Je claque la porte et m’adosse à elle. Je tente de calmer les tremblements de mes mains. Mon cœur cogne douloureusement dans ma poitrine. Pourquoi ce que m’a fait Hans me met-il dans un tel état ? Je ne devrais rien ressentir pour lui et pourtant mon corps réagit à l’opposé. Je remarque que Nikolaï se trouve en face de moi. Il me fixe avec un regard dur et semble attendre un commentaire de ma part. Un sentiment de colère m’envahit. Qu’est-ce qui lui a pris ? Sans lui accorder un mot, je le dépasse. Je n’ai pas envie de lui parler.
- Nous n’en avons pas terminé, lâche-t-il soudain.
Je m’arrête net et lui réponds sans me retourner :
- Pour moi, si ! Tu n’as pas à décider à ma place.
J’entends derrière moi qu’il se rapproche. L’instant d’après, il est de nouveau devant moi. Je relève le menton pour croiser son regard furieux. Mon irritation augmente d’un cran. Je n’ai aucun problème à ce que l’on s’énerve contre moi, mais il faut avoir une bonne raison. J’ignore où mon ami souhaite en venir et avec mes nerfs à vif, je suis loin d’être un trésor de patience.
- Que me reproches-tu ? demandé-je finalement.
- Ton comportement.
Le ton de dédain qu’il emploie me surprend. Si je n’avais pas la certitude que le frère de Hans se tenait devant moi, je penserais avoir affaire à un inconnu. Je recule de quelques pas comme pour mettre une distance entre nous.
- Mon comportement ? répété-je incertaine.
Je note que ses poings se serrent.
- Tu crois que je n’ai pas remarqué ton manège depuis notre retour à la base ? On se connait depuis longtemps Elena, c’est la première fois que tu te comportes comme ça ! Quand Luna a été gravement blessée, il y a 3 ans lors d’une bataille, tu es à peine venue la voir deux fois. Alors qu’ici, c’était tous les jours ! Et maintenant qu’il est réveillé, tu refuses de le voir !
Décidément, j’apprécie de moins en moins la tournure que prend cette discussion. Je devrais parler calmement à Nikolaï, mais pour l’instant j’en suis bien incapable.
- Je te le répète, tu n’as pas à décider pour moi ! Et puis, pourquoi me reproches-tu d’avoir rendu visite à ton frère pendant qu’il était dans le coma ?
- Là n’est pas le problème, Elena ! me rabroue-t-il.
Son index est pointé vers moi.
- Je vais te dire ce qui cloche. Tu n’es qu’une imbécile ! À refuser de voir la vérité en face, tu ne te rends pas compte à quel point tu blesses les autres. Pourquoi penses-tu que mon frère se soit interposé pour te sauver la vie ?
Je comprends qu’il m’en veuille que Hans ait été blessé par ma faute, mais là il va trop loin.
- Je crois que tu t’égares, Nikolaï, dis-je d’une voix que j’espère apaisante. Hans a toujours su ce qu’il faisait. Je reconnais avoir ma part de responsabilité dans cette affaire, mais ne m’accuse pas de m’être servi de ton frère.
Hésitante, je pose une main sur son bras et tente un sourire. Sa réaction ne se fait pas attendre et il se dégage de mon contact. Ce refus me fait particulièrement mal. C’est la première fois que nous nous disputons. Instantanément, je me demande ce que ferait Luna à ma place. Mon cœur se serre davantage. Luna est morte. Plus rien ne sera comme avant. Je croise le regard de mon interlocuteur. Un rictus s’est formé sur ses lèvres.
- Décidément, toujours aussi aveugle. Tu me déçois, Elena !
Les mots restent bloqués dans ma gorge. Qu’est-ce que je pourrais bien lui dire ? Sans attendre ma réaction, mon ami tourne les talons et s’éloigne. J’observe son dos en espérant qu’il se retourne, malheureusement pour moi il disparait sans un regard en arrière. Un sentiment de regret et de tristesse m’envahit. J’appuie mes paumes sur mes yeux pour tenter de calmer la tension qui s’accumule de plus en plus. L’amertume me gagne. Une déception… J’aurais beau le nier, c’est ce que je suis.
