Chapitre 42 - Les âmes vacillantes - Till

Notes de l’auteur : MAJ 26/09/2023

Il tournait en rond dans le château comme un animal en cage. Il lui était interdit d’en sortir, officiellement pour le protéger de Kerst, mais il était convaincu que la couronne souhaitait perturber ses activités par son absence. Il réussissait tant bien que mal à diriger sa petite entreprise, car c’est ainsi qu’il avait toujours fonctionné : personne ne savait vraiment qu’il était le chef. Il communiquait presque toujours à distance. Il avait œuvré pour trouver un complice dans le château qui puisse lui faire parvenir ses lettres et renvoyer ses réponses. S’il était toujours assez occupé, il n’aimait pas se sentir prisonnier. Il avait fait de sa liberté sa priorité. 
Il devait cependant reconnaître que la vie dans ce château était très divertissante tant les histoires des uns et des autres étaient rocambolesques. Il pensait avoir eu une vie misérable, mais finalement, il n’enviait pas vraiment la leur non plus. En particulier celle d’Elista. Son père lui avait révélé son passé et le lien de parenté qui existait avec Ira, ce qui la bouleversa profondément, comme on pouvait s’y attendre. Mais ce n'était pas tout : la mère de la Mystique de l’Eau n’était pas morte en couches comme on lui avait toujours fait croire. En réalité, c’est Kerst qui l’avait assassinée pour se venger d’Elbow. Comme si cela n’était pas suffisant, il avait ensuite fait un odieux chantage à son père pour le contraindre à le servir et à entraîner sa fille de la plus brutale des manières. S’il avait refusé, Elista aurait été la prochaine sur sa liste. 
Till ne put que reconnaître le génie maléfique de Kerst. Concernant Elbow, il était plus mitigé. Il lui semblait que depuis vingt ans il avait dû avoir plusieurs occasions de mettre fin à cette situation, avant que Kerst ne devienne trop puissant pour lui. Till n’avait pas d’enfants, et comme il n’avait jamais connu ses parents, il lui était difficile de se figurer ce que représentait une famille et ses liens dans son cœur, pourtant, s’il admirait le cran d’Elbow, une partie de lui-même le considérait comme un lâche. Il ne pouvait l’empêcher. 
À l’orphelinat de Niflheim où il avait grandi, il s’était souvent occupé d’enfants plus jeunes, il les protégeait des surveillants mal commodes et jouait avec eux pour les distraire. Il avait son petit succès. Il avait aimé ces moments. Mais les enfants, s’ils sont une source de bonheur intarissable, étaient surtout à ses yeux des chaînes qu’on ne peut briser, qui l’auraient freiné dans son ascension. Il était convaincu d’avoir fait le bon choix, à plus forte raison depuis qu’il avait appris l’histoire d’Elbow. Les enfants sont le moyen de pression le plus imparable qui soit. 
Lorsque Elista apprit comment sa mère était réellement décédée, ce fut de trop pour elle. Elle s’était mise à hurler, à pleurer de rage, de souffrance. Elle s’était écroulée au sol, et frappait comme une possédée. L’écho de sa douleur avait résonné dans tous les couloirs du château. Till avait accouru, comme beaucoup d’autres, mais il avait été un des rares à être autorisé à entrer dans le bureau d’Adelle. Il devait reconnaître que son cœur s’était retourné lorsqu’il la vit par terre, dans un désespoir aussi profond. Elbow tenta de la calmer, mais elle le repoussa avec une telle violence qu’il fit pitié à tous les témoins. Il quitta la pièce, des larmes dans les yeux, et on ne le revit pas. Il était enfermé dans sa chambre depuis, et d’après les servantes, il ne mangeait presque plus. Till songea qu’il était assez idiot de se laisser mourir maintenant, alors que la vérité avait enfin éclaté et qu’ils étaient ensemble, enfin, plus ou moins en sécurité. Il comprit cependant la réaction d’Elista. 
