux monsieur attisait les flammes du four, les sourcils froncés. Élika observait plusieurs objets disposés devant elle.
— Alors, du nouveau ? demanda-t-il en s’approchant.
— Il me disait que chaque soir, il rangeait ces cinq objets… mais chaque matin, il les retrouvait en cercle, juste devant le four à bois.
Eren se pencha par-dessus son épaule. Dans une boîte en bois sombre, reposaient cinq objets : une corne fixée à un collier de corde, un masque en bois peint en rouge à la tête bovine, une cuillère en cuivre, une pelote de laine noire, et une pierre d’un noir profond, luisante par endroits.
Une impression étrange le traversa. Un frisson le parcourut.
— Il a fini par les enfermer dans cette boîte… Mais même là, il continuait à les retrouver au sol, disposés en cercle, à la même place. Sa femme a commencé à avoir peur.
Le métier à tisser s’était arrêté.
Eren sentit un mouvement derrière lui. Il se retourna.
La vieille dame s’approchait à petits pas pressés, les yeux fixés sur Élika. Arrivée à sa hauteur, elle lui attrapa les mains dans les siennes, ses doigts noueux tremblants, et se mit à lui parler avec vivacité, une langue incompréhensible.
Élika, surprise, ne montra aucune peur. Elle lui sourit, presque attendrie.
L’homme entra à ce moment-là, le visage brusquement fermé. Il cria quelques mots, claquants, dans la même langue, et la dame fit demi-tour à petits pas rapides, retournant s’asseoir devant son métier à tisser.
Élika referma la boîte et la glissa dans son sac.
Elle adressa un signe de tête poli au couple, puis indiqua la sortie d’un léger mouvement de menton à Eren.
— Elle voulait quoi, la dame ? demanda-t-il en la rejoignant.
— Oh… je n’ai pas bien compris. Je suis juste restée polie, répondit Élika avec un sourire vague.
Eren laissa échapper un petit rire.
— Drôle d’endroit, non ?
— Oui.
Elle marqua une pause, le regard perdu vers la boîte.
— Comme si… jeter un seul de ces objets revenait à leur arracher une part de ce qu’ils sont.
L’impression étrange était revenue. Lourde.
Elle s’insinuait sous sa peau, dans ses muscles, impossible à identifier. Et pourtant, ils étaient déjà sortis de la maison.
L’air était glacial. Le vent piquait les joues et faisait danser quelques feuilles sèches oubliées par l’automne. Mais cette fraîcheur, presque hivernale, ne parvenait pas à chasser ce malaise diffus.
Eren jeta un regard à la boîte.
Simple. En bois verni.
Rien d’hostile à première vue, et pourtant… Il avait cette sensation tenace que tout venait d’elle.
Il laissa son manteau grand ouvert. L’air froid le ramenait un peu à lui, l’aidait à retrouver son calme.
— On ferait mieux d’aller tout de suite écrire un rapport. J’ai l’impression que tout ça est lié, dit-il à Élika.
— Oui, tu as raison, répondit-elle.
Elle tenait la boîte contre elle, serrée comme un secret, comme si elle contenait quelque chose de trop important pour être abandonné… ou trop étrange pour être lâché.
****
Élika avait eu immédiatement une impression de déjà vu en entrant dans la maison étroite.
Certains objets lui avaient paru familiers, même si, de premier abord, elle ne les avait jamais vus.
Les odeurs aussi lui rappelaient quelque chose… sans savoir quoi.
Le langage, elle l’avait compris. Plusieurs langues étaient mélangées, mais certains mots anciens, elle les avait saisis. Elle en avait été la première surprise.
Eren avait froncé les sourcils tout le long et, même s’il avait dit avoir compris — certainement par fierté — elle était sûre que non.
Alors, quand la vieille dame était venue vers elle en lui parlant dans une langue étrangère, et qu’elle l’avait comprise, elle avait été étonnée… et elle n’avait plus eu de doute sur l’origine des deux personnes.
