Chapitre 42 : invitation

Ayra observait depuis quelques minutes l’installation d’une grande affiche dans le hall. On y voyait le dessin d’un couple en train de danser. La jeune fille portait une robe à volants rouges, qu’elle faisait virevolter au rythme d’une valse. Un sapin à l’arrière-plan donnait le ton de la saison, et des notes de musique flottaient autour d’eux.

Une date était indiquée, suivie de cette phrase :

« Pour la récolte de fonds annuelle, qui grâce à vous, assure l’avenir de Clairval. Venez nombreux. »

— Tu as vraiment envie d’aller à ce genre d’événement ? fit une voix grave derrière elle.

— Oui, pourquoi ? Ça peut être amusant, répondit-elle sans se retourner.

Un rire moqueur lui répondit.

Elle se retourna brusquement vers Kael, les yeux lançant presque des éclairs.

— Si t’aimes pas, c’est une chose, mais pas la peine de te moquer de ceux qui aiment !

— Mais je ne me moque pas, répondit-il, un sourire en coin aux lèvres.

Ayra lui emboîta le pas vers l’escalier. Elle réajusta sa bandoulière et repoussa une mèche courte qui retombait devant ses yeux.

Elle crut entendre quelqu’un l’appeler, mais avec le brouhaha dans le hall, elle pensa avoir rêvé. Ce n’est que lorsqu’une main se posa doucement sur son bras qu’elle se retourna.

Prête à réprimander Kael, elle fut surprise de se retrouver face à un autre étudiant, qu’elle connaissait vaguement.

Assez grand et fin, il avait les cheveux roux, courts mais légèrement ondulés sur le haut de la tête. Quelques taches de rousseur parsemaient son visage, contrastant joliment avec son regard vert clair.

Le visage d’Ayra s’adoucit aussitôt en réalisant qu’il ne s’agissait pas de Kael.

— Oh… euh, oui ? fit-elle, un peu gênée par sa réaction vive.

— Salut Ayra, je suis dans le cours d’histoire avec toi… dit-il en cherchant ses mots.

— Oui, oui, tu es… William, c’est ça ?

— Will, je préfère, répondit-il avec un sourire qui creusa une légère fossette sur sa joue.

Son air sympathique tranchait nettement avec le visage fermé de Kael.

Will avait le visage plutôt fin, presque espiègle, qui lui rappelait les lutins qu’elle voyait dans les livres étant petite.

Kael, lui, c’était une autre histoire. Mâchoire carrée, traits marqués, presque trop parfaits.

« Cesse de les comparer, » se reprit-elle mentalement.

Tout en continuant à discuter avec Will, son regard glissa machinalement vers le bas des escaliers, où Kael les observait. Expression neutre, comme toujours.

« Comme d’habitude… » pensa-t-elle.

— Ça va, tu te plais ici ? lui demanda Will.

— Oui, j’aime beaucoup Clairval, répondit-elle sans détourner les yeux de Kael.

Will se gratta la tête, visiblement nerveux.

— En fait… je cherchais un prétexte, mais bon. Je vais pas tourner autour du pot, dit-il en riant un peu, mal à l’aise. Ses joues prirent une teinte rosée.

Elle reporta son attention sur lui.

— Oui ? Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle.

— Tu vas aller au bal ?

— Oui… sûrement… Pourquoi ?

— Est-ce que tu accepterais d’être ma cavalière ?

Il avait lâché ça vite, comme s’il craignait de changer d’avis en le disant.

— Ma cavalière ? répéta-t-elle, intriguée.

— Ben… oui. Pour le bal. C’est une tradition ici, tu sais, répondit-il en se grattant à nouveau le crâne.

— Ah, la fameuse coutume… Je vois, dit-elle, un peu mal à l’aise. Elle n’y connaissait rien, mais comprenait l’idée.

Elle réfléchit un instant, puis hocha la tête.

— D’accord… OK pour venir avec toi.

Elle ne se voyait pas refuser. Will avait l’air tellement gentil.

