Je soulève mon matelas et cache une bandelette écarlate dessous. Coincée par le sommier, j’espère que l’on ne la trouvera pas. Je m’empare d’une propre et la cale, du mieux que je peux, entre mes cuisses. Avec ça, je devrais pouvoir tenir la journée sans éveiller les soupçons si jamais on m’amène chez Assic. Dans un geste devenu inconscient ces dernières heures, je passe ma main sur mon ventre. J’ignore ce que je cherche en faisant ça. Peut-être un signe ou simplement un apaisement pour calmer les lourdeurs et les crampes qui me tiraillent le bas du ventre. Avec lenteur, je me redresse et retourne me recroqueviller sur mon lit. Depuis que Vincent m’a quitté, je n’ai pratiquement pas bougé. Ses mots tournent en boucle dans mon esprit. Toujours se relever. Toujours se battre. Un long soupir traverse mes lèvres. Pourquoi ? Pour qui ? J’en ai assez. Je suis fatiguée de chercher par tous les moyens à survivre. Il me dit de ne pas me décourager, me promet de me sortir de là, mais en fin de compte ce ne sont que des illusions. Des cruelles illusions qui ne m’épargnent en rien. Mon cœur se serre douloureusement. J’ai l’impression que tout m’a été arraché. Mes espoirs, ma liberté,… Je presse un peu plus mes bras sur mon ventre. Mon avenir. Être mère, jusqu’à maintenant je n’y pensais pas. Une famille… J’ignore ce que c’est réellement, même si avec Hans je l’ai peut-être entrevu. Depuis que j’existe, on me rejette pour ce que je suis. J’ai toujours été une erreur qui n’aurait jamais dû naitre. Comment est-ce que je pourrais un jour espérer éduquer convenablement un si petit être, alors que je ne sais pas moi-même ce qu’est l’amour maternel. Je ne me rappelle pratiquement plus de ma véritable mère, mais une chose est certaine, je n’étais rien pour elle, juste un poids qu’elle avait accouché. Quand elle est morte, j’ai un peu pleuré, mais uniquement le strict minimum. Après, ma situation ne fut pas très différente avec cette femme qui m’a été assignée. Sofia si je me souviens bien. Personne rêche et pas sympathique pour deux sous, je n’étais qu’un humain quelconque dont il fallait s’occuper. Elle faisait bien son travail. Rien à dire là-dessus. Grâce à elle, j’ai eu une bonne éducation, mais je n’avais aucune chaleur à espérer de sa part. Notre relation n’était que froideur et c’est avec ce même détachement qu’elle m’a quitté du jour au lendemain sans un mot. À croire que nos cinq ans de vie commune n’avaient rien représenté pour elle. Mon monde était gris, pas noir, ni blanc, juste gris. Maltraité, je ne l’étais pas, ennuyant au possible oui, dans un environnement où l’on souhaitait uniquement me maintenir en vie sans véritable but. Tu parles de souvenirs d’enfance heureux. Enfin, me rectifié-je intérieurement, Magda était différente. Avec elle et Luna, j’ai découvert que le gris n’était pas la seule couleur que le quotidien pouvait revêtir. Elles étaient infinies. Quand j’en ai fait l’expérience, j’ai pris peur et plutôt que d’étreindre cette lumière, j’ai préféré fermer mon cœur. Le regret me compresse la poitrine. Au fond, ma mère, ça a toujours été Magda et maintenant, je donnerai n’importe quoi pour le lui dire. Cela fait longtemps que je n’ai plus songé à elle et pendant un instant, je m’autorise à vouloir être dans ses bras pour qu’elle me berce et qu’elle me rassure. Elle, elle aurait trouvé les mots pour apaiser toutes ces émotions qui me broient depuis que Vincent m’a annoncé cette nouvelle. Je l’ai refusé, mais plus j’y pense, plus je comprends que je me mens à moi-même. Car, au fond de moi, seule une vérité persiste. Cet enfant, je le désire, je le désire toujours. Il m’est encore impossible de parler au passé, mais j’aurais beau le nier… Vincent n’a pas complètement fermé la porte, même si son expression en disait suffisamment pour sous-entendre qu’il n’y avait plus aucun espoir. Je le sens au plus profond de moi, mon corps commence déjà à changer. Impitoyablement. Plus que de perdre ce dernier lien avec Hans, j’ai l’impression d’avoir échoué dans ce devoir qui était le mien. J’ai été incapable de le protéger. J’ai voulu m’opposer, cracher ma haine aux visages de mes tortionnaires. J’en paye désormais les conséquences. Je n’ai eu que ce que je mérite. C’est tout. Une voix lointaine s’élève dans le couloir. Mes mains s’enfoncent un peu plus dans la couverture que je tiens contre moi lorsque je reconnais Rose. Je ne bouge pas. Je ne veux pas lui parler. Hier, c’est avec insistance qu’elle m’a appelé toute la journée, mais je me suis contentée de me boucher les oreilles pour ne plus l’entendre. Je soupire de soulagement quand elle se tait enfin. Malheureusement, ce n’est que de courte durée et quelques minutes plus tard, elle relance son assaut.