Lorsque je rentre dans ma chambre, je remarque que j’ai oublié d’éteindre la lumière. Je fixe mon lit et me rends compte que le sommeil m’a fui. L’adrénaline liée au réveil de Hans ne s’est pas encore dissipée, malgré ça, je sais que je n’arriverai pas à dormir cette nuit, une de plus. J’attrape ma veste et noue mes cheveux en chignon. J’ai besoin d’air frais. Je me dirige vers la cour centrale. Les soldats doivent faire le guet. La température est glaciale. J’enfile mes gants et mon bonnet. Le colonel Bévier supervise la garde. Je peste intérieurement. Je n’ai jamais pu supporter cet homme. Venant d’une famille de militaires de renom, il se croit tout permis et j’ignore pourquoi le maréchal d’habitude si strict lui accorde ses caprices. Je m’apprête à faire demi-tour lorsqu’il me remarque. Il descend de sa tour de guet.
- Que manigances-tu, Darkan ?
- Rien. Je n’ai pas sommeil et comme nous sommes en sous-effectif, je te propose mon aide.
Les mots sont sortis tout seuls. Le colonel me fixe avec méfiance avant de déclarer avec un sourire narquois :
- Ce serait bien la première fois.
Voyant que je ne plaisante pas, il désigne d’un geste une tour.
- Tu peux t’occuper de la tour nord si tu veux, mais n’oublies pas que tu es sous mes ordres. N’espère pas diriger à ma place.
Je m’esclaffe :
- Tu n’as pas à t’inquiéter pour ça.
- Avec toi, on ne sait jamais.
- Je resterai tranquille, promis.
Je m’apprête à partir, mais je reporte une dernière fois mon attention sur Bévier.
- Au fait depuis quand montes-tu la garde ? C’est le genre de poste que tu fuis comme la peste d’habitude.
- Depuis que cet imbécile de Wolfgard s’est pris une balle dans...
- Évite de parler de lui comme ça, le coupé-je. Contrairement à toi, il était sur le terrain.
Bévier se rapproche de moi et me menace de son poing.
- Je ne te permets pas.
Je ne bouge pas d’un pouce et me contente de lui répondre :
- Et pourtant, c’est la réalité. Alors, ne te plains pas.
Sans un regard en arrière, je me dirige vers mon poste. Je l’entends jurer, mais n’y prête pas attention. Qu’il m’insulte s’il le souhaite, je ne lui dois rien. Les soldats me saluent à mon arrivée. Ils ne cachent pas leur étonnement. L’un d’entre eux me fait un bref rapport. Je m’installe à une place libre. Quand je pense que Hans doit pratiquement faire cela tous les jours, je ne peux pas m’empêcher de l’envier. Ce serait tellement plus simple. Le talkie-walkie grésille à côté de moi. Je l’empoigne et monte le son.
- Colonel Bévier demande colonel Darkan.
- Ici colonel Darkan. Transmets.
- Rien à signaler ? me demande Bévier. À toi.
- Négatif. À toi.
- Bien. Reste vigilante. À toi.
- Entendu. Terminer.
Il raccroche. Ce type m’insupporte. Il doit jubiler de m’avoir sous ses ordres. Un soldat me propose une couverture que j’accepte avec gratitude. Je m’enroule dedans. Aucun bruit ne perturbe la tranquillité du moment. C’est si apaisant. J’observe la forêt. J’ai du mal à croire que des gens vivent enfouis entre les arbres. Je les imagine autour d’un feu en train de raconter leurs derniers exploits. Mon cœur se serre. Celui qui a tué Luna se vante-t-il de sa réussite ? J’aimerais bien savoir. Je lève les yeux au ciel. Il est dégagé. Les étoiles brillent. Je me suis toujours demandé où se trouvait la Grande Ourse. On ne me l’a jamais dit. La lune forme un beau croissant ce soir. En me perdant dans la contemplation du ciel, je m’interroge : quelle serait ma vie si je n’étais pas ici ? Pour la première fois depuis longtemps, je me mets à imaginer. Après avoir obtenu mon diplôme, je serais allée à l’université. Qu’aurais-je choisi comme études ? Les sciences, les mathématiques, les lettres ? J’ai toujours été mauvaise en sciences. Je continue mon histoire, j’aurais fait des études. J’ignore en quoi, mais j’en aurais fait, même si Magda ne me voyait absolument pas là-dedans. Cela étant, je serais tombée amoureuse. Il est gentil et m’apprécie comme je suis. Après l’université, j’obtiens un travail que j’adore. Ma vie devient une succession de bonheurs. Je suis heureuse, j’ai un mari aimant et nous espérons des enfants. Je retiens un sourire. Ce genre d’existence est tellement cliché, même dans la réalité, on ne doit pas en trouver. Cela doit être ennuyeux à mourir, mais pour moi cela ressemble au paradis. Je ris doucement. Mes subordonnés me lancent un regard stupéfait. Ils doivent me prendre pour une folle. Je les ignore. Je profite à fond de ce moment. Malheureusement, mes problèmes reviennent rapidement. Je revois Hans et les mots de son frère tournent en boucle dans ma tête. Lorsqu’il ira mieux, je lui dirai ce que je pense. Peu importe ce qu’il a voulu sous-entendre par ce geste, nous devons mettre les choses au clair. Je serre ma couverture et murmure :
- C’est ce qu’il y a de mieux à faire.
