Petra avait beau avoir de grandes qualités, la patience n'était pas son fort. Sima n'avait quitté Temma que deux jours auparavant. Pour un cavalier seul, il fallait une petite semaine pour joindre la capitale, et une douzaine de jours pour un équipage chargé. Mais Petra avait mis en place un système de relais, de sorte que l'on puisse aller jusqu'à Kaalun à grand galop sans discontinuer, de jour comme de nuit. Les relais prenaient en charge votre monture et vous en fournissaient une autre, reposée et nourrie. On pouvait joindre la Cité sans mettre pied à terre, pour ainsi dire, et ses Ouïes les plus expérimentées pouvaient se priver de sommeil plusieurs nuits d'affilée s'il le fallait. C'était le moindre des talents de Sima. Néanmoins, même en chevauchant nuit et jour et sans s'attarder à Kaalun, Petra ne pouvait espérer la revoir avant une septaine de jours.
Elle descendit vers la caserne, dévalant les galeries inclinées d'un pas si lourd que la poussière se soulevait autour d'elle. Cette rencontre de nuit entre le jeune loup Bekri et le Premier Archer l'avait rendue plus nerveuse que de coutume, et elle se proposa de dompter son angoisse en entraînant quelques jeunes recrues au maniement du deux-lames. Les apprentis guerriers se relayèrent pour tâcher de l'épuiser mais rien n'y fit. Ses nerfs étaient tellement à vifs qu'elle failli en trancher un. Malgré son corps volumineux et ses membres lourds, en apparence inaptes au combat, elle valait autant que ses meilleurs hommes, au deux-lames comme à l'arc. Elle avait l'habilité, les réflexes et la force. Seules vitesse et agilité lui faisaient défaut, mais le talent et l'expérience y compensaient. L'appréhension la rendait plus redoutable encore.
« Je ne sais ce qui te perturbe, Petra, mais tu vas assommer nos troupes, dans le meilleur des cas, lui fit remarquer Kaplan, sa Première Lame, et compagnon d'arme. Défoule-toi sur moi si tu veux, mais ces petits-là ne sont pas encore à la hauteur de ta fureur...
– Au bâton, alors, car je vais être incapable de me retenir avec toi. Je suis tellement nerveuse que je pourrais te trancher comme une chouillemerde.
– Entendu, acquiessa Kaplan dans un franc sourire, en lui lançant une tige plus haute qu'elle. Repos, tout le monde ! Notre commandante nous fait l'honneur d'une démonstration au bâton, et je compte bien vous en faire profiter ! Ouvrez grand les yeux ! »
Petra fondit sur lui. La puissance du choc entre les deux armes fut si inattendue que quelques jeunes soldats sursautèrent légèrement. Kaplan para, coup après coup. Petra ne lui laissait aucun répit, aucune ouverture. Il demeurait intouchable, mais ne pouvait prendre la moindre initiative. Si son adversaire était lente sur de grandes déplacements, ses poignets se mouvaient à une vitesse incroyable, et il lui suffisant d'un pas en avant ou sur le côté pour lancer une attaque nouvelle, prendre un angle différent.
Le bâton frappait, inlassablement, et Kaplan ne put se concentrer que sur sa défense. Il tenta un balayage du pied mais elle esquiva d'un bond en arrière, disgracieux mais efficace, et se réceptionna lourdement, le bâton volant d'une main à l'autre, empêchant Kaplan de reprendre l'avantage suite à cette seconde de déséquilibre. Elle se remit à frapper, presque au hasard, mais d'une telle force et d'une telle violence que Kaplan, acculé au sol, ne put que tenir sa perche fermement à deux mains et se protéger tête et poitrine. Petra poussa alors un véritable rugissement, et fracassa son arme au sol : « Il faut que j'aille voir ce petit merdeux de Marcus... maintenant », et elle quitta l'arène, sous les regards béats des jeunes soldats, pétris d'admiration et d'effroi devant leur cheffe hors du commun. Kaplan souriait toujours.
La forteresse des Bekri était gardée comme une banque : même vide, on aurait eu l'impression qu'elle regorgeait de richesses. Vue du dehors, c'était un bâtiment austère, avec ses immenses murailles couleur sable, penchées vers l'extérieur comme pour défier quiconque de les gravir. Régulièrement fendues de meurtrières, on y apercevait un homme à chaque créneau. Mais une fois passées les portes et les deux herses qui s'ouvrirent instantanément devant Petra – sans cela les aurait défoncées à la façon d'un bélier –, s'offraient au regard fontaines de pierre-sel délicatement taillées, promenades fichées de mosaïque et garnies de glycine, kiosques aux formes alambiquées, jardins exotiques et baquets d'eau cernés de céramiques délicates, aux motifs vert feuille, ocre et blancs. Ce faste n'était pas si surprenant : avant de devenir gens de guerre et de pouvoir sous Katel, les Bekri étaient avant tout de riches marchands, gourmands d'opulence et de senteurs. Auparavant, les quatre palais, palais des Pousses, des Chants, des Nuées, et des Vents – les Glaces n'existaient pas au sud des Terres-Mêlées – n'étaient pas sertis dans ses fortifications démesurées, mais cernés d'une simple muraille, comme les autres propriétés bourgeoises. Ce fut du temps de Gunnar Bekri, alors qu'il montait une armée sur ordres de sa sœur, que l'enceinte haute comme dix hommes fut érigée. Les baraquements de soldats, moins fastes, se trouvaient à l'opposé de l'entrée du domaine, si bien que le visiteur ne pouvait, à moins d'y être invité, y jeter un œil.
