Chapitre 42 : Le vent et l'orage

Le soleil émergeait lentement à l’horizon de Nouvelleterre. Une forêt luxuriante couvrait la partie est de la plaine de Port-Colombe, ses nuances de vert se précisant alors que le jour reprenait ses droits sur la nuit. La Grande Vierge, baignée d’un douce lueur rose pâle, n’avait peut-être jamais été aussi belle. Pourtant, c’était un jour bien sombre. Les nuages s’amoncelaient, noirs et grondants. L’orage arrivait.

Après la préparation des plans de bataille, le Baroudeur n’avait pu dormir que deux heures, comme la majorité de l’armée. Les Meutes s’étaient relayées jusqu’au petit matin pour parfaire leurs fortifications, mais elles avaient dû déguerpir avec l’arrivée de la lumière et celle, probable, des boulets de canons.

Spart n’avait toujours pas bougé. Il n’aimait pas ça. Et si elle déjouait tous ses plans comme elle l’avait fait lors de la destruction de Marova ? Il serra les dents, il ne devait pas y penser, ça ramenait le fantôme de Kotla et toutes ses angoisses avec.

Pour l’heure, il devait être confiant et vaillant, il devait inspirer des centaines de milliers d’âmes.

— Comment tu te sens ? s’enquit doucement Sora.

Il vérifia pour la trentième fois l’attache de sa cape.

— Je suis pas doué pour les discours, Kotla aurait été mieux placé pour le faire.

Elle eut un sourire triste.

— Je suis sûr qu’il t’inspirera depuis le monde des Esprits, il ne te laissera pas tout seul.

Le Baroudeur eut un soupir rêche. Il attrapa le capteur de son que lui avait fabriqué l’Horloger, une machine qui permettait d’amplifier sa voix. Puis, il monta les marches d’une petite estrade construite à la hâte, se faisant fouetter par le vent orageux.

Il sentit son cœur rater un battement face à la vision de la foule immense et bariolée. Des Appas, des Fourvias, des Teppias, des Aoviens mouchetaient l’assemblait de leur nuances de plumes, de rubans et de bijoux riches et colorés, ils étaient les plus nombreux. Mais les Ouestiens, qui faisaient pâlir l’assemblée, n’étaient pas en reste, vêtus de tout ce qu’ils avaient pu trouver de guerrier et de voyant. Le rouge dominait dans l’assistance féroce, prête à donner son sang et à faire couler celui de l’ennemi. Le Baroudeur déglutit. Il resta debout quelques instant avant de réussir à prendre la parole.

— Ces dernières années, je me suis souvent demandé ce que c’était que « la liberté ». Après tout, c’est notre but à tous, non ? Avant, je pensais détenir la réponse, et c’était sans doute à ce moment-là que je me trompais le plus. À trop vouloir atteindre une liberté absolue qui n’est qu’un mirage, je me suis enfermé dans un mode de vie duquel je ne pouvais ni voulais plus sortir. Pourtant, sur le coup, je me sentais libre. Alors, qu’est-ce que c’est, cette fameuse liberté pour laquelle on se bat ? Est-ce que ce ne serait pas un peu un concept fumeux et grandiloquent simplement créé pour faire baver les foules ? Est-ce que ce ne serait pas tout relatif ? Je ne pense pas. Car quand j’ai été capturé et mis de force au service de la Compagnie, j’ai souffert de cette absence de liberté. Durement. Et certains d’entre vous, parqués dans des camps pour y moisir ou mourir aux travaux forcés, l’ont aussi sûrement ressenti. La liberté, nous la sentons quand elle n’est pas là, nous la sentons droit dans nos cœurs.

Il mit une main fébrile sur sa poitrine, l’assemblée était silencieuse.

— La liberté est réelle, elle est tangible. Le gouffre qu’elle a laissé derrière elle m’aurait sans doute tué à petit feu. Vous le savez, j’ai dû faire des choses horribles. J’ai peut-être participé au meurtre d’un de vos proches, à l’aliénation de votre tribu, et tout ce que je ferai dans le futur ne pourra pas réparer ça. C’est ça qui m’a tué, devoir faire ce que je ne voulais pas. C’est bien ça, l’opposé de la liberté que nous recherchons. La liberté, ce n’est pas une illusion, c’est un possible. Elle n’est pas absolue, elle est multiple. C’est une vaste étendue dans laquelle on peut choisir son chemin, un peu comme notre bonne vieille Grande Vierge, en fait. La Compagnie n’en a que faire des possibilités, elle veut la certitude : celle de pouvoir contrôler. Pour cela, elle recourt au meurtre, à la barbarie, à la destruction. Elle nous détruit, elle détruit nos possibilités. Je ne pense pas devoir vous convaincre que notre cause est juste. Si vous êtes ici, c’est que vous avez compris qu’elle l’est. Mais dans quelle mesure avez-vous choisi de mettre votre vie en danger ? Avez-vous vraiment décidé librement ? Oui et non, sans doute. Tout le monde ici aurait sans doute préféré ne pas devoir mener cette guerre. Mais peu diront qu’il valait mieux ne rien faire. L’existence même de cette bataille est une privation de liberté. Pourtant, elle est nécessaire pour que nous la retrouvions.

