Élika se sentait déjà en meilleure forme ce matin. Elle était encore légèrement dans le brouillard, mais n’avait pour l’instant aucune douleur à la tête.
Elle porta un doigt à son menton en signe de réflexion. Elle regarda son lit et souffla. Encore ces objets. Elle se demanda si, en les mettant dans une autre pièce, ils reviendraient à elle.
Elle se courba vers le lit pour entreprendre de ranger à nouveau les objets. Quand elle prit le masque à tête bovine, couvert de peinture rouge, elle eut un flash : elle se vit en train de le porter et de rire. Mais ce rire était celui d’un enfant.
Elle préféra pour l’instant ignorer cette image. Elle rassembla rapidement les objets, les prit tous en même temps dans les bras et les jeta dans le coffret ouvert dans le coin de sa chambre. Elle replaça les ouvrages par-dessus, même si elle savait qu’ils ne serviraient à rien.
Elle ouvrit la fenêtre et prit une bouffée d’air frais. Pour une fois,le contact du froid sur son visage l’aida à retrouver ses idées.
Hier soir, elle avait l’impression d’avoir rêvé la scène dans le salon. Pourtant, elle en était sûre : Ayra et Kael étaient bien venus lui raconter qu’à Clairval, des choses étranges se déroulaient. Elle se souvenait vaguement de la présence d’Eren, puis elle s’était allongée… et ensuite, elle n’avait que des bribes de souvenirs.
Elle s’était sentie soulevée, installée dans son lit. Quelqu’un avait posé un linge chaud sur son front. Elle avait cru entrapercevoir Eren… mais elle n’en était pas sûre, tant elle avait été dans le flou.
Elle réfléchit, mais ne se souvenait pas avoir déjà souffert de maux de tête. Jamais elle n’avait été malade, jamais de fièvre… comme les aînés le lui avaient souvent répété : les êtres de leur condition étaient invulnérables aux affres de la maladie.
Excepté ces derniers jours. Elle avait l’impression que son corps luttait contre quelque chose… sans savoir de quoi il s’agissait.
En se préparant — car, si sa mémoire ne lui faisait pas défaut, ils devaient se rendre à Clairval aujourd’hui —, elle repensa au soir où elle avait affronté le Varnak, et au feu qui avait jailli du plus profond d’elle-même. Depuis, une gêne persistante à la tempe s’était installée, qu’elle avait réussi à ignorer… jusqu’à cette dernière soirée, où elle avait croisé ce couple qui semblait la reconnaître.
Trois coups frappèrent à la porte de sa chambre.
— Oui ? lança-t-elle d’une voix ferme, pour indiquer au visiteur qu’il pouvait entrer.
Elle finissait de boutonner sa veste cintrée noire. Le noir, elle avait toujours trouvé que ça lui collait à la peau. Et puis, ses cheveux clairs prenaient un éclat particulier lorsqu’elle portait des teintes sombres. Elle ne se voyait pas s’habiller de couleurs vives comme Dahlia ou même Ayra pouvaient le faire. Peut-être était-ce à cause de ses origines… Le démon sombre, pensa-t-elle.
Elle sursauta en apercevant, dans son miroir, Eren apparaître dans l’embrasure de la porte.
Se retournant vivement, elle termina de boutonner le reste de son tailleur.
— Je ne m’attendais pas à te voir… ici, maintenant, dit-elle.
— Hmm… désolé. Je ne me serais pas permis si Mira ne m’avait pas… limite forcé la main, répondit-il avec un sourire embarrassé.
Il tenait deux tasses fumantes dans les mains.
— Oh, si c’est Mira qui te l’a demandé alors… fit-elle, d’un ton volontairement exagéré pour détendre son coéquipier.
— Elle m’a expressément chargé de t’apporter ça, répondit-il en avançant la main vers elle.
Élika plissa les yeux en regardant le contenu de la tasse.
— Ce n’est pas du café, ça ! s’exclama-t-elle, incrédule.
— Interdit pour toi, pour le moment. Ordre du maître de maison, dit-il en riant.
Elle pouffa. Eren avait cette façon de tourner les choses qui rendait tout plus léger.
— Je vois que toi aussi tu y as droit, fit-elle remarquer en désignant sa propre tasse.
