Chapitre 41 : Le livre des origines - Merveille

Au fond du trou, prison parfaite contre les Vampires, Baptiste ouvrit le livre que leur ennemi venait de leur fournir. Paul grimaçait à côté. Là-haut, la brune qui lui avait demandé de lire à voix haute regardait ailleurs, comme si tout cela ne la concernait pas. Baptiste se racla la gorge et commença à lire, sa voix portant dans le monde du silence.

 

Je suis né dans un monde de paix, de beauté, de simplicité, d’amour, de fraternité, de sororité. Oh la vie était rude ! La loi du plus fort. Survivre, chaque jour, était une épreuve.

Un ciel pur, des eaux limpides, des forêts à perte de vue, des animaux sauvages, le silence, des nuits d’encre, des étoiles brillantes, des fruits à profusion. Je dois l’avouer : ce monde-là me manque par sa simplicité.

Je ne regrette pas en revanche d’avoir évolué, d’avoir rencontré ma petite chérie, de l’avoir laissée fonder cette famille.

J’écris ce texte pour que le savoir se transmette, qu’aucun averti ne puisse dire « Je ne savais pas ». J’espère que les erreurs du passé ne se reproduiront pas.

Je m’appelle Gilles d’Helmer mais à l’époque, je n’avais pas de nom car le langage n’existait pas. Des grognements, quelques cris, la communication se faisait surtout de manière non verbale, une attitude, un regard, un geste.

 

Baptiste acquiesça. Bien sûr, son petit ne pouvait venir que de la préhistoire. Depuis, il n’avait pas procréé en dehors de Kol. Ils en avaient manqué un, à l’époque. Il en trembla mais poursuivit sa lecture à voix haute, se demandant combien de secrets terribles ce bouquin pouvait contenir.

 

Nous ne manquions de rien. J’étais devenu le chef de ma tribu parce que j’étais le plus fort. Je ramenais du gibier. Mes chasses étaient toujours bonnes. Notre clan entretenait d’excellentes relations avec ceux semi-sédentaires des femmes que nous croisions en chemin.

Les rencontres étaient agréables, emplies de plaisir partagé, de troc de qualité, de sourires, de complicité. Pas d’amour, bien sûr ! Cela n’existait pas à l’époque. Seul la fraternité comptait et elle prévalait.

J’aurais tout fait pour mon clan. Je serais mort pour mes frères. Je suis mort. Mes frères aussi.

De cette époque, je ne garde qu’un vague souvenir. Si la transformation m’a offert une mémoire parfaite, ce qui s’est passé avant reste flou. Je ne me souviens que de certains moments, de couchers de soleil magnifiques, de danses et de rires autour d’immenses feux, d’un puma aussi, qui, affamé, s’était approché d’un peu trop près de notre campement et qui avait mordu un jeune frère. Il avait été malade et avait fini par mourir. Nous l’avions enterré, prié les ancêtres de prendre soin de lui puis étions repartis vers d’autres horizons.

Je me souviens très clairement, en revanche, de ce soir-là. La lune était haute. Les plus jeunes s’occupaient de maintenir le feu. Les plus vieux tournaient pour garder le camp. Je dormais profondément après un excellent repas de viande de daim.

Un cri m’a réveillé. Je me suis levé d’un bond, saisissant mon rondin en os pour défendre mes frères. Trop tard. Une dizaine gisaient sur le sol, immobiles. Je ne comprenais pas. Quelle bête avait pu réaliser pareil carnage en si peu de temps ? Pourquoi les guetteurs n'avaient-ils pas lancé le signal de danger ?

Je fus propulsé au sol par une forme sombre. Impossible de discerner ses traits. Deux aiguilles de feu se plantèrent dans mon cou. J’essayais de me défendre. Je mourus avant même d’avoir pu esquisser un geste. Ma vie s’était enfuie. Je ne craignais pas la mort. Partir ne me dérangeait pas. Que mes frères me suivent dans ce retour aux sources, en revanche. C’était injuste ! Mes yeux morts voyaient les plus jeunes allongés et je pleurais intérieurement. Pourquoi ce malheur nous touchait-il ?

Une bête s’approcha d’un de mes frères. Très jeune, il s’occupait du feu. Il n’avait même pas pu connaître la joie de rencontrer une femme. Quelle pitié ! L’ordre naturel se brisait. Rien n’allait.

Comme la bête s’approchait du feu, je constatais qu’elle avait forme humaine. Pourquoi une telle agressivité ? Je n’avais jamais rencontré un clan qui nous eut accueillis autrement qu’à bras ouverts, pour échanger. Pourquoi nous tuer ?