Il reprit son souffle, son pouls s’était accéléré.

— Nous ne devons pas nous battre. Nous devons gagner. La liberté se trouve dans les rangs des Automates, et nous devons la leur reprendre. Tous ceux qui sont morts jusque là, victimes ou combattants, n’auront pas rendu leur dernier souffle en vain ! Je ne vous dirai pas que nous sommes libres de leur devoir cette victoire, mais nous allons le devenir. Car cette obstacle qu’est la guerre ne signifie pas que nous renonçons à notre liberté. Nous allons gagner, écraser cette armé de soldats sans âmes, et imposer nos couleurs, nos pensées, nos valeurs. Alors, Nouvelleterre étalera son horizon infini devant nous. Alors, nous construirons une nation juste et libre. Alors, nous ré-ouvrions nos possibilités !

Il expira, il avait presque crié sur la faim. Il avait laissé sa paume sur son cœur, ses doigts avaient agrippé sa cape, projetaient des plis circulaires autour de son poing tremblant. La foule demeura un instant immobile. Puis, d’un même mouvement, chacun posa lui aussi la main sur son cœur. L’autre, un poing furieux, fut levée vers le ciel. Le Baroudeur souffla, reprit ses esprits. Il dressa son bras bien haut. Une bourrasque souleva sa cape qui claqua sourdement dans don dos.

— Nous vaincrons ! scanda-t-il.

L’assemblée reprit et la puissance de ces centaines de milliers de voix fit vibrer le sol d’une clameur pleine de rage et d’espoir.

— NOUS VAINCRONS !

 

***

 

L’orage s’était formé, les nuages cendrés se congestionnaient, près du sol, menaçants. Une pluie drue et froide étaient tombée sur eux comme une chape de plomb. On entendait plus rien si ce n’est la martèlement des gouttes. On ne voyait plus grand-chose non plus. Pourtant, tous aperçurent la masse sombre et rectiligne qui émergeait des remparts de Port-Colombe pour marcher lentement vers eux. Ses contours étaient indistincts mais ne permettaient pas le doute. La Compagnie avait décidé de faire face.

La Fédération se tendit comme une corde d’arc, une même atmosphère lourde et pourtant piaffante s’empara des Meutes. Chacun rejoignit son poste, dans l’attente de l’assaut terrible de l’armée adverse. Le Baroudeur, lui, n’était pas au sien. Il avait laissé le commandement à Agnès et les autres dirigeants. Il avait une autre mission.

Il se glissa à l’arrière. L’Horloger l’attendait. Sous le rideau de pluie dense, il le repéra grâce à la lueur tenace de ses engrenages. Le dandy était adossé à une étrange machine aux grandes ailes toilées.

— Ça ira, avec l’orage ? demanda le Baroudeur.

— C’est à toi de me le dire.

Un éclair illumina le ciel, percutant leur prunelles plissées. Les Esprits se déchainaient.

Les Esprits, ou Chiara. Il s’accrocha à cette idée.

— Ça ira.

James le prit par surprise en l’étreignant brusquement.

— T’es vraiment un fou, tu sais.

— C’est toi qui m’a proposé d’utiliser ton engin.

— Quand même. Je ne veux pas que tu meures.

— Fallait y penser avant.

— Tu es sûr de vouloir y aller ?

— Je dois le faire. Et je suis le seul à pouvoir.

James hocha tristement la tête avant de se décaler. Le Baroudeur s’approcha de la machine. Son armature de bois renforcé d’acier dessinait un corps court et deux immenses ailes. À la place des plumes de cet aigle artificiel, du tissu. Il caressa le textile, il lui parait si fin.

— Tu es sûr que ça vole ? ne put-il s’empêcher de demander.

— Oui, j’ai fait des essais. Tout ce qui manque à cet engin, c’est une propulsion suffisamment puissante. Et ça, c’est toi qui va l’apporter. Tiens, prends ses lunettes pour te protéger les yeux.

L’Horloger fit le tour de l’engin.

— Tu vas t’accrocher ici, ça c’est le gouvernail, il fonctionne comme la queue d’un oiseau. Avec ce levier, tu peux orienter les ailes. C’est à peu près tout.