— Je suis solidaire. Et puis… une tisane ne peut pas me faire de mal.
Son regard parcourut la chambre.
— Toute en sobriété, comme toi, fit-il remarquer.
— Je n’aime pas la surcharge…
— Je le sais… répondit-il simplement.
Le regard d’Eren glissa vers un coin de la pièce. Ses sourcils se froncèrent, et Élika n’eut aucun mal à deviner ce qu’il fixait.
— Je les ai repris… juste au cas où ils disparaîtraient, dit-elle, comme pour se justifier.
— Tu ne devrais pas avoir ça ici.
Sa voix s’était faite plus dure, plus professionnelle, loin de celle qu’il utilisait dans leurs échanges légers. En deux enjambées, il se retrouva près de la boîte. Il retira les ouvrages, les inspecta un à un, avant de jeter un coup d’œil à l’intérieur.
— Tu vois, ils sont tous là, en sécurité, lança-t-elle.
— J’en compte seulement quatre.
Élika le fixa, interloquée.
— Comment ? Mais il y a à peine quelques minutes, je les ai remis dans la boîte…
Elle fit volte-face, son regard fouillant chaque recoin de la chambre. Rien. Pas la moindre trace du cinquième.
— Élika, tu ne devrais pas dormir avec ces choses. Jusqu’à présent, on ne sait pas d’où elles viennent, ni pourquoi elles se déplacent !
Il avait parlé comme un père réprimandant son enfant. Cette façon de lui dicter ce qu’elle devait ou non faire, elle ne l’acceptait d’ordinaire de personne… sauf de son père. Son estomac se serra à cette pensée.
— Ils ne me font pas peur, lui avait-elle lancé, cette fois d’une voix plus ferme.
— Peur ou pas, tu ignores ce qu’ils peuvent faire. Ce n’est pas prudent.
Élika se mura dans le silence.
— Bien, j’ai compris… on ferait mieux de se mettre en route.
Elle le devança pour sortir, les bras croisés, l’impression désagréable d’être un enfant boudant après une punition. Derrière elle, elle entendit Eren soulever la boîte. Elle préféra ne rien dire, inspira profondément et souffla lentement.
— Élika, arrête-toi.
Le ton était calme, mais sans appel. Elle s’immobilisa et pivota vers lui. Il s’avança, ses yeux glissant vers l’arrière de son pantalon.
— Qu’est-ce que tu regardes ? demanda-t-elle, sentant ses joues chauffer.
— Qu’est-ce que tu t’imagines ? répondit-il avec un sourire en coin, ses yeux noirs fixant une cible précise.
Il tendit la main et, du bout des doigts, effleura le tissu. Elle ne sentit presque rien… puis aperçut l’objet qu’il tenait : une petite corne suspendue à une corde.
— Tu avais ça dans ta poche arrière. Je suppose que ce n’est pas toi qui l’y as mis ?
Élika porta aussitôt les mains à ses poches.
— Non… ce n’est pas moi.
— Parfait, murmura-t-il. Ça me conforte dans l’idée de ne pas laisser cette boîte ici.
Il coinça la boîte sous son bras.
— Allons-y.
Les routes pavées étaient verglacées ce matin-là, et Élika devait constamment ajuster son équilibre pour éviter de glisser. Elle jeta un coup d’œil à Eren qui, lui, avançait sans la moindre difficulté. Le col relevé de son long manteau noir protégeait sa nuque du froid. Ses cheveux noirs tranchaient avec l’éclat givré du paysage, accentuant encore sa silhouette sombre. Sous son bras, il maintenait fermement la boîte.
Ils firent une halte au bureau afin d’informer Théo de leur départ. Eren en profita pour enfermer la boîte dans une armoire métallique, qu’il verrouilla soigneusement.
Élika doutait que cette précaution suffise à garantir leur sécurité.
Sans un mot de plus, ils reprirent ensuite la route vers Clairval.
La grande étendue qui entourait Clairval s’ouvrit peu à peu devant eux, dévoilant le vieux bâtiment aux allures de cathédrale, dressé en pierre massive.
Élika, absorbée par les détails de l’édifice, manqua de glisser sur une plaque de verglas. Eren la rattrapa d’un geste sûr, ses doigts fermes autour de son bras. Elle eut juste le temps d’apercevoir une lueur amusée briller dans son regard.