— Oh ! s’exclama-t-il, visiblement surpris mais ravi. Super… génial ! fit-il en levant les deux pouces avec un grand sourire.

— Bien… à tout à l’heure en cours, dit-il encore, les lèvres étirées, laissant apparaître sa fossette.

Elle lui rendit son sourire et lui fit un petit signe de la main.

Encore un peu surprise par l’échange, elle reprit sa montée des escaliers.

Des pas derrière elle l’accompagnèrent.

— Il te voulait quoi, ce rouquin ? lança Kael en buvant une gorgée d’eau.

— Oh, juste… m’inviter au bal, répondit-elle en repensant à la scène.

Kael s’étrangla aussitôt.

Elle se retourna brusquement.

— Qu’est-ce qui te prend ? lui demanda-t-elle.

Il tapa sa poitrine pour reprendre son souffle, puis, d’une voix encore enrouée :

— Et… tu lui as répondu quoi ?

— Bah, qu’est-ce que tu voulais que je lui dise ? J’allais pas le rembarrer, répondit-elle, comme si c’était une évidence.

Elle vit Kael lever les sourcils, mais il ne répondit rien.

Elle décida de le laisser dans ses pensées, sans rien ajouter.

De toute façon, elle doutait fortement que Kael en ait quelque chose à faire.

Changeant volontairement de sujet, elle lui lança :

— N’oublie pas qu’on bosse à la bibliothèque tout à l’heure… Essaie pas de te défiler.

Il grogna un simple "Hmm", l’air bougon.

Alors qu’ils approchaient de l’amphithéâtre, elle aperçut un attroupement d’élèves prêts à entrer.

Elle repéra rapidement Will dans la foule : son regard s’était éclairé en l’apercevant, mais il jetait de rapides coups d’œil vers Kael, visiblement mal à l’aise.

— Drôle de tête… marmonna ce dernier.

— Qu’est-ce que t’as dit ?

— Rien du tout ! Je parlais tout seul, répondit-il aussitôt.

Ils suivirent l’attroupement. Ayra rejoignit Dahlia dans une rangée, et fut surprise de voir Kael s’installer juste derrière elles.

D’habitude, il choisissait systématiquement une place au fond de la salle.

Elle remarqua que Will se retournait plusieurs fois. À chaque fois, il lui souriait, tout en jetant des coups d’œil mal à l’aise en direction de Kael.

Ce petit manège n’échappa pas à l’œil vif de Dahlia, qui lui demanda aussitôt :

— Dis-moi, pourquoi ce garçon n’arrête pas de se retourner vers toi ?

— Oh… il vient de m’inviter au bal. J’ai accepté, répondit Ayra simplement.

Un large sourire étira les lèvres de Dahlia.

— C’est vrai ? Trop bien ! Tu en as du succès, Ayra !

Elle se pencha sur ses coudes pour jeter un coup d’œil vers l’arrière, un air espiègle sur le visage.

— En tout cas, il y en a un qui n’a pas l’air ravi ! ajouta-t-elle dans un murmure complice.

Intriguée, Ayra se retourna et fut surprise de voir Kael fixer Will d’un regard noir. Ce dernier, visiblement mal à l’aise, semblait se liquéfier sur place.

                                 *****

Élika avait eu un sommeil agité. Depuis sa rencontre de la veille, elle n’avait fait que cauchemars.

Toujours ce ciel rouge vif, cette terre aride. Et la voix d’un homme criant son nom, une voix pleine de détresse. Puis un regard entièrement noir.

Elle avait sursauté en entendant les explosions qui secouaient ses rêves.

Et ensuite… une vieille berceuse.

Un rire d’enfant. Le sien ?

Elle sursauta en réalisant que les objets récupérés la veille étaient posés sur son lit, éparpillés autour d’elle.

Son regard se porta sur la boîte, placée dans un coin de la chambre. Elle l’avait calée avec plusieurs gros volumes, pour s’assurer qu’elle reste bien fermée.