— Vous êtes revenue ! Vous êtes vivante ! lui avait dit la femme.
Élika s’était contentée de lui sourire, un peu troublée.
— Nous sommes partis en même temps que votre mère et vous.
Le cœur d’Élika avait fait un bond.
Elle ne savait pas comment réagir. Et même si elle comprenait la langue, elle se sentait incapable de la parler.
De plus, Eren était présent… il les regardait déjà d’un air surpris.
L’homme était alors rentré et avait lancé à sa femme, d’un ton sec :
— Laisse-là tranquille !Garde ta place !
Elle s’était retournée sans protester, et était repartie à petits pas rapides vers son métier à tisser.
Ils s’étaient ensuite dirigé vers la sortie.
Mais juste avant de pénétrer dans le passage étroit, Élika s’était retournée.
La vieille dame était déjà installée, le dos droit, les mains à l’ouvrage.
Mais elle n’avait pas besoin de la regarder pour savoir qu’elle l’observait encore, à sa façon.
Ils étaient passés au bureau pour rédiger quelques paperasses.
Eren avait raison : les vibrations, les objets déplacés, les signes du destin parsemés un peu partout… tout semblait lié. Comme si quelque chose ou quelqu’un cherchait à leur faire passer un message.
Élika avait préféré emporter la boîte chez Mira.
Peut-être que sa tante pourrait l’éclairer à son sujet.
Elle avait été soulagée qu’Eren lui annonce qu’il ne l’accompagnerait pas ce soir.
Elle aurait ainsi l’occasion de parler librement avec tout le monde.
Eren la déposa au bout du chemin menant à la maison de Mira.
— Tu vas faire quoi de ces objets ? demanda-t-il, le regard fixé sur la boîte qu’elle tenait fermement entre ses mains.
— Voir s’ils bougent, voyons ! répondit-elle en riant. Puis, plus sérieusement :
— Non, je préfère qu’ils soient ici. On ne sait jamais… Ils pourraient disparaître.
Eren hocha la tête, approuvant silencieusement.
Puis, sans un mot de plus, il la salua et fit demi-tour.
La maison était calme.
Trop calme.
Les filles n’étaient certainement pas encore rentrées de leurs cours.
Elle jeta un œil dans la cuisine. Personne.
Depuis l’entrée, elle aperçut les lumières du sapin clignoter doucement. Elle se pencha pour regarder dans le salon. Vide lui aussi.
Étrange. En cette fin d’après-midi, il était rare de ne croiser personne.
Elenor, après ses activités du jour, s’installait souvent dans le canapé, carnet sur les genoux, griffonnant ses idées.
Lucas, lui, rentrait généralement de sa session de glisse avec l’estomac en alerte maximale.
« À moins qu’ils soient en train de s’entraîner… » pensa-t-elle. Mais cela lui semblait peu probable à cette heure.
Elle emprunta alors le couloir menant à la porte invisible. Celle qui donnait accès à la salle d’entraînement. Totalement dissimulée, elle ne laissait rien deviner depuis l’extérieur. Même les sons n’en filtraient jamais.
Élika posa la main sur le mur. Le contact déclencha l’ouverture automatique.
Une douleur sourde lui martelait la tempe. Elle y appuya doucement la main, comme si cela pouvait l’apaiser.
Dans la pièce, les trois protecteurs étaient assis en cercle, yeux clos. Mira se tenait au centre.
Sa tante ouvrit les yeux en l’apercevant et lui fit signe de ne pas faire de bruit.
Élika s’installa sans un mot sur un banc, massant sa tempe douloureuse.
Elle les observa en silence.
Et alors que ses paupières s’alourdissaient légèrement, elle eut l’étrange impression de percevoir un cercle d’énergie. Invisible, mais bien là, qui les entourait tous.
Ils avaient dû s'entraîner : tous trois portaient leur armure.
Celle de Lucas était argentée, soulignée de plaques saphir qui semblaient vibrer à chaque mouvement, comme si l’eau elle-même affleurait sous le métal.