La rage coulait dans mes veines. Après avoir tué tout le monde, nos agresseurs s’éloignèrent, disparaissant dans la nuit. Je continuai à regarder les miens. Gardait-on vraiment la capacité à voir après être mort ? Mon torse ne se soulevait plus et pourtant, je restais là, conscient de mon environnement. J’essayai de bouger un bras et il obéit.

Hagard, je me relevai pour constater que tous mes frères faisaient de même. N’étions-nous pas morts ? J’avais pourtant senti la vie s’échapper. J’avais eu mal, très mal, tant physiquement que mentalement. Et voilà que je revenais, que nous revenions tous. Quelle était cette étrangeté ?

Par geste, nous avons échangé nos ressentis pour les découvrir identiques. Nous étions tous morts avant de revenir.

Les plus jeunes eurent peur que les agresseurs ne reviennent. Je les rassurai avant d’encourager tout le monde à se reposer. Après tout, nous n’étions pas mort. Pourquoi s’en faire ?

Je venais à peine de me coucher quand mes frères m’ont appelé à grands renforts de cris de joie. Ressorti, je constatais qu’un jeune portait un gros morceau de bois à lui tout seul, le plongeant dans le feu à mains nues avant de les ressortir, indemnes.

- Ça fait mal, annonça-t-il par gestes, mais à peine. Par contre, j’ai faim !

Nous venions à peine de déguster un daim. Normalement, cela aurait dû nous rassasier pour plusieurs jours. Les chasseurs m’annoncèrent voir comme en plein jour. Ils sentaient l’odeur du gibier. Je leur permis d’aller chasser. Ils revinrent quelques instants plus tard avec un cervidé, me disant que c’était leur deuxième. Le premier, ils l’avaient mangé sur place, trop affamés pour attendre. Ils me tendirent la meilleure part : le cœur.

Je le mangeais cru avant de me rendre compte que les jeunes frères se jetaient sur la prise des chasseurs, sans même prendre la peine de la cuire. Voilà qui était inhabituel. On m’apporta le cœur du second animal et je l’avalai sans peine, malgré sa grosseur.

- J’ai encore faim, se plaignit un jeune.

Comment cela était-il possible ? Aussi vite ? Et pourtant… Je ressentais moi-aussi cette faim dévorante, cette envie puissante en provenance du centre de ma poitrine… Ah tiens, pas exactement au même endroit que d’habitude, plus à gauche, me sembla-t-il.

- Je sens l’odeur de femmes, dit un veilleur, le nez au vent. J’ai envie…

Je ricanai. Ce frère fourrait sa bite dans un ventre féminin dès qu’il le pouvait. Elles ne rechignaient pas, en redemandant toujours.

- de les mordre et de boire leur sang, finit le veilleur.

Je sursautai. Boire leur sang ? Voilà qui faisait écho à mes propres envies. Pourquoi ? Je n’avais jamais ressenti cela auparavant. Je cherchai mes frères du regard. Tous les yeux me dirent la même chose : « Moi aussi ». Je haussai les épaules. Si le désir était commun, alors il ne pouvait pas être mauvais. La nature dicte sa loi. La suivre est aisé. La contrer est suicidaire. Je choisis d’accéder à la requête de mon clan.

Nous fondîmes sur le clan le plus proche. Les femmes ne cherchèrent pas à se défendre. À quoi bon ? Elles nous connaissaient. Elles adoraient nos moments partagés. La plupart dormaient. Nos canines acérées pénétrant leurs gorges les réveillèrent avant de les tuer.

Je regardai ma proie : la chef de la tribu des femmes. Allait-elle se réveiller comme nous ? Était-elle vraiment morte ? Étrangement, cela m’indifférait. Nous repartîmes vers notre campement.

Tout le monde se sentait en pleine forme. Nous levâmes le camp pour nous déplacer, comme chaque jour. Le rangement fut réalisé en un temps record. Marcher ne posa de problème à personne. Nous nous rendîmes bien plus loin que d’habitude.

Installer le camp au crépuscule fut un jeu d’enfant. Les chasseurs revinrent avec deux cervidés et un dangereux tigre à dents de sabre. Ils me prévinrent avoir croisé un groupe d’hommes en chemin. Ils n’avaient pas pu résister à l’envie de les mordre à la gorge. Je pris note sans les rabrouer. Ils pouvaient mordre qui ils voulaient. Ça ne m’importait pas.