Elle attrapa délicatement la cuillère en cuivre. Son reflet y apparaissait, déformé.

Un rire d’enfant résonna. Était-ce dans sa tête ? Elle était encore tellement dans le brouillard qu’elle n’en était pas certaine.

Dans le métal, elle vit l’image d’une petite fille aux cheveux clairs, riant doucement.

Elle lâcha aussitôt la cuillère, qui retomba sur les draps dans un bruit mat.

Saisie par un malaise grandissant, Élika repoussa tous les objets et se leva précipitamment. Elle avait l’impression de perdre la tête.

Elle se réfugia dans la salle de bain et laissa l’eau brûlante de la douche couler longuement sur son visage, espérant dissiper cette sensation d’étrangeté.

La migraine de la veille était toujours là. Moins violente peut-être, mais elle la sentait tapie, prête à revenir.

Quand elle sortit, elle fut saisie de découvrir une tasse de tisane fumante posée sur la commode.

Mira… comme si elle pouvait tout deviner.

Un petit mot y était glissé : « Pour ta migraine. »

Elle jeta un regard vers son lit. Les objets n’y étaient plus.

Son regard glissa dans la pièce et se posa sur la boîte. Les gros volumes avaient repris leur place au-dessus.

Elle préféra s’assurer que les objets étaient retournés à l’intérieur.

Ils y étaient.

Elle fixa à nouveau son lit. Comme si toute son énergie l’avait quittée, elle se sentit soudain aspirée par le besoin de s’y plonger.

Les insinuations de son père, la discussion avec Uriel, la rencontre de la veille et ce qui en avait découlé…

C’était trop.

Elle se recoucha et rabattit les couvertures sur elle.

Comme si s’envelopper suffisait à étouffer son agitation intérieure.

                             *****

Même la bibliothèque avait été décorée à l’occasion de Noël.

Quelques guirlandes sobres mais lumineuses ornaient désormais le balcon intérieur qui ceinturait la pièce et donnait accès aux étagères du haut.

Cela apportait une clarté nouvelle au lieu, qui d’ordinaire n’était éclairé que par les lampes suspendues au-dessus des tables, offrant une intimité presque feutrée à ses occupants.

Ayra parcourut le dossier. Quelques rectifications restaient à faire, mais leur travail touchait clairement à sa fin.

Depuis ce matin, Kael était étrangement silencieux.

Pas une pique, pas un commentaire… Rien n’était sorti de sa bouche, d’ordinaire si prompte à provoquer ou répliquer.

Elle l’observa un instant. Il était penché sur un croquis, visiblement concentré. Il dessinait plusieurs œuvres évoquant le même thème, pour les mettre en parallèle.

Ses traits étaient sérieux, et quelques mèches retombaient sur son front, masquant partiellement son regard.

— Pourquoi tu me regardes comme ça ? demanda-t-il sans lever la tête.

Ayra sursauta légèrement.

Elle ne s’attendait pas à ce qu’il le remarque, encore moins à ce qu’il le dise aussi directement.

— Je ne te regarde pas, je vérifie ce que tu fais, répondit-elle un peu trop vite, attrapant la première excuse qui lui passa par la tête.

— Cela satisfait madame ? demanda-t-il, sans même esquisser un sourire.

— Oui… ce sera parfait pour la présentation.

Elle referma l’ouvrage posé devant elle.

— Je pense que c’est bon pour aujourd’hui. Je n’arrive plus à me concentrer, ajouta-t-elle.

— Ah oui… trop occupée à penser au bal, sans doute, lança-t-il d’un ton neutre.

— Mais… pas… pas du tout ! s’emporta-t-elle, les joues soudain rouges.

Elle se leva brusquement et attrapa les livres qu’ils avaient empruntés pour aller les ranger.

Kael, lui, ne bougea pas. Son regard restait fixé sur son croquis, concentré comme s’il n’avait rien dit.

Tout en marchant entre les étagères, Ayra lui jeta quelques regards furtifs.