Élenor portait une armure anthracite, nervurée de marbrures pâles aux reflets changeants, comme balayée par un vent figé dans le temps.
Riven, quant à lui, arborait une armure beige, mate, presque sableuse. À certains endroits, le métal semblait déformé, comme écrasé par une force invisible. Des cercles sombres, semblables à des ondes de choc, marquaient ses épaules et son torse. Même immobile, on aurait dit qu’il pesait plus lourd que les autres.
Chacun portait un chiffre gravé sur la joue droite. À la différence d’Élika, dont la marque se dessinait sur la gauche.
Lui rappelant sans cesse qu’elle n’était pas leur vrai chef.
Elle ferma un œil. La douleur se faisait plus forte.
« Nous sommes partis en même temps que votre mère et vous. »
Les paroles de la vieille dame revinrent s’imposer à son esprit, plus claires que jamais.
Ce couple… venaient-ils vraiment d’Abyrel ?
Elle baissa les yeux vers la boîte, toujours posée sur ses genoux.
Elle en avait eu l’impression. Une sensation qui s’était accrochée à elle comme une pellicule sur la peau.
Et cette femme… Non, elle n’avait pas pu se tromper. C’était trop grand pour être un simple malentendu.
La voix de Mira la tira brusquement de ses pensées.
— Bien. C’est très bien pour aujourd’hui. Vous progressez très vite.
Les trois protecteurs ouvrirent lentement les yeux. Ils s’étirèrent en silence, comme s’ils sortaient d’un songe dense, puis se relevèrent un à un, dans un mouvement calme et respectueux.
Mira s’approcha d’elle, puis s’arrêta net.
Son regard se fixa sur la boîte, l’espace d’un souffle. Une fraction de seconde.
Mais cela suffit. L’éclat de surprise dans ses yeux n’échappa pas à Élika.
L’expression de sa tante redevint rapidement douce et posée. Comme si de rien n’était.
— Comment s’est passée ta journée ? demanda-t-elle, le ton aussi jovial que d’habitude, bien que son regard revienne régulièrement à l’objet que la jeune femme tenait encore sur ses genoux.
— Étrange, mais bien… répondit Élika, sans chercher à dissimuler son trouble.
L’étrangeté de Clairmont ne devrait plus m’impressionner, pensa-t-elle, mais c’est toujours le cas.
— Si étrange que ça ?
Mira avait haussé les sourcils, l’air intéressé.
Mais Élika éluda la question.
— Que faisiez-vous ?
Son regard s’était détourné vers Lucas, qui s’amusait à lancer de faux coups à Riven. Ce dernier restait stoïque, ne bougeant presque pas, son sérieux tranchant avec la légèreté de son camarade.
— Nous travaillons la connexion. Comme avec Ayra et toi, répondit Mira.
Elle laissa passer une seconde, puis ajouta, plus posément :
— Comme je vous l’ai déjà dit, une symbiose parfaite, du corps et de l’esprit, est essentielle pour combattre.
— Tu penses vraiment qu’un jour, on sera confrontés à l’armée d’Abyrel ? demanda Élika.
Mira devint soudain pensive, les yeux fixés sur un point invisible, comme si elle fouillait les tréfonds de sa mémoire.
— Je ne sais pas… murmura-t-elle. Jusqu’où le roi serait prêt à aller… mais c’est possible.
— Ça fait vingt-et-un ans ,que j’existe et rien ne s’est produit, rappela Élika, presque pour se rassurer.
— Oui… sauf que les Envoyés ont atteint la majorité. Tout peut basculer, désormais.
Un fracas soudain coupa court à leur échange : Lucas venait de s’écraser au sol, trempé jusqu’aux os.
— Roooh, j’en ai marre ! râla-t-il. Je n’arrive pas à créer cet ouragan ! Pourtant je suis sûr que ce serait une arme redoutable.
— Apprends déjà à penser, rétorqua Riven, impassible.
Lucas grogna en réponse, furieux et boudeur à la fois.