Nous mangeâmes puis nous couchâmes. Tout le monde dormit merveilleusement bien.

À l’aube, une petite fille vint nous trouver. Elle nous observait de ses grands yeux noirs délicats. Elle arborait un visage serein et tranquille. Pourtant, nous les avions attaquées la nuit précédente.

- Mes sœurs se languissent de vous, indiqua la fillette par gestes très clairs. Elles aimeraient que les corps se réunissent.

Mes frères hurlèrent de joie.

- Mène-nous, proposai-je.

Certains veilleurs proposèrent de rester en arrière, discrets, craignant un piège. Je pris note de leur suspicion. Elle disparut rapidement. Les femmes avaient envie de baiser, vraiment, beaucoup.

Nous nous jetâmes tous dans la mêlée, sans regard pour nos âges. Je besognai longuement la chef qui hurlait de plaisir. Ma verge restait dure, sans faiblir. Tous mes frères constataient, ivres de joie, la même chose. Nous baisâmes toute la journée et toute la nuit suivante.

Finalement, je cessai de limer la vieille femme.

- Pourquoi arrêter ? grogna-t-elle mécontente.

- Il faut que nous discutions. Nous ne pouvons pas passer notre temps à ça, aussi agréable que cela soit ! m’exclamai-je.

- Et pourquoi pas ? rétorqua la vieille. Mon vieux corps peut de nouveau profiter des joies de la chair et tu voudrais que je m’arrête ? Au nom de quoi ? Laisse-moi !

La chef rejoignit un de mes frères pour continuer à recevoir ce plaisir intense. Je me mis sur le côté, à l’écart, pour réfléchir. Quelque chose, dans mon esprit, essayait de m’alerter. Je dus m’éloigner encore car les râles et les bruits de plaisir me déconcentraient.

Je m’efforçai de ne pas entendre. Pouvait-on vraiment passer tout son temps à baiser ? Ne faire que cela ? La vieille avait-elle raison ? Et pourquoi pas, après tout, si tout le monde était d’accord ? C’était plaisant.

Je mis quelques instants avant de réaliser : les cris de plaisir dissonaient. Je tendis l’oreille et perçus une dysharmonie. Certains râles étaient plus étouffés. Je m’approchai et mon sang se glaça.

Si beaucoup de mes frères baisaient des femmes, certains se faisaient attaquer par des hommes. Accaparés par leur plaisir, les autres ne se rendaient compte de rien. Voilà pourquoi il ne fallait pas baiser : cela nous coupait du monde, nous rendant vulnérables au moindre prédateur.

J’observais la scène, incrédule. Les agresseurs étaient quatre. Mon regard tomba sur l’un d’eux et mon cri d’alerte s’étouffa dans ma gorge, sans que je ne compris pourquoi.

Je voulus aider les miens. Mon corps refusa d’agir. Je restai caché, paralysé. Les quatre arrachaient des membres, tailladaient les corps, les extirpant de leur action charnelle.

Une femme privée de son partenaire hurla son mécontentement. Elle eut la tête arrachée par l’un des quatre agresseurs. Quatre ? Ah tiens, non. Je me rendis compte qu’ils n’étaient plus que trois.

Je le cherchai, craignant qu’il ne m’ait vu et soit en train de me prendre à revers. Las ! Il s’était mis de côté et observait la scène, les yeux perçants, la tête penchée sur le côté. Il écoutait, compris-je. Il observait. Au lieu d’attaquer sans réfléchir, il prenait le temps de penser. Il élaborait une stratégie.

Stratégie ? Cette pensée venait d’envahir mon esprit. Jusque-là, seul comptait le moment présent, manger, boire, dormir, être en sécurité. Pour la première fois, je vis plus loin, beaucoup plus loin, comme si son attitude me montrait la voie.

Il expliqua à ses compagnons comment tuer plus vite et médusé, je les observai arracher le cœur de mes frères et des femmes enivrés de plaisir. Je connaissais bien cet organe pour le consommer dans chaque animal. J’étais le chef. J’avais ce privilège. J’étais le chef. Le chef d’un tas de cendres car étrangement, les morts disparaissaient.

L’évidence me parvint : ces quatre-là allaient tuer tout le monde. Il me fallait fuir, au plus vite, me cacher, disparaître. Je regardai les quatre puissants. Mon regard glissa sur mes adversaires puis se figea sur l’un d’eux. M’éloigner me faisait mal. J’aurais voulu l’approcher, lui parler, me confier.