Il ne bronchait pas. Imperturbable, comme s’il s’était enfermé dans une bulle inaccessible.

Après avoir reposé les livres, Ayra revint à la table et commença à rassembler ses affaires.

— Bon, je vais y aller, lui indiqua-t-elle.

— OK, répondit-il, le regard toujours fixé sur son croquis.

Par réflexe, elle jeta un œil à sa feuille. Il devait représenter leur propre vision du thème, leur interprétation personnelle.

Mais aucune aile, aucun démon grotesque. Juste des silhouettes humaines. Certaines baignées de lumière, d’autres à peine esquissées dans l’ombre.

Elle resta un instant figée, troublée par la sobriété du dessin… par ce qu’il avait choisi de ne pas montrer.

Puis elle se détourna, décidant de ne rien ajouter de plus. Kael n’avait pas bougé. Il ne l’avait pas regardée. Il ne s’était pas levé.

Elle fronça légèrement les sourcils. D’ordinaire, il l’aurait suivie sans même qu’elle le lui demande.

Dans le couloir, tout était calme, comme souvent à cette heure-là.

En cette période de l’année, la plupart des élèves préféraient rentrer plus tôt, chassés par l’obscurité qui gagnait vite du terrain.

La lumière était faible. Un néon au plafond, probablement défectueux, clignotait par intermittence, projetant des éclats fantomatiques sur les murs.

Un claquement résonna au loin.

Ayra sursauta.

— Ça ne va pas recommencer… souffla-t-elle en serrant les dents.

Elle accéléra le pas. Devant elle, une porte claqua brutalement.

Elle n’hésita pas : au lieu de continuer tout droit, elle bifurqua à gauche, prenant un couloir qui contournait le bâtiment et menait à une autre sortie de Clairval.

Elle sentait en elle le froid remonter, prêt à jaillir.

À mesure qu’elle avançait, comme si le bâtiment lui-même réagissait à sa tension, les portes déjà fermées vibraient sous son passage, et celles restées entrouvertes se refermaient dans un souffle sec.

Même les anciens châssis des fenêtres semblaient secoués de frissons.

— Qu’est-ce que ça veut dire, à la fin ?? pesta-t-elle intérieurement.

Une armoire encastrée, servant au rangement du matériel d’entretien, s’ouvrit brutalement dans un claquement.

Des objets jaillirent sans prévenir : papiers, stylos, bouteilles, serviettes…

Tout s’écrasa sur elle en cascade.

Elle leva instinctivement les bras pour se protéger, et à ce moment précis, un pic de glace surgit de ses mains, transperçant une bouteille qui allait s’abattre sur sa tête.

Le projectile alla se ficher dans le mur, net et silencieux.

Ayra resta figée quelques secondes, les yeux rivés sur cette glace translucide.

Avait-elle vraiment fait ça ?

Son souffle était saccadé. Elle balayait les alentours du regard, en alerte, les pieds bien ancrés au sol. Elle sentait ses cheveux en bataille coller à ses joues, ses tempes.

Et là… sur le mur, un détail se dessina avec précision.

Le symbole du destin. Gravé, comme sculpté dans la pierre.

Elle parla à haute voix, sans même s’en rendre compte.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Je ne comprends pas…

À qui s’adressait-elle ? Elle-même ? Une présence invisible ? Elle n’en savait rien. Mais il fallait que ça sorte.

Puis, lentement, la sensation dans son ventre s’apaisa.

Le bâtiment cessa de vibrer. Le calme revint, aussi soudainement qu’il était parti. Elle comprit que… c’était terminé. Pour cette fois.

Elle accéléra le pas jusqu’au bout du couloir, bifurqua vers l’autre cage d’escaliers.

Ne pas se retourner. Sortir. Vite.

Pourquoi le destin ne pouvait-il pas la laisser en paix ? Pourquoi maintenant, alors qu’elle avait enfin pris la décision de venir à Clairmont ?

Il avait eu tout le temps du monde pour se présenter à elle… alors pourquoi choisir ce moment précis ?