— Ça te fait rire ? lança-t-elle en plissant les yeux.
— Mais je n’ai pas ri, répondit-il, la bouche étrangement sérieuse.
— Je l’ai vu, insista-t-elle avec un regard faussement sévère.
Il laissa échapper un léger pouffement avant de reprendre la marche, sa main maintenant toujours son bras.
Le hall de Clairval imposait le silence. La lumière hivernale, filtrée par les hautes verrières, se reflétait sur les dalles claires et faisait danser des éclats pâles sur les murs. Élika et Eren restèrent un instant le menton levé, admirant l’œuvre biblique peinte sur le plafond voûté, dont les couleurs s’étaient adoucies avec le temps.
À cette heure, les couloirs étaient déserts. Pas un pas, pas un murmure : seulement le craquement discret du bois ancien et le souffle lointain du vent contre les vitraux.
— Par où on commence ? demanda Eren.
— Je ne sais pas… c’est tellement immense… répondit-elle en balayant du regard l’espace autour d’eux.
Le regard d’Élika se fixa sur sa droite, là où s’ouvrait un long couloir, encadré par une lourde double porte en bois. D’ici, il semblait se perdre dans l’ombre, comme s’il n’avait pas de fin.
Elle ne savait pas décrire ce qu’elle ressentait, mais une certitude, presque viscérale, lui soufflait de commencer par là. Sans un mot, elle s’en approcha.
Un frisson lui parcourut la nuque. Était-ce à cause des boiseries sombres, des moulures usées par le temps ou de la tapisserie ternie aux motifs presque effacés ? Impossible à dire… mais ce couloir dégageait quelque chose d’indéfinissable, une impression sourde qui pesait dans l’air.
Elle entra la première dans le couloir désert. Le reflet des vitraux projetait des ondulations colorées sur les murs.
Elle avançait prudemment, comme si quelque chose pouvait surgir devant elle à tout moment.
Elle s’arrêta devant un vitrail. Elle prit le temps de le contempler.
Vers la droite, les carreaux vibraient d’un bleu intense, s’éclaircissant peu à peu en approchant du centre, comme si la lumière cherchait à s’imposer. Parmi ces teintes, Élika distingua la silhouette d’une jeune fille, frêle mais droite, ses traits à peine esquissés. Autour d’elle, un cercle de personnages, leurs visages tournés vers elle, semblait l’entourer, la protéger ou peut-être la juger. Parmi eux, un vieillard se tenait légèrement en retrait, les mains posées sur une canne de verre, son regard fixé droit devant.
Du côté gauche, les couleurs se muaient en un dégradé de rouge profond virant à l’orangé. Là, les figures paraissaient plus sombres, plus dures. Élika distingua un garçon seul, un peu en avant, son visage noyé dans l’ombre. Derrière lui se dressait une forme humaine noire, presque indistincte, avalée par les flammes de verre. Plus bas, deux silhouettes rapprochées — un duo — semblaient fusionner avec l’éclat orangé, comme si elles ne formaient plus qu’une seule entité.
Une image fugace traversa son esprit : une vaste pièce sombre, un trône surplombant la scène, le sol en marbre noir… et un couple qui dansait une valse, sans qu’elle puisse y mettre des visages. Des rires résonnèrent alors dans sa tête.
Elle porta instinctivement la main à sa tempe, comme si ces visions seules pouvaient lui déclencher une migraine.
Chassant cette sensation, elle reprit sa marche.
Derrière elle, elle entendait les pas discrets d’Eren.
Plus elle avançait, plus la chaleur devenait intense.
Le fond du couloir, privé de lumière, baignait dans une pénombre qu’elle perçait sans peine.
Elle jeta un coup d’œil furtif à Eren, absorbé par l’observation du vitrail, puis poursuivit.
L’air semblait s’épaissir autour d’elle, lourd comme avant un orage.
Elle effleura la tapisserie du bout des doigts : le tissu était étrangement chaud, presque vibrant sous sa main. Ce n’était pas désagréable, mais inhabituel, même pour elle.
Une porte à sa gauche sembla frémir. Elle s’arrêta net, observa… rien.
Elle reprit son avancée vers le fond, où se dressait une armoire massive aux moulures raffinées. Pourtant, cette lourdeur persistait, comme si le couloir lui-même retenait son souffle.