J’enfouis profondément cette volonté suicidaire et m’éloignai sans un bruit, aussi silencieux qu’un puma. Dès que je ne les entendis plus, je courus aussi vite que je le pus et découvris à ce moment que ma vitesse de course était devenue considérable.

 

Baptiste s’arrêta de lire un instant pour se plonger dans sa mémoire parfaite, remontant loin, très loin, jusqu’à ce moment précis. Il activa tous ses sens pour ne rencontrer que le néant. Gilles s’était vraiment montré très discret. Aucune vibration n’indiquait sa fuite. Baptiste revint au présent et reprit sa lecture à voix haute.

 

J’ai perdu le contrôle de moi-même et quand ma conscience est revenue, un chasseur inconnu gisait près de moi. Je me souvins l’avoir mordu à la gorge. Il allait s’éveiller, comme les autres. Les quatre puissants le verraient, le tueraient puis comprendraient qu’ils m’avaient raté et me suivraient à la trace. Je ne pouvais pas me le permettre.

J’ai fait comme eux. J’ai plongé ma main à travers le torse du cadavre et lui ai arraché le cœur. Son corps a disparu, ne laissant derrière lui que sa lance. Satisfait, je suis reparti.

J’ai continué ma course effrénée, ne m’arrêtant que pour me nourrir et réduire mes proies en cendres. La lune était ronde et pleine dans le ciel lorsque je me suis retrouvé à bout de forces au milieu d’un désert blanc et froid. Je n’avais jamais connu un tel paysage. Cela glissait. Des cristaux brillants tombaient du ciel. Je savais qu’il faisait froid sans que cela ne me dérange particulièrement.

J’avais faim. J’étais épuisé. Je humai le vent glacial sans obtenir la moindre odeur de vie. Je m’écroulai.

Je m’éveillai en pleine journée, pour me retrouver debout au milieu d’une dizaine de cadavres. Cette tribu passait simplement par là. Ils avaient dû m’apercevoir et tenter de me venir en aide. Leur compassion venait de leur coûter la vie. Je leur arrachai le cœur, un à un, la cendre grise absorbant l’humidité froide de ce sol glissant.

J’ai poursuivi mon chemin, fuyant toujours, craignant à chaque instant de voir apparaître quatre formes sombres à l’horizon. Seul le silence répondait à mes angoisses. Le vent se moquait de mes peurs. La lune riait de ma terreur.

Enfin, le sol blanc céda la place à de l’herbe, puis des arbres. Je retrouvai un paysage connu. Pourtant, les odeurs étaient différentes. Les cris des oiseaux ne signifiaient rien à mes oreilles. Les animaux que je croisais ne ressemblaient à aucun que je connus.

Je trouvai une grotte et m’y blottis, désireux de disparaître, de devenir invisible. Ils ne devaient pas me trouver. Jamais.

 

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Combien de lunes s'étaient écoulées ? Je n'en avais aucune idée. Je venais d’être tiré d'un sommeil sans rêve. Qu'est-ce qui venait de m'éveiller ? Un bruit étrange parvint à mes oreilles. C'était la cause de mon éveil, j’en étais certain. Ce n'était pas animal. C'était différent. Je ne connaissais rien de tel. Je m'approchai furtivement de la source du son pour découvrir une jeune fille.

Une fille ? Pouvais-je vraiment l'appeler ainsi ? Elle était tellement différente de moi ! Sa peau était blanche et ses cheveux orange. Petite mais se tenant bien droite, avec un visage fin et long, sa bouche produisait un son bizarre. Elle bougeait les lèvres avec rapidité et sa respiration s'accordait en mesure. Le son portait loin. Il était beau.

 

Baptiste cligna des yeux. Combien de temps Gilles avait-il passé à dormir ? Né Homo Erectus, il venait clairement de croiser une femme de Néandertal, peut-être même une Sapiens sapiens ! Baptiste en eut froid dans le dos. Leur ennemi avait-il vraiment passé entre deux cent mille et quatre cent mille ans à trembler de peur au fond d’une grotte ? Baptiste en avala difficilement sa salive avant de reprendre sa lecture.

 

Je la trouvai magnifique. Elle était la nature elle-même, rayonnante de paix et de sérénité. Tout mon être exulta à l’idée de l’approcher, de lui parler, d’entrer en relation avec elle. Je sortis de ma cachette avec calme et sans la moindre agressivité. Pourtant, la fillette se mit à hurler et partit en criant.