                               *****

Kael fixait son croquis mais ses pensées étaient ailleurs.

Avec tout le mal du monde, il avait réussi à ignorer Ayra. Depuis leur arrivée à Clairmont et sa rencontre avec elle, il avait toujours été comme attiré vers elle. Comme il l’avait déjà ressenti auparavant, elle arrivait, malgré elle, à le calmer. À faire taire son agitation intérieure, à balayer par sa présence ses questions sur son enfance, sur son père, sur son rôle. Alors qu’à Abyrel, il n’avait jamais remis en question tout ça, à part l’éducation bien trop brutale de son père. C’est en venant à Clairmont qu’il s’était rendu compte que toute son enfance n’avait pas été normale. Pas de chaleur, pas de communication, rien, juste un rôle à tenir.

Quand il avait vu ce rouquin se diriger vers Ayra, une boule de nerfs s’était immédiatement logée dans sa gorge. Le fait de voir Ayra lui sourire sincèrement, comme elle aurait pu le faire avec lui — avec tout le monde, en fait — lui avait réellement mis les nerfs.

Instinctivement, il s’était carapacé dans son humeur, comme il l’avait souvent fait dans le passé. Alors il l’avait ignorée. Quand elle s’était levée pour partir, il avait failli le faire à son tour, mais son orgueil, revenu instinctivement, lui avait fait faire tout le contraire.

Il sursauta légèrement lorsqu’un livre tomba d’une étagère au loin. Il se retourna lentement, mais ne vit rien. Il haussa les épaules et reporta son attention sur sa feuille.

Un grincement de balancement attira à nouveau son attention, cette fois sur sa droite. La lampe qui illuminait la table voisine s’était mise à osciller.

Il arqua un sourcil. Puis ce fut au tour de la chaise de s’écarter de la table.

Il souffla d’irritation en fermant les yeux.

Ça recommence, se dit-il.

La table sur laquelle il était accoudé se mit elle aussi à trembler. Il s’écarta légèrement.

— Si tu essaies de me faire peur, c’est loupé ! J’en ai vu d’autres, lança-t-il en serrant les mâchoires.

Il passa une main dans ses cheveux pour repousser ses mèches rebelles vers l’arrière. Son regard balaya la pièce. Comme s’il refusait de réagir, plusieurs étagères autour de lui se mirent à vibrer à leur tour. Des livres s’en échappèrent, retombant dans un tourbillon désordonné tout autour de lui.

La bibliothécaire, une femme d’une soixantaine d’années aux lunettes retenues par un cordon, fixait les ouvrages qui s’écrasaient au sol. Ses yeux s’écarquillèrent, ses mains vinrent se plaquer contre son visage, et elle poussa un cri strident. Après un second hurlement, elle prit la poudre d’escampette.

Kael se leva d’un bond.

— Qu’est-ce que tu veux, à la fin ?! cria-t-il.

La table se remit à vibrer, puis, soudain, un symbole commença à s’y graver. Son croquis se noircissait sous l’action d’une force invisible qui brûlait le bois pour y inscrire une spirale barrée occupant toute la surface.

Une onde de chaleur monta de la table, comme si le bois se consumait de l’intérieur. La vibration se propagea dans ses avant-bras, mordit ses épaules et lui donna l’impression que l’air autour de lui se tordait, chargé d’une énergie oppressante.

L’image d’Ayra, souriante, les cheveux coupés au carré et d’un noir profond, lui vint en mémoire.

— Ayra…

Et si elle aussi avait croisé cette force invisible, surgie de nulle part ? Elle serait apeurée, tétanisée… seule.

Il recula, arrachant ses mains de la table comme si elle pouvait le brûler. L’odeur âcre du bois chauffé lui piqua les narines. Sans plus réfléchir, il attrapa son vieux sac de cuir et traversa la bibliothèque d’un pas vif.

Dans le couloir, une lumière blanche et vive éclata soudain, presque assez pour lui brûler les pupilles, avant de disparaître aussi vite qu’elle était apparue. Les vitres vibrèrent dans leur cadre.

