Derrière Annyaëlle, le portail qu’elle venait de franchir s’éteignit en projetant une gerbe d’étincelles. Elle fut aussitôt assaillie par une violente bourrasque chargée d’eau salée. Elle ferma les yeux quelques instants et inspira profondément, elle se trouvait de nouveau au Gouffre des Embruns, là où son aventure au sein de la Confrérie avait débuté.
Comme elle l’avait fait la première fois, elle s’approcha du bord et plongea son regard dans les vagues en contrebas, que le vent faisait s’écraser avec violence contre la falaise. Elle s’attendait presque à entendre la voix réprobatrice de Kaärna lui demandant de s’écarter du vide, mais seul le vent continua de murmurer à ses oreilles. Beaucoup de choses avaient changé depuis cette époque.
Annyaëlle resserra son manteau autour de sa taille pour empêcher le froid et l’humidité de continuer à la transpercer, puis se tourna vers le groupe. Une demi-douzaine d’Ombres avaient traversé dans le but de rejoindre Lignis et s’étaient regroupées en montrant un point à l’horizon. Un peu plus près d’elle, Saule peinait encore à se remettre de son passage dans le portail et chancelait, complètement instable.
— Tu verras, on finit par s’y habituer, dit-elle en attrapant son bras pour le soutenir.
— Tu parles ! Tu as bien de la chance que l’Affinité t’aide, sinon il aurait fallu bien plus de temps pour t’habituer, railla-t-il.
— Je sais.
Le visage d’Annyaëlle s’était fendu d’un immense sourire, amusé par l’irritabilité peu habituelle de l’aspirant. Il était rare de voir Saule ainsi, lui qui paraissait toujours maîtriser toutes les situations.
Annyaëlle tourna ses yeux vers le précipice. Cette fois, le portail les avait menés au nord du Gouffre des Embruns, mais bien plus à l’ouest que ce qu’elle s’était imaginé. Droit devant elle, elle pouvait apercevoir les premiers arbres de la forêt des Feuilles Pourpres et encore plus loin à l’opposé se trouvait leur destination, Lignis. Comme la plupart des grandes cités du Royaume de Piques, celle-ci se trouvait à proximité d’une falaise vertigineuse, frôlant dangereusement le vide.
— Tu as une idée de pourquoi nous sommes si loin ? demanda Saule.
Annyaëlle lui fit signe que non tout en l’aidant à se stabiliser le temps qu’il retrouve son équilibre. Elle s’était attendue à ce qu’ils émergent aux portes de Lignis et non à au moins une heure de cheval de ses remparts.
Ils étaient tous deux restés à l’écart, mais un second groupe d’Ombre venait de les rejoindre avec suffisamment de montures pour tout le monde. Le comité d’accueil. Annyaëlle et Saule étaient trop loin pour percevoir clairement leurs paroles, mais ils comprirent très vite qu’ils échangeaient les nouvelles entre l’île du crépuscule et le continent. Ils remarquèrent aussi qu’aucun d’eux ne semblait pressé d’accrocher leurs sacoches de voyages aux montures, comme s’ils n’étaient pas prêts de repartir. À peine eurent-ils remarqué ce détail que l’une des Ombres se détacha du groupe et s’approcha d’eux. C’était un homme grand, avoisinant la trentaine et aux courts cheveux blonds.
— Bon, écoutez-moi les jeunes. Vous allez rester ici avec nos bagages. Sur le chemin, nos confrères ont croisé des villageois qui auraient peut-être aperçu quelque chose d’inhabituel vers les Feuilles Pourpres. Par les temps qui courent on ne sait jamais, mieux vaut vérifier. Si tout va bien ça ne devrait pas prendre très longtemps. Vous ne bougez pas d’ici, c’est bien compris ? Duny va rester avec vous.
De sa main droite, il désigna un homme assis sur une pierre un peu plus loin, le visage entre ses mains, l’air renfrogné. De toute évidence, devoir rester pour veiller sur eux ne l’enchantait guère. L’Ombre aux cheveux blonds leur tourna le dos sans plus de cérémonie et repartit vers le groupe. Annyaëlle et Saule les observèrent s’éloigner sans bouger jusqu’à ce qu’ils disparaissent de leur vision. N’ayant aucune envie de s’approcher de l’Ombre qui était restée avec eux, ils s’assirent là où ils étaient, à l’écart. Annyaëlle jeta un coup d’œil à l’aspirant, soucieuse.
