Chapitre 42

Elle décida de se rendre aux bains des Chimères. A cette heure-là, alors que le jour se décidait à décliner, on y était seul si on ne mandait personne. Cela lui convenait. Il lui fallait réfléchir. Elle lança un grand feu, mit de l'eau à bouillir, et s'assit sur un petit tabouret, les fentes de ses yeux virées aux flammes qui léchaient la culasse en fonte... Que d'étrangetés en si peu de temps. Cette enfant monstrueuse, tout d'abord, surgie de nulle part, et qui paraissait aveugle autant que capable de voir à travers les murailles. Sa façon de se déplacer comme une ombre, silencieusement, sans déplacer l'air autour de soi, avait troublé Olga autant que son aspect. Puis il y avait eut la voix : elle se remémora la sensation abrupte de ses échos, martelant les parois de son crâne... Y repenser la fit frissonner, et elle tira un peu le tabouret vers le feu. Et puis... et puis les cris de cette femme aujourd'hui même. L'ancienne du Sénéchal. Remplacée par Dame Annwn, lui avait expliqué Lotte, la grande femme aux yeux pailletés d'émeraude, celle qui visitait le prince et chantait à son chevet. Ces cris... Elle en avait dans sa besace des cris, Olga, une belle collection de toute sorte... Elle avait connu des hommes et des femmes fous de douleur, de rage, fous à lier. Des empoisonnés qui vomissaient tripes et bile, après avoir pris le fruit du bois-gentil pour de la groseille. Et puis les cris des femmes qui agonisaient en couche, des enfants brûlés, des hommes qu'elle avait dû amputer. Elle pensait connaître tous les hurlements de ses semblables, les stridents, les prolongés, les derniers râles, et ceux qui criaient justice ou à l'aide. Mais ceux-là, denses à vriller les barreaux de fonte, ceux-là, elle ne les avait jamais connus, et ils lui avaient retourné le foie...

Elle se leva brusquement en abandonna feu, eau, et projet de bain, et partit visiter son malade au masque bleu. Le soir avançait, et elle avait failli l'oublier.

Dans la chambre, la lumière du dehors diffusait un bleu presque surnaturel, que la minuscule flamme orangée d'une fin de chandelle soulignait. Evan, cette fois-ci, tourna lentement la tête en sa direction. Il reposait plus souvent sur le dos, ces temps-ci. L'eau de jusquiame qu'elle lui faisait boire depuis la veille le calmait. Il semblait apaisé, sous ses paupières aux écailles bleues. Tant mieux, Olga comptait essayer un nouveau remède sur ses mains désolées. Le prince avait voulu compatir aux souffrances de son peuple : Olga lui permettait, mieux, de les atténuer en se prêtant à ces expérimentations. Elle pencha sur ses lèvres la petite coupe de jusquiame qu'il avala docilement. Le prince semblait s'être totalement abandonné à elle, acceptant tous les remèdes, sans méfiance, sans questions, rien.

Alors qu'elle chauffait l'onguent entre ses mains toutes en os, elle sentit le regard du jeune homme posé sur son visage, et cela lui déplut. A part les enfants, ses patients ne la fixaient que très rarement. Elle balaya du regard la chambre, cherchant à dissiper son malaise, et remarqua à nouveau l'écritoire couvert de plumes et de fioles.

« Il y a plus de plumes ici que sur le dos d'une grue... lui dit-elle, en prenant ses mains dans les siennes pour les masser.

– … et mon sang est d'encre... Si elles venaient y puiser un flacon, je ne pourrais que … m'incliner. »

Elle ne s'attendait pas à une telle réponse. Les yeux du prince semblaient amusés de sa répartie.

« C'est... amusant... en effet. », balbutia-t-elle, sans cesser d'étaler le baume sur l'écorce de sa peau. Elle ne sut quoi ajouter et sentit ses joues chauffer légèrement, laissant le prince reprendre la parole.

« C'est très probablement... la jalousie... de les voir voler... qui me pousse à les priver de leurs plumes... » Son regard avait de nouveau fuit vers la fenêtre, mais un mince sourire adoucissait ses traits. « Être un oiseau... voler... Quelle chance inouïe... ne trouvez-vous pas ? 