Il accéléra le pas, des taches dansant encore devant ses yeux, assombrissant sa vision à cause de l’éclat fulgurant. Tentant de se repérer dans ce couloir désert, il ne distingua personne.

Il atteignit rapidement le double escalier menant au hall. En posant la main sur la rampe pour descendre, il se figea : un éclair jaillit, encore cette foudre, pour se loger dans la fresque du plafond. Une pluie de poussière scintillante s’en détacha et se mit à retomber lentement vers le centre du hall, comme des fragments d’étoiles.

Il baissa les yeux vers sa main, qui tremblait légèrement. Puis, comme si rien ne s’était passé, tout redevint calme. Plus aucune vibration, plus aucun frisson étrange.

Il poussa la double porte de l’entrée et s’engouffra dans la pénombre extérieure, accueillant avec soulagement l’obscurité qui apaisa ses yeux.

Il ne remarqua presque pas le froid glacial qui régnait ce soir-là. La veste ouverte, son sac à la main, il inspira profondément. Pour une fois, il apprécia de sentir l’air glacé s’engouffrer dans ses poumons : il avait l’impression qu’il apaisait, qu’il étouffait enfin cette chaleur brûlante qui l’avait envahi quelques instants plus tôt.

Il prit la route d’un pas rapide. Lorsqu’il atteignit le grand portail de fer forgé, une silhouette déboula par sa gauche. Il s’immobilisa, l’œil aux aguets.

C’était Ayra — les cheveux en bataille — qui courait, haletante, tout en jetant de brefs coups d’œil par-dessus son épaule.

Elle ne semblait pas le voir, continuant sa course effrénée.

Quand elle arriva à sa hauteur, elle ne ralentit toujours pas.

Alors, dans un réflexe, il tendit les bras et l’attrapa au vol.

Ayra laissa échapper un cri de stupeur, tout son corps se raidissant contre le sien.

Ses mains remontèrent, se repliant contre son torse, comme pour se protéger.

Il lui fallut quelques secondes pour réaliser que c’était lui qui la tenait.

Son souffle chaud se répandait contre sa poitrine, mêlé à cette odeur sucrée qui effaçait peu à peu celle du fumé persistant dans ses narines.

Il resserra légèrement son étreinte, comme pour ancrer le moment, et perçut le rythme rapide de son cœur, calé contre le sien.

Elle avait vu quelque chose, il en était sûr. Cette peur n’était pas ordinaire.

Sans un mot, il la garda contre lui, assez longtemps pour lui offrir un abri.

Et si une force s’acharnait sur elle à cause de lui ? Comme un avertissement.

La pensée lui traversa l’esprit et lui serra la poitrine.

Ayra restait silencieuse. Les bras toujours repliés, elle s’agrippait à lui et y posa le front, le souffle court, comme pour s’ancrer le temps de retrouver son calme.

— Il faudrait en parler à Eren et à ta sœur, dit-il d’une voix basse.

Elle hocha simplement la tête.

— Je te raccompagne, ajouta-t-il, mettant fin à l’instant.

Il sentit une part de lui regretter que le contact se rompe.

Inconsciemment, elle l’apaisait, comme lui l’avait fait un instant plus tôt.

Ils étaient tous les deux assis dans le canapé de Mira. La chaleur de la cheminée, qui dominait la pièce, l’avait instantanément apaisé une fois installé.

Kael regarda Élika, qui n’avait plus dit un mot depuis leur explication. Elle les fixait d’un air sévère, les bras croisés. Elle arrivait toujours à le rendre mal à l’aise, comme si, inconsciemment, elle le dominait.

D’ordinaire parfaitement droite et impeccablement coiffée, elle paraissait ce soir fatiguée. Des cernes assombrissaient ses yeux, et quelques mèches claires, habituellement plaquées sévèrement en une queue haute, s’étaient échappées pour encadrer son visage.