— Bon, je vais y aller, alors.

Le tonnerre retentit en cet instant. Il déglutit. Avant de se sangler lui-même, il accrocha son Magnus. Le long fusil dégoulinaient d’eau, mais il avait fait attention à garder la poudre au sec. Le canon luisait à la lumière lointaine et éphémère des éclairs.

Le Baroudeur, une fois ceinturé, se retrouva suspendu, ventre vers le sol, ne pouvant s’appuyer sur les côtés de l’armature.

— Prêt ? demanda l’Horloger dont le chapeau orientait la pluie, formant une cascade devant son visage.

Il se contenta de hocher la tête, la mâchoire contractée.

— Tu prends d’abord de la vitesse avec les roues, ensuite tu le fais voler ! indiqua James alors que le tonnerre retentissait encore.

Il ferma les yeux. Il explora les mille tourments du vent qui s’agitait dans le ciel. Il les ressentait distinctement. Chaque bourrasque, chaque tourbillon, chaque dépression. Il les trouva étrangement calmes. Lorsqu’il ouvrit les yeux, l’engin volant s’était déjà lancé en avant. Il resserra sa prise autour du levier. Le sol boueux faisait tressauter son véhicule qui menaçait de se renverser. Il inspira  sèchement et tira le levier. Il rassembla tout le vent qu’il put trouver derrière lui et le propulsa sous les ailes de l’oiseau de bois. Ce dernier bondit, puis retomba. Il réitéra la manœuvre en catastrophe et réussit à éviter de s’écraser. Alors qu’il parvenait à s’élever, une rafale le renversa. Il chuta sur le côté, avant de tournoyer furieusement. Le Baroudeur sentit tous ses organes se soulever, les nuages sombres devinrent flous, perdus dans un tourbillon psychédélique. Il perdit totalement le contrôle. Soudain, une nouvelle bourrasque freina sa danse folle, lui donnant les quelques fractions de secondes nécessaires pour lui permettre de se stabiliser. Il réalisa qu’il tremblait de tous ses membres. Il se reprit tant bien que mal. Il n’en était qu’au début de son voyage. Il devait réussir.

Malgré la force déchaînée de l’orage, il put avancer, concentré au maximum de ses capacités à anticiper les rafales et à les détourner. Il baissa brièvement les yeux sur son armée quand il passa au-dessus. Vu d’en haut, elle paraissait encore plus immense. Les Meutes s’étaient organisées en trois lignes qui se relayaient, épaulées par des groupes de cavaliers mobiles. Un peu plus loin, il aperçut la masse que formait les Automates. Son cœur rata un battement. Ils étaient déjà si prêts, ils avaient presque passés leurs défenses. Il comprit comment en les survolant. Les premiers soldats arrivés sur places servaient de ponts humains aux suivants, s’empalant volontiers sur les pieux dentelés pour que leurs collègues leur marchent dessus. Ils appliquaient tous cette méthode, gagnant un temps considérable. Spart avait dû ordonner ce sacrifice de masse dès qu’elle avait eu vent des pièges. Le Baroudeur sentit son estomac fragilisé par la voltige se soulever. Un frisson de peur traversa son échine tendue. Gloria Spart déjouait tous ses plans. Son pragmatisme cruel n’avait pas de limite. C’était comme si elle lisait dans son esprit, comme si elle l’habitait. Elle devait avoir prévu son attaque aérienne, aussi. Elle allait l’abattre sitôt qu’elle le verrait. Il tomberait comme une mouche qu’elle écraserait sous ses bottes.

Un puissant souffle le fit de nouveau basculer. L’oiseau de bois se retrouva dos vers le sol, le Baroudeur aussi. Figé, il ne put que voir l’éclair qui déchira sa rétine, à seulement quelques dizaines de mètres de lui. Il le vit s’étendre, se ramifier. Sa lumière pure faisait scintiller les innombrables gouttes de pluie qui flottaient dans l’air. Leur ballet cristallin s’offrit, nonchalant. Puis, le tonnerre gronda, rugit, emplit l’atmosphère de sa férocité sans appel. La machine volante fut rebasculée en avant. Le Baroudeur dut cligner des yeux plusieurs fois alors que le temps reprenait son cours normal. Il prit quelques inspirations effrénées et redressa le levier de l’appareil. Il souffla, renifla. Il était trempé. Il était lavé. Ce n’était pas comme s’il avait le choix, de toute façon. Sa liberté se trouvait dans le cœur de pierre de Spart, il devait le transpercer pour l’atteindre.