Au creux de son ventre, elle sentit les picotements familiers de la foudre, prête à jaillir au moindre danger.
Le temps semblait suspendu.
Même si les élèves étaient en cours, ce silence dense, presque palpable, n’avait rien de normal.
Elle s’approcha de l’armoire, ses pas résonnant faiblement sur le sol.
Plus elle se penchait, plus cette sensation d’oppression grandissait.
Un bruit ténu lui parvint, comme un froissement ou un déplacement à l’intérieur.
Elle essaya de l’ouvrir, mais l’armoire était verrouillée.
Le driiing de la fin des cours la fit sursauter si violemment qu’elle eut l’impression que son cœur ratait un battement. D’un seul coup, l’air sembla revenir, comme si la chape invisible qui pesait dans le couloir s’était dissipée.
Les lourdes portes s’ouvrirent, libérant un flot d’élèves. Les voix, les pas précipités, les rires… tout se déversa dans le silence où elle était enfermée quelques instants plus tôt. Le brouhaha jaillit si fort qu’elle en plissa les yeux, presque agressée par cette brusque normalité.
Elle fixa une seconde l’armoire close, hésitant. Avait-elle vraiment senti la chaleur, entendu ce frémissement à l’intérieur ? Ou avait-elle rêvé ?
Un mouvement attira son regard : à l’autre bout du couloir, parmi la marée d’étudiants qui déambulait, elle entrevit Eren.Il n’avait pas bougé. Toujours planté devant le vitrail, les bras croisés.
Elle se faufila parmi les étudiants pour le rejoindre. Eren ne l’avait pas encore vue, il fixait toujours le vitrail d’un air suspect, les bras croisés. Lorsqu’elle s’approcha, il désigna les carreaux du menton.
— J’ai vraiment cru qu’il… s’était animé, murmura-t-il, comme s’il craignait d’entendre ses propres mots.
Il marqua une pause, ses lèvres se pinçant légèrement.
— Mais j’ai cette impression que mon esprit m’a joué un tour, ajouta-t-il, sans paraître convaincu de sa propre conclusion.
Elle avait ressenti la même impression, un peu plus tôt, devant l’armoire : comme si son esprit lui jouait des tours.
Élika reporta son attention vers le vitrail.
Un détail la figea. La jeune fille, d’abord encerclée par un groupe, n’était plus au centre. Elle avait glissé, imperceptiblement, vers le milieu du carreau. Le garçon seul, de son côté, s’était rapproché lui aussi. Il ne restait entre eux que quelques fragments de verre coloré.
Elle recula de deux pas, pour contempler le vitrail dans son ensemble. La plupart des étudiants avaient déjà déserté le couloir, et le silence revint, presque pesant.
Son souffle se coupa. Dans un dégradé de bleu et de rouge, un symbole qu’elle connaissait trop bien venait d’apparaître : celui du destin, s’étendant sur toute la surface.
Seule une ligne fragile, au centre, continuait encore de séparer le garçon de la fille.
Elle fit signe à Eren d’approcher. Il se plaça près d’elle et, en levant les yeux vers le vitrail, ses prunelles s’écarquillèrent. Pas besoin de mots : il avait reconnu le symbole, lui aussi.
— Ce n’était pas comme ça tout à l’heure, murmura Élika, comme pour se convaincre qu’elle n’avait pas perdu l’esprit.
— Encore ce symbole…, souffla Eren.
— Oui… celui du destin, répondit-elle sur le même ton.
Il tourna légèrement la tête vers elle, intrigué.
— Le destin ?
— C’est ce que disent mes recherches… admit-elle dans un souffle.
Un silence tendu s’installa. Dans l’esprit d’Élika, l’image d’Ayra surgit avec force. Elle n’arrivait pas à chasser cette impression : la silhouette de la jeune fille représentée dans le bleu ne pouvait être qu’elle.
Et alors… le garçon, en face, de l’autre côté de la ligne…
Un frisson la parcourut.
Si son intuition était juste, le garçon représenté ne pouvait être que l’envoyé des démons.
Elle baissa imperceptiblement la tête, la gorge serrée.
— Le destin…, répéta-t-elle dans un souffle, comme si le mot lui brûlait les lèvres.