— Tu ne savais pas m’en parler plus tôt ? lança-t-elle, d’un ton ferme, à l’adresse d’Ayra, qui, elle, ne semblait pas du tout impressionnée par sa sœur. Logique, pensa-t-il.

Il entendit Mira saluer quelqu’un à l’entrée, probablement Eren.

— Eh bien, ce n’était arrivé qu’une seule fois jusqu’à présent et ça s’était passé tellement vite… que je n’y avais plus pensé, expliqua Ayra, toujours tournée vers sa sœur.

Eren, comme Kael s’en doutait, entra dans le salon et les salua. Kael remarqua aussitôt qu’il avait jeté un œil interrogateur vers Élika. Lui aussi avait dû noter son apparence plus négligée qu’à l’accoutumée. N’était-elle pas allée chez les Gardiens de la paix aujourd’hui ? Peut-être était-elle souffrante.

Eren s’approcha d’elle et lui chuchota quelque chose, tout en posant une main sur son épaule.

Elle acquiesça brièvement. Ça peut aller, l’entendit-il murmurer.

Il le trouva aussi proche d’Élika que lui pouvait l’être d’Ayra. Eren restait naturellement plus discret que lui lorsqu’il s’agissait de rapprochement.

Du coin de l’œil, il observa Ayra qui, elle aussi, n’avait pas manqué un seul détail de ce bref échange entre leurs aînés.

— Tu es malade ? demanda-t-elle à sa sœur, visiblement inquiète.

— Non, juste un mal de tête, lui répondit Élika.

— Mais tu n’as jamais mal à la tête ! répliqua Ayra du tac au tac.

— C’est bon, ce n’est rien, Ayra. Parlons plutôt de Clairval ! enchaîna Élika, tout en appuyant discrètement ses doigts contre sa tempe.

Il vit Eren froncer légèrement les yeux en la regardant. Oui, son frère était tout aussi inquiet pour Élika que lui pouvait l’être pour Ayra.

Ils expliquèrent brièvement les derniers événements survenus à Clairval.

— Nous avons pensé qu’il serait bien que vous inspectiez les lieux, conclut Ayra.

— Nous irons demain matin, répondit Eren.

Il avait jeté plusieurs fois des regards à Élika, qui partit s’installer au bout du canapé. Elle ferma les yeux et pencha la tête sur les coussins derrière elle. Décidément, ça ne lui ressemblait pas du tout.

— Tu devrais aller te coucher, lui dit Ayra.

Élika leva le bras et fit un signe de main pour lui dire non.

— Je reste encore un peu.

Un silence pesait dans le salon.

Eren s’était appuyé contre le mur du fond, bien loin de la cheminée. Kael esquissa un sourire en coin : il savait que la chaleur le dérangeait… sauf depuis qu’il avait découvert, ici à Clairmont, cette étrange passion pour le café.

Ayra, toujours assise à ses côtés, fixait les flammes qui ondulaient dans l’âtre. Par instants, elle jetait un regard furtif à sa sœur, toujours affaissée dans le canapé, les yeux clos. Ses sourcils se fronçaient chaque fois qu’elle la regardait.

Kael rompit le silence.

— Tu comptes vraiment aller au bal de Noël avec ce… vil ?

Il avait gardé un ton neutre.

— Oui. Et c’est Will, répondit-elle simplement, sans le quitter des yeux.

Il ne répliqua pas, mais ses doigts se crispèrent sur le tissu du canapé.

— Pourquoi ? demanda-t-elle.

— Pourquoi quoi ? répliqua-t-il du tac au tac.

— Pourquoi me poser cette question ?

Elle avait légèrement tourné la tête vers lui.

Il souffla, se leva.

— Parce que… c’est avec moi que tu aurais dû y aller.

Sa voix avait claqué, brute, alors qu’il s’approchait de la cheminée.

Ayra ne répondit pas. Mais il vit ses yeux s’écarquiller, puis ses dents mordiller l’intérieur de sa lèvre.

Elle jeta un regard vers sa sœur. Kael savait qu’Ayra n’aimait pas parler devant les autres.