Marcus accueillit Petra avec sa désinvolture naturelle.
« Chère cousine ! Quel honneur vous nous faites d'être, pour une fois, votre propre émissaire ! »
Petra détestait qu'il lui rappela leur distant lien de parenté. Sa propre mère, Katel, avait été en effet la grand-tante de cet avorton.
« J'espère que le trajet ne fut pas trop éreintant, depuis le Palais de moutarde ?.. »
En deux phrases, il lui avait décodé ses flèches favorites. Après l'allusion familiale venait une insinuation concernant son poids : il aimait l'imaginer incapable de se mouvoir à pied, et, variation, sur un même thème, ne pouvait s'empêcher de renommer le palais à sa fantaisie, tant que l'évocation de la nourriture était de la partie.
Petra ne relevait plus ses impertinences depuis longtemps, bien que ce jour-ci, il lui fut particulièrement difficile de se contenir.
« Que me vaut l'honneur, très chère, immense commandante ? » surenchérit-il, prononçant immense comme on eut dit énorme. Sans le combat précédent qui avait calmé ses nerfs, elle l'eut déjà empalé. « S'agirait-il d'une simple visite de courtoisie à mon égard ?
– Je répugne suffisamment à te voir, Bekri, toi et ton palais emperlouzé comme une putain, pour venir par courtoisie. En revanche, la visite nocturne du Premier archer de Kaalun, cela en était-il, de la courtoisie ?
– Vous savez que c'est mal, d'écouter aux portes, opulente dame ? Mais je vous rassure, il ne s'agissait que d'une visite d'amitié, Petra, d'amitié... Savez-vous même ce que c'est ? Vous semblez si isolée, en amitié comme en amour, que je me demande parfois si vous n'avez pas malencontreusement broyé le moindre objet de vos attentions entre vos lourdes pattes. »
La lourde patte s'abattit d'un geste sur l'élégante gorge de l'impertinent, dont les pieds décollèrent du sol instantanément.
« Alors écoute-moi bien, cousin de mes deux. Je ne sais pas ce que tu mijotes avec ton joli cœur, et j'espère bien que c'est juste pour vous enfiler l'un l'autre que vous passez la nuit ensemble. Finirai bien par le savoir, de toute façon. En revanche, tu me causes comme ça encore une fois, une fois, que t'auras pas le temps d'appeler tes ennuques à ton secours avant que l'immense dame te broie ton petit cou de petit poulet péteux. »
L'autre qualité dont Petra était dépourvue, avec la patience, était la diplomatie.
Détails :
"une septaine de jours" : ça existe vraiment "septaine" ou tu as pris une liberté ? Mais quoi qu'il en soit, on s'en fout, ça marche.
"chouillemerde" : une vraie perle ! Tu l'as inventé ou tu l'as trouvé quelque part ? En tout cas je l'adopte !
"Kaplan, acculé au sol, ne put que tenir sa perche fermement à deux mains et se protéger tête et poitrine. " : (pinaillage) je mettrais "en se protégeant tête et poitrine"
"Mais une fois passées les portes et les deux herses qui s'ouvrirent instantanément devant Petra – sans cela les aurait défoncées à la façon d'un bélier –, s'offraient au regard fontaines de pierre-sel délicatement taillées, promenades fichées de mosaïque et garnies de glycine, kiosques aux formes alambiquées, jardins exotiques et baquets d'eau cernés de céramiques délicates, aux motifs vert feuille, ocre et blancs. " : est-ce que, des fois, par hasard, cette phrase ne serait pas un chouillat longue ?... La première partie est déjà riche, en plus tu as les tirets, et encore l'énumération, on finit un peu à bout de souffle.
"En deux phrases, il lui avait décodé ses flèches favorites. " : Décoché, non ?
"opulente dame " : en l'occurence, ce "opulente" devant dame me laisse dubitative...
d'appeler tes ennuques à ton secours : EUnuques, non ? ou c'est exprès ?
J'adore ce chapitre !!
Sinon pour te répondre : "septaine" j'en sais rien, mais pourquoi pas. Chouillemerde est de mon cru, c'est venu assez spontanément :)
Longue ma phrase ? Je ne vois vraiment pas de quoi tu veux parler.
Décoché tout à fait
Opulente... Mm ça me parle perso. Ca m'évoque voluptueuse je crois.
non, c'est bien eunuques, tu as raison (je vais vraiment t'appeler Oeil de lynx !!!)