- Je sais que tu es là ! Réponds ! Réponds ! Réponds !
J’enfouis ma tête sous mon oreiller.
- Elena ! Elena ! Elenaaaaa !
Cette sirène ambulante ne va décidément rien lâcher ! pesté-je. Qu’elle continue à crier, elle me verra encore moins.
- Voisine ! Elena ! Idiote d’en face ! C’est à toi que je parle ! vocifère-t-elle de plus en plus fort.
Mais, elle n’est pas bien de m’insulter de la sorte aussi bruyamment ! Qu’elle ne vienne pas pleurer après, car elle s’est fait remettre en place par nos surveillants.
- Elena ! Elena ! ELENA !
C’est avec difficulté que je m’efforce à ignorer son cirque. Mais elle va se taire, cette stupide fille ! Fiche-moi la paix ! Je veux être seule ! Seule, elle est incapable de comprendre ça !
- E-LE-NAAAAA !
Mon corps bondit de lui-même pour se ruer vers la trappe et l’ouvrir rageusement.
- LA FERME ! FERME-LA, ROSE !
Mon beuglement coupe sur le champ Rose dont la bouche grande ouverte est visible à travers le clapet. Son regard furibond occupe rapidement tout l’espace.
- C’est pas trop tôt ! s’exclame-t-elle. Tu comptais m’ignorer encore combien de temps ?
Ma mâchoire se contracte.
- Je ne veux voir personne ! C’est trop te demander comme souhait ? Décidément, quelle imbécile celle-là !
- Tu es injuste. Je m’inquiète juste pour toi.
- Et bien, je me porte comme un charme ! Maintenant, fiche-moi la paix ! la repoussé-je sèchement.
- Jamais ! Hier, Vincent pleurait quand il est sorti de chez toi. Il m’a supplié de te soutenir.
Ma colère retombe aussitôt en l’entendant. Je ne peux tout simplement pas imaginer mon ami verser des larmes. Ma voisine continue sur sa lancée sans remarquer mon changement d’état d’esprit.
- C’est toi l’imbécile, Elena !
C’est la seconde fois qu’elle hausse à ce point le ton avec moi. Si la première fois, c’était pour me faire des reproches, ici c’est pour s’opposer. Mon cœur manque un battement quand je croise son regard où la fureur et l’impuissance y sont palpables. Je connais ce sentiment. Face à notre propre incapacité, nous ne pouvons rien faire d’autre que de la hurler. Je ne l’ai jamais trouvé aussi forte qu’en cet instant.
- Et qu’est-ce que tu comptes faire pour m’aider ? demandé-je d’une voix plus calme.
Rose semble soudain plonger dans une profonde perplexité face à cette question. Je ne peux m’empêcher d’éclater de rire en voyant la grimace presque grotesque qui tord sa bouche. Là, je la reconnais bien. Sa lèvre inférieure recouvre celle du dessus pour faire une moue boudeuse.
- Tu es méchante de te moquer.
Je glisse mon bras sous la trappe. Ma voisine comprenant le message s’empresse de faire de même et agrippe mes doigts. Je suis une nouvelle fois surprise par la chaleur que sa peau dégage. Je repose mon menton sur mon coude.
- Je suis désolée, murmuré-je. C’est juste que je ne vais pas bien.
En le disant à voix haute, le poids dans ma poitrine s’apaise quelque peu. Rose ne me répond rien et je poursuis sur le même ton.
- J’ai perdu quelque chose d’important.
Ses sourcils se froncent.
- Il ne doit pas être bien loin. Notre chambre est toute petite.
Je m’accorde un sourire. J’avais oublié qu’elle pouvait me sortir ce genre de remarque.
- J’aimerais tellement, mais, malheureusement, il a disparu à jamais.
C’est avec reconnaissance que je constate qu’elle ne me répond rien. Son étreinte se réaffirme sur ma main. Il ne m’en faut pas plus pour retrouver une certaine sérénité qui ne cesse de me fuir depuis trop longtemps.
- Merci, Rose, dis-je dans un souffle.
