Chapitre 42 : Le livre des origines - Descendance

Au fond du trou, Baptiste continuait à lire à voix haute l’ouvrage jeté par d’Helmer.

 

Bien sûr, nous tentâmes de rejoindre des humains pour vivre avec eux mais ma merveille ne vieillissait pas, gardant son corps d’enfant. Elle attirait bien trop l’attention. Les gens semblaient sentir que quelque chose n’allait pas. Son regard dérangeait. Sa façon de parler, de se tenir. Son attitude ne correspondait pas à son apparence.

Nous fûmes rejetés. Impossible de nous intégrer au moindre groupe humain. En revanche, ma merveille chassait bien mieux que moi. Il lui suffisait de s’approcher d’un groupe en pleurant. Les femmes la prenaient immédiatement en charge, lui proposant à boire et à manger. Ju n’avait plus qu’à attendre la nuit tombée pour se nourrir de sang là où les hommes se méfiaient de moi, un homme seul.

Ma merveille souffrait beaucoup de ne pouvoir s’intégrer à aucun groupe. Elle passait beaucoup de temps à gémir de détresse en observant les villages dans le lointain. Elle aurait tant aimé faire partie d’une communauté. Je lui offrais ma présence constante et mon soutien mais je n’y suffisais pas. J’en fus attristé pour elle, ne sachant pas comment combler son besoin.

- Nul ne voudra jamais de moi, gémit Ju un soir.

- Que veux-tu dire, ma merveille ? demandai-je. Je suis là, moi.

- Et toi, tu accepterais de me prendre, de m'offrir le plaisir charnel ?

Je grimaçai de dégoût. Baiser avec ma merveille ? Non, certainement pas ! Je l’aimais, mais pas ainsi. J’aurais l’impression de la salir. Et puis, baiser était trop dangereux. Cela nous coupait du monde extérieur, nous rendant vulnérable. Hors de question ! Il fallait rester à l’affût. Les quatre puissants pouvaient nous attaquer à tout moment. Nous nous cachions et restions prudents, arrachant le cœur de toutes nos proies, mais le risque restait non négligeable.

- Bien sûr que non ! m’insurgeai-je.

- Je ne suis pas une enfant, gronda Ju. J'ai des lunes, et des lunes, et des lunes. J'ai l'apparence d'une petite fille mais je ne…

- Je le sais et même si tu étais adulte et magnifique, je ne te baiserais pas. La réponse est non. Il ne faut jamais perdre sa concentration. Que t'ai-je appris ? À rester attentive, aux aguets, en permanence ! La menace peut survenir à chaque instant, sans prévenir. Le plaisir charnel te déconnectera du présent. Il ne faut pas. C'est trop dangereux !

- Quel danger ?

- J'ai failli mourir le jour où je t'ai rencontrée, rappelai-je et Ju baissa les yeux. Si cette flèche avait touché mon cœur et non mon épaule, je ne serais plus là. De simples humains peuvent nous nuire, même involontairement. Il ne faut pas les négliger.

- Mettons-nous au fond d'une caverne ou en haut d'une montagne, proposa Ju, là où aucun humain ne se trouve. Il n'y aura plus rien à…

- Les quatre puissants peuvent aller n'importe où.

Ma merveille fit la moue. Nous avions eu cette conversation tant de fois. Elle ne comprenait pas. Elle ne pouvait pas. Elle n’avait pas vu les quatre puissants de ses yeux. Elle n’avait pas vu le carnage, l’acharnement à tuer, sans raison. J’étais tellement triste. J’aurais tant aimé leur parler, leur proposer une amitié, une bonne entente. Pourquoi s’en étaient-ils pris à nous de manière aussi brutale ?

 

- Pourquoi avons-nous tué tout le monde ? murmura Baptiste en s’extrayant du livre.

Soudain, il se sentait très las. Cette histoire datait. Il n’avait jamais cherché à la remettre en question. Il venait à peine d’émerger à ce moment-là. Son intelligence ne lui permettait même pas encore d’envisager le lendemain. Pourquoi avoir ainsi détruit leur engeance, avec une telle rage et sans la moindre pitié ? Ah oui, Chris les avait encouragés en ce sens.

- Parce qu’il ne faut pas laisser des Vampires pas au contrôle se promener librement. Tu as pu voir les conséquences ! Cette décision était la bonne. Il essaye de nous apitoyer. Ne le laisse pas atteindre son objectif.

Baptiste observa son frère. Avaient-ils vraiment tué tout le monde pour cette raison-là ? Il sembla à Baptiste qu’à l’époque, il était incapable d’un tel raisonnement. Chris avait lancé le carnage. Pourquoi ? Baptiste repoussa ses doutes et reprit sa lecture.