Elle baissa la tête, ses doigts s’emmêlant nerveusement.

Eren, de son côté, détourna le regard, feignant de ne pas avoir entendu. Il porta calmement sa tasse à ses lèvres, observant les lumières des décorations clignoter à travers la vitre.

La chaleur de la cheminée détendait enfin ses muscles, jusque-là crispés dans son dos. Son regard balaya la pièce — bien trop décorée à son goût. Un sapin couvert de boucles, des chaussettes pendues à la cheminée, des guirlandes à n’en plus finir. Les humains avaient vraiment des passe-temps étranges… et inutiles.

Une respiration lente sur sa droite attira son attention. Il tourna légèrement la tête vers Élika, arquant un sourcil.

— Je crois que ta sœur s’est endormie, lança-t-il avec un sourire en coin, moqueur.

Ayra se leva, alla tapoter l’épaule de sa sœur. Aucune réaction, juste un hmm ensommeillé.

Eren s’approcha et la contempla un instant.

— Je vais m’en charger, dit-il simplement.

Sans effort, il glissa un bras sous ses genoux et une main dans son dos, la soulevant comme si elle ne pesait rien. Sans même ouvrir les yeux, Élika posa instinctivement la tête contre son épaule.

— Ayra, tu peux me montrer sa chambre ?

Elle acquiesça et lui fit signe de la suivre.

Quelques instants plus tard, Ayra redescendit seule, sans Eren.

Elle s’arrêta devant Kael, le toisa et le pointa du doigt.

— Tu ne voulais pas y aller ! lança-t-elle d’un ton accusateur.

Il lui fallut une seconde pour comprendre qu’elle faisait référence à ce qu’il lui avait dit plus tôt.

Un coin de ses lèvres se releva. Il aimait l’air qu’elle prenait quand il réussissait à la mettre en colère : ce regard noir, profond, qui pétillait presque d’excitation… et ces cheveux bruns, lisses, qui encadraient son visage et accentuaient la sévérité de ses traits. Elle avait une allure de démon, sans même s’en rendre compte. Cette idée le fit rire intérieurement.

— Quoi ?! lança-t-elle en fronçant encore plus les sourcils.

— Rien… répondit-il, la voix traînante. Juste que… tu as un air dangereux quand tu t’énerves.

Elle plissa les yeux, soupçonneuse.

— Et ça te fait rire ?

— Non… ça me plaît, répondit-il sans se départir de son sourire en coin.

Elle resta figée un instant, comme si elle ne savait pas si elle devait le prendre comme un compliment ou une provocation.

— Je suis d’accord, je ne voulais pas y aller… mais je ne m’attendais pas à ce que tu acceptes avec le premier venu ! finit-il par lâcher.

— Et tu voulais que je fasse quoi, alors ? répliqua-t-elle en claquant ses mains sur ses hanches.

— Tu savais que j’aurais fini par venir !

Elle secoua la tête, un doigt levé devant lui comme pour le lui planter dans la poitrine.

— Alors non… je ne pouvais pas deviner, figure-toi.

Il s’approcha d’elle. Elle redressa le menton pour lui faire face. Du bout des doigts, il effleura son bras. Un frisson la traversa, imperceptible, mais qu’il ne manqua pas de remarquer.

D’une voix plus basse, presque un murmure :

— Alors… on fait quoi, maintenant ?

Elle le fixa un instant de ses grands yeux noirs, sans ciller.

— Rien. Je ne changerai pas d’avis, conclut-elle d’un ton ferme.

Son bras retomba le long de son corps. Sans un mot, il se détourna et alla récupérer son sac sur le canapé. Lorsqu’il se retourna, elle était restée immobile, les mains toujours sur les hanches, le regard ancré sur lui.

— Bien… j’ai compris, lâcha-t-il simplement.

Il tourna les talons. Au moment où il quittait la pièce, Eren descendait l’escalier. Sans un mot, ils se rejoignirent et se dirigèrent ensemble vers la porte d’entrée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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