Sans même se retourner, Mira lança d’une voix ferme :
— Réfléchis à comment il se forme, Lucas.
Le concerné se gratta la tête, l’air perplexe… mais pensif.
Mira s’adressa à nouveau à Élika :
— Tu n’étais qu’une enfant. Et crois-moi… ce fut un spectacle apocalyptique. Il vaut mieux se préparer au cas où… même si je continue d’espérer que rien ne se produira.
Mira avait ce regard triste, presque mélancolique, qu’Élika n’avait aperçu que rarement, dans de brefs éclairs qu’elle n’avait jamais osé questionner.
C’était la première fois que sa tante abordait ce sujet que tout le monde semblait vouloir taire.
— Tu étais présente ? demanda Élika.
— Oh que oui, crois-moi… bien présente ! répondit Mira en se tournant vers les autres
—Lucas, je t’invite à t’instruire à la bibliothèque. Élenor, rien à dire aujourd’hui. Riven, tu analyses parfaitement les choses, continue comme ça ! lança-t-elle à chacun avec un sourire en coin.
— Hé ! Pourquoi je suis le seul à me faire réprimander ? s’exclama Lucas, faussement outré.
Riven rit en coin et lui tapa l’épaule.
Élenor, moqueuse, chantonna : — Le vent… ouragan… l’eau, méli-mélo…
Elle répéta la petite ritournelle plusieurs fois, comme pour le taquiner, mais Lucas ne semblait pas capter.
Il tapa du pied et quitta la pièce en râlant : — J’ai une faim de loup ! Pas vous ?
Élenor souffla en riant, suivie d’Élika, qui sourit à son tour.
Son regard retomba alors sur la boîte qu’elle tenait encore dans les mains.
Les autres avaient quitté la salle, la laissant seule avec Mira, qui s’était attardée pour ranger deux ou trois équipements.
Élika ne sut dire s’il s’agissait d’un simple effet de son imagination ou d’un souvenir profondément enfoui, mais un flash traversa son esprit.
Un ciel rouge. Des cris.
Un regard totalement noir posé sur elle.
Une main tendue, menaçante… ou protectrice ?
Depuis sa rencontre avec le vieux couple, elle avait l’impression que des souvenirs tentaient de s’imposer à elle, infiltrant ses pensées et provoquant cette migraine naissante.
Le mal de tête avait maintenant gagné toute sa tête, la forçant à plisser les yeux.
En continuant à ranger, Mira lui demanda, d’un ton léger :
— Qu’est-ce que tu tiens dans les mains ?
Élika baissa les yeux vers la boîte posée sur ses genoux.
— Des objets que des personnes m’ont confiés.
Mira ne répondit pas, l’invitant silencieusement à poursuivre.
— Ils parlaient une langue étrangère… mais je l’ai comprise. Et bizarrement, la dame avait l’air de me reconnaître.
À ce moment-là, un plot de cuir glissa des mains de Mira et s’écrasa sur le sol.
— Quelle maladroite je fais ! dit-elle dans un rire forcé.
Élika, absorbée par ses pensées, ne releva même pas la maladresse.
— Elle m’a dit : “Nous sommes partis en même temps que votre mère et vous…”
Un silence s’installa.
— Étrange… fit simplement Mira. Peut-être s’est-elle trompée. Tu sais, les vieilles personnes… la mémoire peut jouer des tours.
— Oui… peut-être, dit simplement Élika en se levant. J’ai besoin d’aller m’allonger un moment. J’ai mal à la tête.
Elle quitta la salle sans un mot de plus.
Mais au fond d’elle, elle en était presque certaine : cette dame ne s’était pas trompée. Quelque chose en elle le savait, le sentait avec une force déroutante.
Et puis… comment aurait-elle pu comprendre ce dialecte ? Une langue qu’elle n’était censée n’avoir jamais entendue ?
Les pensées tournaient dans sa tête comme un orage.
Elle monta dans sa chambre, ferma la porte derrière elle, et s’allongea dans l’obscurité totale.