C’était à elle qu’il rendait visite ce matin-là. D’après les médecins, elle s’était stabilisée. Elle était de nouveau capable de s’exprimer et reprenait un peu de forces. Il était inquiet malgré tout. Il y avait fort à parier qu’ils recroiseraient le chemin d’Ira et de Kerst, quelle serait alors la réaction d’Elista ? Aurait-elle suffisamment récupéré pour les affronter ? 
Il toqua délicatement à la porte, une voix faible l’autorisa à entrer. La jeune femme sembla surprise de le voir débarquer. Elle était en chemise de nuit, et rougit en remontant ses draps sur elle. Till esquissa ce sourire taquin qui lui allait si bien. Il se dirigea vers la cheminée qu’il raviva un peu, car malgré le printemps qui s’annonçait, les matinées étaient encore très fraîches. Il s’installa ensuite dans un fauteuil à côté du lit, les coudes appuyés sur les genoux, penché vers Elista qui l’avait regardé faire sans mot dire.
-    Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? 
Il lui semblait en effet stupide de lui demander comment elle allait. Elle le fixa de ses yeux tristes, le dévisagea. Elle caressa des yeux ce visage marqué par des luttes, troué d’anneaux improbables, dominé par un regard profond et sincère, qui se perdait parfois sous une tignasse rebelle. 
-    Je ne sais pas, répondit-elle d’une voix brisée.
-    C’est assez simple, pourtant. Tu n’as que deux choix, finalement. Soit, tu te jettes de la fenêtre, soit tu continues de vivre. Personnellement, je préfèrerais la seconde option, mais je ne veux pas t’influencer…
-    Tu crois sérieusement que la vie est aussi simple, aussi binaire que cela ? s’agaça Elista. 
-    Oui, répondit-il avec franchise.
-    Excepté que dans la seconde option, il n’existe pas une seule manière de faire. Et c’est ça qui me pose problème, vois-tu.
-    Tu réfléchis trop. Laisse-toi vivre, tu verras bien où cela te mène. Tout ça finira par passer, tu auras tous les choix possibles pour reprendre ta vie en main. Libre à toi ensuite d’envoyer paître tout le monde.
Il conclut sa phrase par un sourire tendre. Il essayait sincèrement de l’aider. Elle le fixait, intriguée. Elle semblait se demander quelle idée il avait derrière la tête. 
-    Je suppose qu’avec le temps, j’aurais en effet les idées plus claires. 
-    Tu n’es pas seule. Bon, j’admets que tu as une drôle de famille, mais personne n’est parfait.
-    C’est censé être une plaisanterie ? 
-    Non, c’est vrai.
Elle esquissa enfin un sourire, un peu prise au dépourvue par le franc-parler de Till.
-    Tu vois que c’est amusant.
-    Et toi, à quoi ressemble ta famille ?
-    Je n’en ai pas. 
Le sourire d’Elista s’effaça doucement. 
-    Ne t’inquiète pas, ce n’est pas spécialement un secret ni une souffrance. C’est comme ça, c’est tout. Je n’ai jamais connu mes parents. J’ai été élevé à l’orphelinat de Niflheim. J’en suis parti vers l’âge de treize ans, avec une troupe peu recommandable qui m’a presque tout appris. Et me voilà, Mystique comme toi. Je te fais grâce des détails de tout ce qui s’est passé entre-temps, ce ne sont pas des histoires pour jeunes femmes.
-    En quel honneur ? s’offusqua Elista. Tu crois que tes petites histoires de voyous seraient plus difficiles à entendre que la vérité sur mon père ?
-    Mmm… Probablement pas en effet. Enfin, c’est une longue histoire, et je ne voudrais pas t’épuiser avec mes bavardages. Je vais te laisser.
-    J’aime assez tes bavardages. Un jour, tu me raconteras tout ?
-    Si tu veux.
Ils se plongèrent dans le regard de l’autre et eurent sur le visage ce genre de sourire indéfinissable. Till se leva de son fauteuil et saisit la main d’Elista. Il y déposa un baiser délicat, puis fit une légère révérence avant de sortir de la chambre. 

Une fois de l’autre côté de la porte, il relâcha son souffle. Son cœur battait à tout rompre.
 

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