Le soldat qui m’avait offert la couverture se rapproche. Je me redresse.
- Un problème ? m’enquiers-je sur la défensive.
L’homme secoue la tête.
- Aucun, colonel. C’est juste que de la soupe va nous être apportée, désirez-vous une tasse ?
Je me détends instantanément.
- Non merci, je ne veux pas vous prendre votre ration. Je n’étais pas prévue ce soir.
- Nous pouvons partager, insiste-t-il.
- Quel est ton nom, sous-lieutenant ?
- Stephen Wallas, colonel, répond-il surpris.
- Wallas…
- Appelez-moi Stephen, me reprend-il.
- Stephen, ce n’est pas parce que je suis colonel que je me trouve au-dessus de vous.
- Peut-être, mais ce soir vous êtes avec nous et, pour nous, vous faites partie de l’équipe. Vous méritez votre part.
Je m’apprête à riposter, mais je décide finalement de me taire.
- Dans ce cas, un bol ne serait pas de refus.
Un sourire apparait sur le visage de l’homme en face de moi.
- C’est noté.
Il revient dix minutes plus tard avec une tasse fumante dans les mains. Il me la tend puis s’assoit à côté de moi. J’ai l’impression qu’il n’est pas près de me lâcher, mais étrangement cela ne me dérange pas. Je souffle sur le liquide avant de boire une gorgée. Je reconnais immédiatement le goût de la tomate. Stephen a déjà fini alors que moi je ne suis même pas à la moitié. Je me tourne vers lui. Maintenant qu’il est plus proche, je me rends compte qu’il a l’air plus vieux que moi, mais impossible de déterminer son âge. Il fait trop sombre. Cela m’étonne qu’il n’ait pas un grade plus haut.
- Cela fait longtemps que tu es ici ? demandé-je
- Deux ans, peut-être trois. Je ne sais plus exactement.
- Quel âge as-tu ?
- 35 ans.
Il change de position et cale sa tête sur son poing.
- Pourquoi toutes ces questions, colonel ?
- Cesse de me donner du colonel et du vouvoiement. Tu es plus vieux que moi.
- Vous êtes ma supérieure. Je vous dois le respect.
Je tique à cette remarque.
- Je n’ai rien de supérieur.
Il tape mon insigne qui se trouve sur mon bras.
- Ce n’est pas ce que dit votre uniforme.
- Je ne la mérite pas.
Stephen replie ses jambes et lève les yeux vers le ciel.
- Je peux être franc avec vous, colonel ?
- Ne t’en prive pas.
- Assumez votre rôle. Si on vous a donné ce grade, ce n’est pas un hasard.
- Et pourtant, je suis sûre que tu le mérites davantage que moi, soupiré-je.
- Vous ne me connaissez pas.
- Toi, non plus me concernant, répliqué-je.
Un sourire malicieux se dessine sur ses lèvres.
- C’est vrai ! Vous savez, je ne vous ai jamais adressée la parole avant aujourd’hui, néanmoins, je m’étais fait une idée de vous. Dans mon imaginaire, vous étiez une horrible personne. Dois-je vous dire ce que les gens disent sur vous ?
- Inutile, je le sais déjà.
- À ma grande honte, je les ai crus et je me rends seulement compte maintenant que ce ne sont que des mensonges.
Je secoue la tête.
- Qu’est-ce qui te fait affirmer ça ? Nous n’avons discuté que deux minutes.
- Ça n’a pas d’importance.
- Si tu le dis, mais je suis du genre à décevoir.
- Pourquoi ?
- Je fais tout de travers.
J’ignore pourquoi je me confie à lui, mais je ne m’arrête plus de parler.
- Je fais à chaque fois le mauvais choix. Je les fais souffrir, mais je suis persuadée que je ne peux pas faire autrement. Je fais ça pour eux.
- Vous savez, colonel, ces gens que vous mentionnez, ils sont assez grands pour décider. Personne ne vous a demandé de porter toute la misère du monde. Personne n’a les épaules assez larges pour ça. Pardonnez-moi mon culot, mais je trouve cette attitude ridicule. Notre vie est déjà assez compliquée comme ça.
- Mais…
- À mon tour de vous poser la question, colonel. Quel âge avez-vous ?
- 24 ans.
