Il y avait l’odeur, tout d’abord, qui prenait aux narines et s’insinuait par tous les pores de la peau. Un mélange d’œuf pourri, d’urine et d’excréments. Il y avait le froid aussi, et l’humidité qui se faufilait par tous les pores de la peau.
La cuve s’était remplie : des Weevils, bien sûr, mais aussi d’autres créatures pathétiques qui s’étaient sans doute retrouvées coincées à Cardiff après la fermeture de la Faille. Quelques Nostrovites, deux malheureux Mayfly qui ne pouvaient plus voler, et même un Blowfish qui s'était résigné à son sort.
Mais, par dessus tout ça, par dessus l’aspect misérable que présentait ce méli-mélo hétéroclite de cobayes en attente de la mort ; par dessus les rats qui se faufilaient entre les cages ; par dessus l’établi qui s’était agrandi, les tables de dissection installées en rang d’oignon, les fioles et les éprouvettes qui s’empilaient sur des étagères ; par dessus les bâches qui avaient été étendues sur le sol de béton pour recueillir le sang, les larmes, les vomissures, les déjections…
Par dessus tout ça, il y avait le silence.
Un silence total, absolu, incroyablement assourdissant. Comme s'ils se trouvaient tout au fond des abysses, plongés dans une eau noire et dangereuse.
Dans des conditions normales, la cave aurait dû résonner des hurlements, grondements, grognements, plaintes et gémissements qui s’échappaient de toutes les créatures. Mais, à présent, seuls les mots du Collectionneur, son parler rude, pâteux, ponctué de grossièretés et de patois, emplissaient l’atmosphère lorsqu’il était là.
Et ça, ça n’aurait pas tardé à rendre Ianto fou, s’il n’y avait eu son double.
Curieusement, sans que l’un ou l’autre en comprenne la raison, la présence de l’autre Ianto, Ianto-le-fantôme, ainsi qu’il l’appelait maintenant, avait le don d’apaiser instantanément le coeur de Ianto-le-martyr et de l’aider à surmonter cette épreuve.
Ils s’efforçaient de se parler, le plus souvent possible, en esprit. Ils parlaient de tout et de rien, de leurs enfances respectives, si proches et pourtant légèrement différentes, de la vie à Cardiff, de leur arrivée à Londres, de leur découverte de Torchwood et des merveilles qu’ils avaient vues, chacun de leur côté. Ils parlèrent d’Yvonne, de Lisa, leur Lisa respective. Ils parlèrent de Torchwood 3, de Tosh, d’Owen et de Gwen.
Ils parlèrent de Jack, leur Jack.
Un seul Jack pour deux Ianto.
Étrangement, toute la rancoeur, la jalousie et la méfiance s’étaient envolées. Après tout, l’un était mort, et l’autre était en passe de disparaître à jamais entre les mains des Collectionneurs. Que leur restait-il, à part ce souvenir commun, leur seule bouée de sauvetage pour éviter de sombrer dans le néant ? Alors, ils s’y accrochèrent comme deux naufragés désespérés. Ils évoquèrent l’amour qui les attachaient à lui, se rappelèrent ensemble la sensation de ses bras autour d’eux, son souffle contre leur peau, ses cheveux frôlant leur joue… Physiquement, il n’y avait eu qu’un seul Ianto, bien sûr, mais le Gardefé s’en souvenait avec autant de force, autant de réalité.
L'autre Ianto raconta l'invasion des Quatre Cent Cinquante Six. Il ne se souvenait pas de tout, bien sûr. Tout ce qui entourait sa mort et l'avait conduit à celle-ci demeurait enseveli sous une chape d'oubli. Mais cela faisait du bien à Ianto, et lui permettait de saisir un peu mieux tout ce par quoi ils avaient dû passer, lui, Gwen et Jack, durant son absence.
Un jour, dans la demi conscience où il stagnait depuis quelques temps, Ianto remarqua deux choses qui le glacèrent.
D’abord, la mise en place, près de l’escalier qui menait à la sortie de la cave, d’une table flanquée de quatre chaises, sur laquelle les hommes de main de Geoff disposèrent avec célérité une nappe et un délicat service en porcelaine. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : le Collectionneur qui avait régné au manoir allait venir ici.