J’essayai de la rassurer par des gestes et des grognements, lui disant que je ne lui voulais aucun mal, que je la trouvais belle et douce, que je voulais juste échanger, troquer, être à ses côtés, la protéger, m’enivrer de sa présence, prendre soin d’elle, la combler, lui offrir la lune.

Sauf qu’elle ne me regardait pas, se contentant de courir aussi vite que ses petites jambes le lui permettaient. Aucune chance qu’elle m’échappe. Même avant, je n’aurais eu aucune difficulté à la rattraper. Ma vitesse hors du commun m’aurait permis d’attraper un guépard en plein course !

Je la suivis, incapable de résister à l’attirance qui sinuait dans mes veines. Je marchais lentement pour économiser mes forces, peu désireux de perdre encore le contrôle. Non pas que planter mes crocs dans sa gorge me répugnât. Bien au contraire. Mais je voulais le faire de manière consciente.

Elle s’arrêta dans un endroit très étrange. Une dizaine d’êtres se trouvaient là. Je les regardai, ahuri, tentant de comprendre ce que mes sens me renvoyaient. Ces gens, hommes et femmes, vivaient clairement ensemble. Pourquoi ? Les mâles et les femelles n’étaient pas fait pour un tel rapprochement. Mieux valait ne se voir que de temps en temps, pour troquer et baiser.

De plus, ils arboraient tous une peau blanche sans poils sur le corps, avec des cheveux jaunes ou orange. Leurs yeux étaient couleur de l’eau de la rivière. Ils avaient passé des peaux de bêtes sur leur torse et leurs jambes. Leurs ensembles tenaient tout seul. Par quel miracle ? m’étonnai-je.

Dans leurs mains, ils tenaient des bâtons de bois aux bouts brillants. De la pierre, reconnus-je. Des armes, sans aucun doute, à leur manière de la brandir face à eux, dans ma direction, le visage agressif. Je trouvai astucieux d’avoir pensé à attacher une pierre coupante au bout d’un bâton. L’idée ne me serait pas venue. Je reconnus leur grande sagesse.

Ils bruissaient vers moi, leur bouche produisant des sons aussi rythmés que ceux de la fillette, tout en étant différents. Ils étaient moins jolis, plus rauques, plus hachés. Je ne saisissais pas la raison de cet agissement.

Des hommes sortirent des objets en bois courbé tenu dans cette position par une sorte de liane fine et résistante. Ils se saisirent de petits bouts de bois eux aussi terminés par des petites pierres taillées. Comme cela devait nécessiter un travail minutieux. Ces gens-là savaient se servir de leurs mains et de leur cerveau, sans aucun doute. Je pourrai beaucoup apprendre d’eux ! Je m’en réjouissais par avance.

L’un des hommes bruissa vers moi. Son ton s’était fait violent. Sa posture indiquait de la colère et de la peur. Je tentai un premier contact. Je me contentai de faire le geste du salut. L’un des fins bouts de bois terminé par une pierre vola jusqu’à moi, me transperçant l’épaule.

L’acte me stupéfia. Quel était ce prodige ? Cet homme était-il un puissant, lui aussi ? J’écoutai attentivement pour entendre sa respiration et son cœur battre. Comment avait-il pu envoyer cet objet aussi vite et traverser ainsi mes chairs ?

Je retirai aisément le bout de bois en tirant dessus. Il déchira un peu mes chairs au passage mais la blessure, minime, se referma presque immédiatement. Alors que j’étudiais le bâton, la réaction de mes interlocuteurs me prit de court. Le chef bruissa un son sec et plusieurs brindilles souples volèrent vers moi.

Abasourdi, je n’eus même pas la prévenance d’esquiver. Les flèches me frappèrent de plein fouet et je perdis le contrôle. Quand je repris conscience, je pleurai à chaudes larmes. Tuer ces gens ne me peinait pas. L’avoir mordue elle en dehors de toute volonté m’était insupportable. J’aurais voulu la prévenir, lui expliquer, échanger avec elle, ne pas imposer, attendre avant de lui faire ça, pauvre enfant.

Je retirai leur cœur à tous ces gens puis m’approchai de ma petite merveille. Qu’elle était belle ! Je caressai tendrement ses cheveux orange bouclés. Elle allait s’éveiller, j’en étais certain. Je craignais les quatre puissants mais si je n’en faisais qu’un seul, que je la surveillais, ils n’en sauraient rien. Il nous suffirait de nous cacher. Il me tardait de partager mon univers avec elle.