- Cessez de vous comporter en mère poule. Que connaissez-vous de la vie ? Rien. À votre âge, vous devez oser. Tant pis si on fait des fautes, il faut juste se relever et continuer. Affirmez-vous. Il est trop tôt pour baisser les bras.
- J’aimerais te croire, mais ma situation n’est pas si simple.
- À cause de votre père ?
Je me mords la lèvre inférieure.
- Entre autres.
Je ne peux évidemment pas lui parler de ma mission ou de ma relation avec Tellin. Il me surprend en me répondant :
- Acceptez la.
- Quoi, donc ?
- Votre situation. Faites que cela soit une force et non une faiblesse.
Je n’avais jamais vu mon problème sous cet angle.
- Pourquoi me dis-tu tout ça ?
- Honnêtement, je ne sais pas. D’habitude, je me fiche bien des soucis des autres. C’est juste que je vous trouve sympathique. D’après les rumeurs, vous seriez orgueilleuse, insupportable, sadique et j’en passe, mais si vous étiez cette personne, jamais nous n’aurions eu cette discussion. Je pense que vous êtes quelqu’un de bien.
Je tripote le bout de mes cheveux un peu gênée.
- On ne me le dit pas souvent.
- C’est dommage.
Il se lève et me tend sa main.
- Ravi de faire votre connaissance, colonel Darkan.
Je contemple cette main qu’il me présente puis l’empoigne l’instant d’après.
- Moi de même, Stephen.
Un de ses collègues l’appelle. Il me salue et s’éloigne. Je me retrouve à nouveau seule, mais plus sereine que tout à l’heure. Je ne peux pas m’empêcher de me demander si Hans pense cela de moi. Je m’autorise à espérer que oui. Le voir vivant m’a fait tellement plaisir. Je ferme les yeux et me remémore nos retrouvailles. Pourquoi a-t-il fallu que je sois aussi lâche ? J’aurais voulu que cela se passe autrement. J’ai réussi à lui dire ce que je souhaitais, mais je n’ai pas pu aller jusqu’au bout. Nikolaï a raison lorsqu’il affirme que je ne fais que fuir. Seulement, cela a toujours été la meilleure solution, ma meilleure solution. Pourtant, maintenant que Stephen m’a parlé, je doute. Et si c’est moi qui faisais fausse route depuis le début ? Je me suis convaincue que c’était le destin qui avait décidé que je vivrais cette vie. Je serre les dents en me persuadant que ça ira mieux après, mais en fin de compte, rien de bien ne m’arrive. Je voudrais connaitre la paix. En y repensant, je regrette d’avoir repoussé Hans. Quand j’ai entraperçu ce que j’imaginais, qu’il puisse avoir des sentiments pour moi, la peur a prédominé sur tout le reste. La peur des représailles, la peur du futur, mais surtout la peur qu’il lui arrive quelque chose. Malgré tout, j’aimerais être heureuse. Ne me préoccuper de rien d’autre que de moi. C’est une optique égoïste, toutefois j’en ai assez de me soucier de personnes qui ne me calculent jamais alors que j’accomplis leur volonté prosternée à leur pied. Ai-je le droit d’être heureuse ? Luna me dirait oui sans hésiter avec son éternel sourire. Je me mets à espérer. Il serait peut-être temps que l’ancienne Elena revienne. Celle qui avait la force de se battre, de se rebeller. Faites qu’il n’est pas trop tard. C’est long six ans de sommeil. Cela laisse des traces. J’ai changé d’avis. Je parlerai à Hans lors de sa sortie. Par respect pour lui, je lui dirai la vérité. Rien que la vérité. Après s’il me rejette, je l’aurais mérité, mais au moins je n’aurais pas de regrets.
On pourrait imaginer, s'il veut aider Elena a ne pas fermer la porte a qqchose qu'en fait elle desire, c'est qu'il lui parle de ce qu'il a vecu avec Luna, ce que ca lui a apporte meme si ca resulte dans la douleur du deuil qu'il traverse a present, et qu'il suggere a travers ca qu'elle ne decide pas trop vite de fuir ses sentiments. Dans le fond, c'est ce qu'il dit ici, mais amene d'une facon moins confrontationnelle.
Encore une fois, juste mon impression epidermique! :-)
La deuxieme partie est interessante. Tu montres tres bien comment Elena peut decider de partager ce qu'elle a sur le coeur justement avec quelqu'un qu'elle ne connait pas. Tu t'en doutes, la facon dont elle parle d'elle-meme, de facon tres negative, me tape un peu sur les nerfs :-) mais j'aime la facon dont elle parvient a remettre en cause sa facon d'etre et de ressentir, ce qui lui permet de prendre une decision courageuse...
Bon courage!