— Comment va ton équilibre, Saule ?
— Bof, mais ça devrait vite passer.
Ils restèrent ainsi un moment en silence, tandis que la jeune fille ne pouvait s’empêcher de tourner les yeux vers la forêt aux teintes écarlates, comme absorbée par l’atmosphère mystérieuse qui s’en dégageait.
— Elle te rappelle notre royaume, n’est-ce pas ? demanda soudain Saule.
— Oui, c’est vrai.
Annyaëlle avait répondu sans vraiment y faire attention, ce qui fit sourire l’aspirant.
— Il paraît que Naerys est une cité magnifique, ajouta-t-il. Elle doit te manquer.
Elle se retourna brusquement, mais la surprise l’empêcha d’arriver à formuler une réponse. Elle fixait son air détaché, comme si ce qu’il venait de dire était tout ce qu’il y avait de plus logique alors qu’il n’était pas censé connaître son identité. Le visage ébahi d’Annyaëlle semblait beaucoup amuser Saule, qui ne pouvait s’empêcher de sourire.
— Tu regardes cette forêt d’un air tellement nostalgique, expliqua-t-il, ça ne fait aucun doute, dans notre royaume on ne peut l’apercevoir que de cette cité.
— Simple déduction alors, souffla la jeune fille sans ouvertement poser la question.
Il ne répondit pas, un air curieux imprimé sur le visage, comme si quelque chose de très drôle se déroulait dans son esprit.
— Tu en sais beaucoup sur moi, insista -t-elle, bien plus que la plupart de nos camarades.
— Il suffit pourtant de regarder.
Annyaëlle s’empourpra aussitôt, gênée par cette franchise. Décidément, elle ne s’habituerait jamais à sa manière si nonchalante d’exposer les choses.
— Il n’empêche que tu en sais bien plus que les autres, marmonna-t-elle.
— Je ne savais pas que ça t’intéressait.
Il la regardait toujours en souriant, l’air amusé, et prit son temps avant de prendre la parole à nouveau.
— Je viens d’une cité côtière au sud du royaume, révéla Saule. Caeli est un bel endroit. Je pourrais te la faire visiter un jour, si d’aventure nous sommes amenés à faire une mission ensemble là-bas. Mes parents étaient des marchands plutôt doués et j’ai appris beaucoup en les observant. De toute façon, je n’avais ni frère ni sœur pour me tenir compagnie, c’était une façon comme une autre de m’occuper. Ma vie était plutôt tranquille, mais sans réel intérêt jusqu’à ce que je rejoigne la Confrérie.
Annyaëlle n’en revenait pas, il était rare d’entendre Saule parler autant. À vrai dire, elle ne s’était même pas réellement attendue à ce qu’il se confie de la sorte.
— Saule, pourquoi m’en dis-tu autant ? Je veux dire, je suis ravie que tu me parles, mais ça me surprend.
— Parce que nous sommes censés garder notre identité plus ou moins secrète ? dit-il en la regardant droit dans les yeux. Je n’ai jamais trop compris l’intérêt de cette règle. Personnellement, ma vie a commencé ici, mais j’ai vécu avant, pourquoi m’en cacher ? Et puis… en vérité, c’est un peu pour nous mettre sur un pied d’égalité. Je pense en savoir plus sur toi que tu ne le penses.
Saule lui adressa un léger clin d’œil, complice. Elle n’avait aucune idée de l’étendue de ce qu’il savait ou non à son sujet, mais quelque part, elle s’en moquait. Annyaëlle avait confiance en lui et même s’il connaissait son identité elle était certaine qu’il ne la dévoilerait pas. La jeune fille se détendit, soulagée et touchée qu’il se dévoile autant. C’était sa manière de lui prouver qu’il avait également confiance en elle.
Quelques mots revinrent soudain à sa mémoire. Partenaires, avait dit Kaärna lorsqu’elle avait appris pour ses entraînements avec Saule. Annyaëlle observa l’aspirant et se projeta soudain dans l’avenir, les imaginant enfin devenus des Ombres aguerries et travaillant ensemble, complémentaires. Un large sourire se dessina sur son visage. Oui, cette idée lui plaisait bien.