Ensuite, l’arrivée d'un autre Gardefé. Ils l’amenèrent, inconscient, pour l’enfermer dans la cage la plus proche de celle de Ianto. C’était un enfant, réalisa-t-il avec une horreur grandissante, un gosse de dix ou onze ans, aux cheveux bruns emmêlés, des tâches de rousseur typiquement galloises envahissant ses joues pleines et ses bras nus.
Malgré la douleur qu’il ressentait, Ianto essayait de diffuser comme il pouvait un sentiment de réconfort et d’amitié à l’attention du jeune Gardefé qui gisait inconscient sur le sol de sa cage. Il ignorait s’il arriverait à supporter que Geoff ou tout autre Collectionneur touche à un cheveu de sa tête. Cette simple éventualité lui donnait envie de hurler, de taper contre quelque chose ou quelqu’un, de mourir.
Mourir pour que l’autre survive.
Mais, bien sûr, ce n’était pas ainsi que cela fonctionnait…
Un jour, ils se présentèrent, les uns derrière les autres. Les Collectionneurs. Les « amis » de Geoff, ceux qui l'avaient pris sous leur aile et avait conduit Ianto, par la même occasion, à sa longue agonie. Ils étaient quatre, trois hommes et une femme à l'allure hautaine, tous différents les uns des autres : l'un petit et rond comme une barrique, les joues couperosées et le rire gras, un autre grand et sec, portant costume et chapeau, une canne à pommeau d'or dans une main, l'autre rentrée dans la poche de son veston, le troisième petit mais nerveux, tout en muscles noués, en suées incongrues, en mains occupées à tripoter sa montre, la manche de son manteau ou son crâne dégarni. La femme, elle, semblait jeune, trop jeune pour faire partie de ces monstres. Courte elle aussi, des rondeurs aux hanches, à la poitrine et au visage, une chevelure blonde de garçonne et des paupières lourdes, elle riait bruyamment, trop bruyamment dans ce temple du silence, des plaisanteries grasses du ventru et du franc parler de Geoff, et jetait alternativement des airs dégoûtés ou émerveillés sur les cages et leur contenu.
Ianto ne s'y trompait pas, il percevait la naïve cruauté qui enveloppait son cœur. Elle était du genre à arracher les pattes des araignées pour les observer, recroquevillées, mourir à petit feu. Elle n'aurait aucune pitié, pas plus que les autres. Dans tous les sentiments entremêlés qui s'échappaient des cinq Collectionneurs, la pitié n'existait pas, n'avait jamais existé, pas plus que chez leurs sbires, leurs serviteurs plutôt, qui se pliaient au moindre de leur désir et accomplissaient les basses besognes sans rechigner.
Ianto savait qu'il n'y avait rien à tenter de ce côté-là. Il doutait de trouver un jour le point faible qui lui permettrait de s'échapper. Il se tourna vers la petite silhouette qui gisait à quelques pas de lui, emprisonnée comme lui par des barreaux de fer qui semblaient contenir toute la désespérance du monde.
L'enfant le regardait, ses grands yeux interrogatifs posés sur lui, comme s'il cherchait une réponse à l'horreur qu'il subissait. Mais Ianto n'avait aucune réponse à offrir. Il tenta de projeter à nouveau des émotions positives, l'espoir que lui même n'avait plus, l'apaisement, la consolation… L'autre ferma les yeux, se laissa envelopper par ces émotions, appuyé contre les barreaux, ses jambes maigres repliées sous lui.
— Oh là là, mais qu'est-ce que nous avons là !
Il sursauta, se redressa aussitôt, pour voir le profil de la Collectionneuse qui battait des mains, une joie malsaine inscrite sur son visage trop maquillé.
— Quel charmant petit garçon ! Et ce jeune homme, à côté… (Elle se tourna vers Ianto, et il se recula instinctivement dans le fond de sa cage) Geoff, tes spécimens sont tellement beaux ! J'en suis très jalouse, tu sais ! Quel dommage que tu n'en aies attrapé que deux…
— T'inquiète, ma belle… C'est le début. Il y en aura d'autres, répondit le concerné en l'encerclant de ses bras entièrement tatoués. Et maintenant, si nous buvions le thé ? Tu es en Angleterre, tu sais… Et puis, Scipio ne va pas tarder à venir.
À ces mots, Ianto redressa le menton.
Scipio…
L'ennemi numéro un du Royaume…
Il allait enfin le rencontrer.