 

Pour Ju, les quatre puissants n’étaient qu’une chimère, des spectres sans corps mais pour moi ! Je pouvais les voir quand je fermais les yeux. Leur chef, froid, observateur, stratège. J’en tremblais rien que de l’imaginer. Le plus grand qui arrachait avec allégresse membres et crânes. Le plus petit qui tailladait de ses ongles acérés les corps. Le plus gros qui écrasait les organes, comprimait les corps. Quand je pensais à ce dernier, une tristesse incommensurable s’emparait de moi.

Ma merveille ne pouvait pas comprendre. Le danger était réel, bien réel, trop réel. Ils étaient là, quelque part, tapis, à l’affût, prêt à fondre sur nous à la première erreur. Ils étaient intelligents. Leur chef ne les raterait pas. Je me souvins de sa présence, de son charisme, de ses yeux brillant d’intelligence. Il ne fallait en aucun cas le sous-estimer.

 

Baptiste frémit. Où était Chris ? Ils en auraient bien besoin aujourd’hui, de sa présence, de son charisme et de son intelligence. Baptiste observa Paul, dont le visage exprimait plutôt la face d’un poisson. Il n’avait rien d’un chef, contrairement à Chris. Quelle erreur monumentale ils avaient fait en laissant Paul commander. Baptiste s’en voulut atrocement. Chris devrait régner. La situation présente découlait de cette mauvaise décision. Baptiste retint ses larmes. Chris, appela-t-il silencieusement. Chris…

 

- Tu peux toujours coucher avec des humains, continuai-je. Vu leur faibles performances, pas de risque de perdre ta concentration.

- Aucun homme ne voudra baiser avec une fillette de quatre saisons chaudes, répliqua Ju.

Elle se retira pour bouder. Sa tristesse me percuta de plein fouet, me broyant le cœur. Je ne voulais que son bonheur. Je ne voyais pas comment le lui offrir.

 

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- Laisse-le en vie, s’il te plaît ! supplia Ju.

- Non, le danger est bien trop grand, grondai-je.

- Je ressens ce besoin, cette envie, ça vibre en moi. Devoir tuer mes petits me fend le cœur ! gémit ma merveille.

Pour ma part, je n’en avais rien à faire. Il ne s’agissait que de nourriture. Je mordais, je buvais, j’arrachais le cœur, je retrouvais ma merveille. Je n’avais jamais ressenti la moindre difficulté à tuer mes proies. Sa détresse me transperça. Laisser nos proies devenir des êtres comme nous ? Non !

- Les laisser vivre, c’est risquer d’attirer l’attention des quatre puissants, rappelai-je. Notre invisibilité est notre meilleure cachette. Ils ne peuvent pas avoir des yeux partout. Nous devons rester à deux.

- Ou bien devenir plus puissants qu'eux, répliqua Ju. Si nous devenons des centaines…

- Tu ne comprends pas leur puissance ! À quatre, ils ont décimé une trentaine…

- De personnes trop occupées à baiser pour se défendre, prises par surprise et dans l'ignorance de leurs capacités. Nous avons appris à nous maîtriser. Nous pouvons…

- Non, Ju, c'est trop dangereux. Point final.

- Je n'en peux plus de tuer mes petits. Cela m'est trop pénible ! Je ne pense pas pouvoir le supporter plus longtemps. J’ai besoin de me sentir aimer.

- Je t’aime ! m’exclamai-je.

- Tu es mon phare, mais j’ai besoin d’une famille.

Ma merveille me le répétait souvent.

- J’ai besoin de voir que je compte pour des gens.

Je me sentis rejeté, invisible, inexistant. Ju venait de m’enfoncer un poignard dans le cœur.

- Tu comptes plus que tout au monde pour moi, murmurai-je, blessé.

- Tu ne me suffis pas, clama-t-elle.

- Où vas-tu ? lui demandai-je alors qu'elle s'éloignait.

- Me nourrir, grogna Ju. Cette dispute m'a donné faim.

Je la regardai s’éloigner. Je me sentais mal, tellement mal. Je la laissai chasser. Comme à son habitude, elle appela à l’aide d’une petite voix mouillée. Une femme l’entendit et accourut vers elle. J’entendais ses pas sans la voir. Elles étaient en dehors de mon champ de vision. Je n’avais aucune raison de m’en faire. Ma merveille savait très bien prendre soin d’elle.

Je restai à méditer notre échange. Je souffrais tellement de la situation. J’aurais tant aimer la voir heureuse. Sa douleur me peinait tant !

Le silence me surprit. Pourquoi ma petite merveille n’était-elle pas revenue ? Se nourrir ne prenait pas tant de temps ! Inquiet, je la rejoignis. Elle se trouvait à genoux, à côté de sa proie allongée.