– Je... je n'y ai jamais songé.

– Vous d'ailleurs, ajouta-t-il, alors que les fissures de ses lèvres recommençaient à saigner, vous... vous ressemblez à un oiseau... Un oiseau... tout noir... qui ne chante pas souvent.

– Cessez de parler, vous vous déchirez la peau. » ordonna Olga, et elle s'attela à soigner son visage pour l'y forcer. Le prince obtempéra seulement un temps.

« Oui... on devrait vous nommer... Olga-l'Oiseau... Il vous manque des plumes, encore, cela se voit... Mais un jour, vous pourrez survoler ces montagnes... »

En le quittant, elle se promit d'avoir la main plus légère sur la jusquiame, excellent narcotique mais aussi légèrement hallucinogène. Le Roi n'apprécierait probablement que modérément entendre son fils ainsi délirer.

Aux cuisines, le deuxième service avait déjà commencé : les derniers hommes de la garde étaient en train de se retirer, et valets et soubrettes commençaient à tremper des croûtes dans la soupe fumante. Les cuisinières qui avaient fini de manger récuraient la chaudronnerie, le front brillant. Le géant Osvald, qui s'était pris de gentillesse pour Olga, bien qu'elle ne lui parla pour ainsi dire jamais, l'aperçut et lui porta aussitôt une écuelle remplie d'un bouillon bien garni.

« Alors, Demoiselle aux pieds-nus, ce soir encore on mange sans nous ? questionna-t-il, avec plus de tendresse que d'ironie.

– En effet... Merci Osvald » répondit-elle en saisissant l'écuelle trop pleine à deux mains, perdant toute l'assurance qu'elle déployait devant l'Intendante ou le Sénéchal. Il sourit. Il savait bien qu'un jour elle finirait par dire merci. Alors qu'elle commençait à monter l'escalier, doucement pour ne pas gâcher sa pitance, il lui lança : « Faut se reposer, hein, petite ! Vont faire comment les drôles et les drôlesses si c'est la Demoiselle-qui-guérit qu'est malade, hein ? »

Négligeant ses conseils, c'est au laboratoire qu'elle se rendit. Elle récupéra les plantes imprégnées d'huile qui avaient dégoutté toute la journée sur un tamis, les jeta dans l'âtre éteint, et embouteilla le macérat. Elle tâcha de recopier le nom de la plante, en prenant modèle sur les vieilles étiquettes de la Banshee qu'elle avait conservées. Le résultat fut peu convaincant, et elle abandonna la graphie pour son repas. Le temps de vider sa gamelle, les mots délirants du prince lui revinrent en tête... Etre un oiseau... Mais qui avait le temps de se poser des questions pareilles ? Les princes désœuvrés. Et désœuvrée elle ne l'était pas, encore moins princesse. Elle jeta une poignée de douce-amère dans un bocal qu'elle remplit d'alcool, refit la même manipulation avec des chatons de saule-blanc, et des tiges de sureau qu'elle broya auparavant dans un lourd mortier de pierre-sel. Elle nettoya le tamis, puis entreprit de filtrer une teinture de passiflore en la pressant dans un linge. Alors que le liquide tombait goutte à goutte dans le pot de verre, elle posa tête et bras sur la table et s'endormit.

 

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Isapass
Posté le 22/02/2018
Ah ça y est il parle ! Ouf ! Et je suis sure qu'on va découvrir qu'il ne dit pas que des conneries, en plus.
Rien de spécial à dire, si ce n'est que c'est encore parfait ! 
 
"les fentes de ses yeux virées aux flammes qui léchaient la culasse en fonte... " : euh, rivées pas virées, non ?
"Elle en avait dans sa besace des cris, Olga, une belle collection de toute sorte..." : ne faut-il pas mettre "toute sorte" au pluriel ?  
"Le Roi n'apprécierait probablement que modérément entendre son fils ainsi délirer. " : D'entendre
" Et désœuvrée elle ne l'était pas, encore moins princesse. " : (pinaillage) je mettrais plutôt le "et" devant le "encore"
Olga la Banshee
Posté le 22/02/2018
Alors : 
- oui
- oui
- oui
- mmmm je sais pas je vais voir
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