Un pauvre sourire étire ses lèvres. Le silence s’installe entre nous, mais aucune de nous deux ne souhaite reprendre la discussion. Nous n’en avons pas envie. Seul notre contact suffit. Malheureusement pour nous, ce moment de paix est soudainement détruit par la porte de notre couloir. Un sifflotement joyeux s’élève. Rose et moi réagissons en cœur en nous séparant. Aussi bien elle que moi, ne voulons que notre complicité soit souillée par la venue de membres de la section médicale. Ils nous ont déjà tout pris. Jamais, nous leur accorderons un autre de nos espoirs. Alors que d’habitude, je ne bouge pas, ici je m’empresse de regagner mon lit. Mon ventre me tiraille, mais c’est moins pire que cette nuit. À peine me suis-je couchée que ma cellule est ouverte. Je ne peux m’empêcher d’être surprise par l’apparition d’Enrik dans l’embrasure. Étrange, s’il y a bien une chose que raffole cet abruti de Loïs, c’est de toujours s’imposer à moi. Le soldat sourit en découvrant mes doutes.
- Eh oui, ma jolie ! Aujourd’hui, c’est juste toi et moi. Alors, heureuse ?
Je me reprends vite et grâce à notre discussion avec Rose, je parviens même à esquisser une mimique ironique.
- Il avait trop peur de revoir le clebs, ton copain ?
Une certaine euphorie s’empare de moi quand je me remémore son hurlement alors que je le mordais. Après la perte qu’il m’a causée, jamais je n’aurais de remords. Mon surveillant part dans un fou rire monumental en m’entendant.
- Penses-tu ?
Son expression se fait soudain inquiétante et un rictus mauvais se plaque sur son visage.
- Il s’est surtout fait planter comme un bleu, m’apprend-il.
Tout amusement de ma part disparaît sur le champ.
- Quoi ?
Ma voix n’est plus qu’un filet.
- Mort, me confirme Enrik, nonchalant. Tout simplement mort après avoir agonisé pendant des heures. Son adversaire était un amateur et ne savait pas tuer. Tu ne trouves pas que c’est la honte de crever de la sorte.
Il se rapproche de moi et se penche comme pour une confidence.
- Mais entre nous, je ne le remercierai jamais assez de m’avoir débarrassé de ce type. Je n’ai qu’un regret, c’est de ne pas l’avoir fait moi-même.
Je croise son regard et ne peux que constater qu’à cet instant, il est plus que sincère. Mes doigts s’enfoncent dans les plis de mon matelas pour m’empêcher de trembler. La présence de Tellin me hante encore trop profondément pour que je ne fasse pas directement le lien avec mon ancien supérieur. Je m’efforce de garder un certain contrôle, mais j’ai beaucoup de difficulté à taire cette angoisse qui monte au fond de moi. À mon grand soulagement, il s’écarte enfin. Dans son élan, il m’enserre le bras pour me forcer à me lever. Mon corps oppose une maigre résistance, mais face à la force du militaire c’est dérisoire. À peine ai-je fait un battement de cils que je me retrouve dans le couloir, les poignets liés, à me diriger vers les salles d’expérimentation. C’est d’un pas mécanique que j’avance en fixant mes pieds. Je n’ai qu’une inquiétude. Faites qu’il ne remarque pas mon état. Une tache de sang et ils se feront un plaisir malsain de m’analyser sous toutes les coutures. Je sors de mes pensées quand Enrik étouffe un juron.
- Pas déjà, maugrée-t-il.
Je relève la tête. J’ai l’impression que mon cœur s’arrête et mon corps a un violent mouvement de recul en apercevant Tellin en train de discuter un peu plus loin avec un autre soldat. Étant de dos, je serai bien incapable de l’identifier, mais pour l’instant c’est le cadet de mes soucis. La terreur de cette nuit rejaillit au fond de moi et si Enrik ne m’avait pas retenue, je me serais enfuie dans la direction opposée. Revoir cet homme qui m’a tant fait souffrir est au-dessus de mes forces. Je n’ai pourtant pas le choix et c’est contre mon gré que je me rapproche de lui. Le soldat à ses côtés se retourne. Si ma pâleur devait être déjà remarquable, je dois désormais avoir la couleur d’un cadavre. Pourquoi est-il ici ?
- Vous voilà enfin, soldat Ravasz, s’exclame le major avec une légère irritation. Comme annoncé la veille, je vous assigne votre nouveau supérieur. Capitaine Stephen Wallas, je vous souhaite la bienvenue dans la section médicale.
Tellin me désigne d’un mouvement du menton.
- Voici le cobaye 66 dont vous aurez la charge.