J’entendis du bruit dans les arbres. Des pas ! Des êtres arrivaient, nombreux ! Ceux-là n’étaient qu’une petite partie du clan. Mais quelle taille faisait-il ? Je me souvins de leurs brindilles volantes et de leurs bâtons aux bouts de pierre et je pris peur. Même si j’étais fort, ils rayonnaient d’intelligence par rapport à moi. Je reconnus mon infériorité. Et s’ils me tuaient ? Si mon cœur se trouvait transpercé, que se passerait-il ?

Terrifié, je les entendais arriver. Je ne pouvais pas partir en laissant ma merveille ici. Je n’osais pas la déplacer. Et si cela la tuait ? J’étais désespéré.

Je ne voulais qu’une chose : me faire accepter, m’intégrer, devenir l’un d’eux et par dessus tout, que ma merveille me sourit à son réveil au lieu de me craindre.

Tout mon corps me brûla mais la douleur n'était qu'une information. Je sentis mon être changer, se transformer et lorsque les hommes apparurent, ils se tournèrent vers moi avec circonspection mais sans grande agressivité. Eux aussi prononcèrent des sons avec leur gorge mais je n'avais pas la moindre idée de la raison de ce bruissement.

Ma merveille s’éveilla à ce moment-là. Les hommes, terrorisés, s’enfuirent. Je comprenais. À leur place, je crois que j’aurais réagi de la même manière. Ils venaient d'arriver sur le lieu de leur campement pour y trouver un homme inconnu totalement nu entouré des vêtements de tous ceux restés autour du foyer se tenant au chevet d'une fillette revenant du monde souterrain. De quoi leur donner des cauchemars pendant de nombreuses lunes.

Ma merveille leva les yeux sur moi. Dans son regard, je ne lus qu’une profonde adoration. Enfin ! Elle ne me fuyait pas. Mieux ! Elle me sourit. Ce fut le plus beau moment de ma vie. J’en garde un souvenir impérissable. M’y replonger m’aide dans mes moments difficiles. Je revois son visage d’ange et mon âme s’apaise. Oh ma merveille ! Je t’aime tant !

Dans ses yeux bleus, je vis le reflet de mon propre visage. Je ne me reconnus pas. Mes cheveux s’étaient éclaircis – pas au point de devenir jaune mais plus marron clairs que noirs. Ma mâchoire s’était affinée. Ma peau était devenue crème. Mes poils avaient presque totalement disparus pour ne laisser qu’une toison sous mes bras, autour de mon sexe, un peu sur mon torse et sur mes jambes, mais guère plus.

Mon corps m’informa qu’il avait froid. Je compris l’intérêt des peaux de bêtes. Bien sûr, sans leurs poils, ceux-là subissaient davantage les intempéries. Pourquoi les avoir perdus ? Je ne compris pas.

Ma merveille bruissa longuement. J’enregistrai chacun des sons, m’enivrant de leur beauté. Elle s’arrêta en fronçant les sourcils. Je détestais la voir soucieuse. Tout pour qu’elle soit heureuse !

- Ju, bruissa-t-elle en se désignant elle-même de la main.

Elle posa ensuite la main sur mon torse. Doux contact ! J’en frémis de bonheur. Elle recommença, se touchant elle en bruissant « Ju » puis me toucha. Je me souvins que les autres bruissaient aussi. Je supposai qu’elle souhaitait que je fasse de même. Je choisis un son proche de celui prononcé par ma petite merveille.

- Gi, prononçai-je, surpris de ma propre voix souple.

Ma merveille sautilla de joie. J’en fus transpercé de bonheur. Je lui souris en retour, ravi. Je n’étais pas tranquille de rester là. Les autres allaient finir par revenir. Je récupérai des peaux de bêtes et Ju m’aida à la passer. Cela semblait beaucoup l’amuser de me montrer comment faire. Je découvris les boutons, système évident de nos jours mais au combien innovant à ce moment-là.

Mon esprit s’éveilla, apprenant à une vitesse hallucinante. Ma petite merveille m’apprit à tanner les peaux, à tailler des arcs, à confectionner des bols et bien sûr, à parler. Cela l’amusait énormément, elle qui avait l’habitude de recevoir une leçon plutôt que d'en donner.

Je lui appris à mordre pour se nourrir et à tuer sa victime en lui arrachant le cœur. Dès que la communication verbale fut établie, je pus lui expliquer pourquoi il fallait détruire notre engeance. Ju comprit. Elle accepta de rester près de moi, même lorsqu’elle fut capable de s’occuper d’elle. Couple très fusionnel, nous passions tout notre temps ensemble.

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