- Pourquoi ne la mords-tu pas ? demandai-je, surpris que la femme soit encore en vie.

Son cœur battait. Elle respirait. Son teint blafard l’indiquait malade. Ma merveille craignait-elle d’être empoisonnée ? Craignait-elle que son sang ait mauvais goût ou ne la nourrisse pas correctement ?

- Je l’ai mordue ! assura ma merveille.

Elle me désigna sa gorge où je constatai la présence de deux petits trous à peine visibles, marques de la morsure.

- J’ai bu son sang, indiqua ma merveille.

- C’est impossible, dis-je. Son cœur bat. Toute personne que nous mordons devient…

- Je ne voulais pas, hurla ma merveille, me faisant sursauter. Plus jamais ! Plus jamais je ne tuerai ma progéniture. C’est trop dur. Je ne pourrai pas le supporter.

J’observai la femme. Ma merveille, dans son besoin de ne pas arracher le cœur à sa proie, avait trouvé le moyen de se nourrir sans la transformer. J’en ris de bonheur. Ju leva sur moi un regard trempé de larmes.

- C’est merveilleux ! m’exclamai-je. Tu vas enfin cesser de souffrir.

- Je ne l’ai pas fait exprès ! répliqua-t-elle.

- Replonge-toi dans ta mémoire parfaite et essaye de comprendre, proposai-je avec tendresse. Calme-toi, ma merveille, assieds-toi, pense à tes fleurs et aux couchers de soleil.

Je la connaissais par cœur. Je savais comment la calmer. Elle me suivit avec confiance. Elle proposait une telle abnégation. Seul son besoin de garder ses petits en vie et de baiser nous séparait. Sur tous les autres points, nous étions en totale harmonie. Nous adorions chasser ensemble, observer le soleil se lever depuis un promontoire avant de sauter dans la rivière en contrebas.

Mes paroles la ramenèrent vers le moment magique, celui où elle avait réussi à se nourrir sans tuer. Elle m’expliqua.

- Un liquide froid a voulu sortir de mes dents. J’ai refusé. Je l’ai repoussé. Il est resté tranquille.

- Un liquide froid ? m’étonnai-je.

Ju ouvrit la bouche, sortit les dents et une goutte jaune crémeuse apparut. Je l’attrapai avec mes doigts et le porta à mon nez. Le fumet me rappela quelque chose, mais quoi ? Mon cerveau connecta soudain.

- Le venin de serpent ! m’exclamai-je. Sens !

Ma merveille confirma.

- Quand nous mordons, nous mettons du venin dans notre victime. Il suffit de ne pas le faire pour ne pas transmettre notre particularité, compris-je. C’est fantastique. Nous allons pouvoir arrêter de gaspiller la nourriture.

J’en fus euphorique de joie, ma merveille encore plus. Libérée de ce fardeau, Ju s’ouvrit encore davantage. Son observation du monde devint plus fine et elle se mit à l’envisager différemment, à le modeler, à assembler des couleurs, des formes, des textures.

Laissant derrière elle ses réalisations, elle se fichait qu’elles soient éphémères ou durent mille ans. Je m’extasiai devant ses créations. Je la regardais guetter le passage d’inconnus, écoutant leurs avis, souriant de leur surprise de trouver quelque chose d’aussi beau au milieu de nulle part, se demandant quelle force mystérieuse avait pu poser ça là. Ma merveille rayonnait. Bien sûr, elle bouillait toujours de ne pas pouvoir baiser, mais au moins compensait-elle de cette manière.

 

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Le temps passa. Un jour, nous eûmes la surprise de découvrir un nouveau groupe d’humains, nombreux, s’installer près de nous.

- Ils sont différents, non ? demanda Ju.

- Ils ne parlent pas la même langue, confirmai-je. D’où viennent-ils ?

Ma merveille et moi les écoutâmes toute une journée. Au crépuscule, Ju partit les rencontrer. Elle se fit accueillir sans difficulté. J’attendis à l’écart. Elle revint vers moi quand la lune fut haute.

- Ils sont venus par le même endroit que toi, l’étendue glacée au nord.

J’en frémis de terreur. Ces humains avaient traversé ? Mais alors, les puissants le pouvaient aussi ! Peut-être étaient-ils déjà là ? Je regardais autour de moi, une angoisse indicible me saisissant. Un bruit me fit sursauter, simple lapin blanc rejoignant son terrier.

Ma merveille fut compréhensive. Elle ne me fit aucun reproche ni ne me critiqua. Jamais de moquerie ni de remarque cinglante. Elle m’accompagna tandis que je scrutais l’étendue gelée, sans dormir. Elle s’amusa à réaliser des sculptures dans la glace. Elle manipula le sable. Tout était source d’inspiration pour ma merveille. Je l’admire tant !

La glace recula. Elle fondit. L’eau monta. L’air se réchauffa. Pourquoi ? Nous n’en avions aucune idée. Nous ne faisions que constater. Bientôt, l’étendue blanche disparut derrière l’horizon.

- Tu crois que la traversée reste possible ? demandai-je.

Ma merveille haussa les épaules. Elle n’en savait pas plus que moi. Je tentai. Je n’avais jamais été bon nageur. L’eau n’est pas mon élément. Je n’atteignis jamais la glace et je me sentais mal à l’aise. Je suis revenu, luttant difficilement contre le courant.

- Impossible, en conclus-je en touchant la terre ferme, épuisé et affamé. Je me souviens combien de lunes j’ai mis à traverser. Imaginer faire cela en nageant est inconcevable. Non, la voie est coupée.

- Nous sommes libres ? Je peux me créer ma famille ? demanda ma merveille.

- Non, grondai-je. La glace est venue, puis elle est repartie. Qui dit qu’elle ne reviendra pas ?

Ma merveille en baissa les épaules de dépit mais ne s’opposa pas. Nous restâmes sur place mais la chaleur augmentait un peu plus à chaque lune. Finalement, je dus me résoudre à l’évidence : le froid ne reviendrait pas.

- Vas-y, ma merveille. Fais-toi plaisir. Les puissants sont de l’autre côté et ils ne passeront jamais. Crée la famille qui te fait tant envie !

Elle me sauta au cou de joie, petit corps d’apparence frêle et fragile contenant une âme dure et forte.

Elle ne se contenta pas d’un seul. Elle mordit une famille entière, s’approchant d’eux dents sorties, s’amusant de leur terreur. Je l’observai faire en riant. Ma merveille blonde ! Je l’admire tant.

Elle les mordit, répandit son venin en eux puis revint vers moi. Ensemble, nous les vîmes se lever et s’éparpiller. Le sourire sur le visage de ma merveille me combla de joie. Elle semblait enfin apaiser. Sa douleur venait de s’envoler. Je la serrai dans mes bras. Une unique larme coula sur sa joue. Je le savais : elle aurait préféré que je l’embrasse et que je me montre plus physique. Je ne pouvais pas la salir de cette façon. Elle était ma merveille, mon amour, ma beauté, mon trésor. Je ne pouvais pas faire cela.

Elle trembla puis s’arracha de mes bras. Elle avança d’un pas assuré pour ne s’arrêter que devant un feu lointain. Un unique voyageur se trouvait devant. Elle sourit puis s’avança, toutes dents sorties.

- Vampire ! hurla-t-il avant de se figer de terreur.

Nous échangeâmes un regard circonspect. « Vampire » ? Voici un mot que nous ne connaissions pas. Curieux, nous nous approchâmes du voyageur. Il ne broncha pas, tremblant de la tête aux pieds, son visage blême passant de ma merveille à moi. Il s’urina dessus.

- Qu'est-ce qu'un Vampire ? demanda Ju.

L’homme resta muet de terreur. Je me glissai dans son dos et lui murmurai à l’oreille, mes canines sorties :

- Réponds à la demoiselle.

- Des êtres rapides, forts, dangereux, immortels, qui se repaissent de sang dans la nuit, répondit-il sans prendre le temps de respirer ni d’articuler.

Notre regard fut amusé. Apparemment, les humains avaient fini par donner un nom à ce que nous étions. « Vampire ». Nous plaçâmes ce terme dans notre mémoire. Pourquoi pas, après tout.

Ma merveille prit son temps, se délectant de la transformation et une terrible jalousie compressa mon cœur. J’aurais tant voulu pouvoir faire cela, moi aussi. Je regrettais tant la façon dont ma merveille avait vu le jour.

La morsure de Ju fut tendre, douce, langoureuse, lascive. Je compris que ma merveille érotisait ce moment. Cette pénétration serait sa façon à elle de baiser. Elle compenserait la manque de rapprochement charnel de cette manière. Ma jalousie disparut pour être remplacée par une compersion de tout premier ordre. Nous étions heureux, tout simplement.

 

- C’est la fin du deuxième chapitre, indiqua Baptiste.

- Continue. Il essaye de nous apitoyer. Qu’il aille se faire foutre, gronda Paul. Je ne m’excuserai pas. Nous avons fait ce que nous devions. Ils ont eu tort de répandre le mal et nous avons eu raison de les exterminer. Qu’ils crèvent !

Baptiste grimaça. Il n’aimait guère que son frère parle ainsi alors même qu’ils étaient prisonniers de l’ennemi. Baptiste leva les yeux sur la brune, là-haut. Elle semblait s’ennuyer à mourir. Baptiste tourna la page pour dévoiler le chapitre suivant et continua, selon la volonté de cette femme, à lire à voix haute.

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