Il survola les lignes sanglantes de ses ennemis, à la recherche de la générale. Il avisa les murailles de Port-Colombe et dut s’élever pour passer au-dessus. Il ne distinguait presque rien dans ce marasme noyé par la pluie. Le vent faisait claquer les ailes, son cœur affolé tapait dans ses tempes. Il fouillait le sol brune et gris des yeux. Où était-elle, bordel ?!

Un éclair scinda le ciel en deux au-dessus de la cité. Dans son éclat intense, il put apercevoir, perché au sommet des remparts, un crâne rasé qu’il connaissait bien. Gloria se tenait, combattante et fière, derrière ses créneaux en compagnie de ses officiers. Son teint n’avait jamais été aussi grisâtre, son visage aussi inanimé. Sa silhouette noueuse et inflexible était à l’image de la muraille qu’elle surplombait, lançant son regard implacable sur le lointain champ de bataille. Il put le voir, les deux armées s’étaient heurtées. Une confrontation générale et sanglante envoyait un murmure de rage jusqu’à leurs oreilles. Le sang de la Fédération devait déjà se mêler à la boue.

Le Baroudeur pensa à Chiara, à la Communauté. Il pensa aux Kaplas, à Sora, à Manino. Il pensa à Molly, Karen et Furie. Il pensa à Joss, à Marova. À Kotla.

Il rassembla sa peur, sa tristesse, sa rage. Elles se muèrent en un hurlement puissant.

Il abaissa le levier, l’oiseau de mort fondit sur sa cible. Il s’empara de son Magnus.

Spart dut l’entendre car elle releva la tête. Ses yeux acier s’écarquillèrent. Dans ses iris sans vie s’éveilla une petite lueur. De la surprise. De la crainte.

Il tira.

Il vit le crâne de Spart être transpercé. Il se tut. Le recul de l’arme acheva de le déstabiliser. Ses sens fixé vers le corps de son ennemi qui s’écroulait ne l’avertirent pas de la rafale qui venait. Son appareil fut retourné et renversé. Il s’écrasa sur les officiers. La structure hurla, les ailes se désagrégèrent. Malgré le choc, les restes de sa vitesse l’emmenèrent plus loin.

Le Baroudeur perdit connaissance lorsqu’il tomba depuis les remparts.

 

 

 

 

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Sorryf
Posté le 26/03/2023
OLALAAAAAAAA !!! Il s'en passe des choses !
Très beau moment, le discours sur la liberté ! je le dis souvent, mais le Baroudeur a tellement muri <3
Ya 2 petites phrases
"notre liberté est dans les rangs des automates" (de mémoire) et plus loin, le baroudeur se dit que sa liberté est dans le coeur de Spart, je comprend ce qu'il veut dire, mais je trouve ces images contre-intuitives (même si elles sont jolies) puisque l'armée d'automates et le coeur de Spart évoquent tout sauf la liberté. ça fait un effet un peu bizarre en lisant.

IL VOOOOOOOOOOOOOLE ! OMG que c'est beau ! depuis le début, je t'avoue que l'Horloger n'avait pas 100% de ma confiance. Mais c'est beau ce qu'il a fait !
Et BIM DANS LA TETE DE GLORIA SPART ! VICTOIRE ! même si... Tant qu'on a pas vu le cadavre... Et oui, ça vaut aussi pour les méchants !
D'ailleurs, à propos du fait de ne pas avoir vu le cadavre :

"Le Baroudeur pensa à Chiara, à la Communauté. Il pensa aux Kaplas, à Sora, à Manino. Il pensa à Molly, Karen et Furie. Il pensa à Joss, à Marova. À Kotla." -> ne manque-t-il pas quelqu'un ? Peut-être parce qu'il n'est pas mort ? xDDD Bon, je plaisante, je trouve pas déconnant que le Baroudeur ne mentionne pas Ellis, vu qu'il n'en a pas été si proche.... mais moi je ne l'oublie pas !

Maintenant, est-ce qu'il va s'en tirer vivant ? Est-ce que la mort de Spart va faire cesser le combat ? J'espère, parce que je ne vois pas comment il pourra s'en sortir sinon. En tout cas, bravo Barou ! tu es un héros T___T ! et bravo a l'auteur, tant qu'a faire, que de bonnes idées !!! <3
AudreyLys
Posté le 27/03/2023
Haha oui mais tu ne trouves pas que ça va trop vite quand même ?
Mmmh est-ce que « notre liberté  détenue par les automates » sonne mieux tu trouves ?

Ah bon pourquoi tu n’avais pas confiance en l’HOrloger ?
XD

Tu fais bien de ne pas l’oublier, pour moi c’était un perso important même si je ne peux pas retranscrire ça dans le POV Barou

Merci beaucoup <3 je suis très contente que cet affrontement final t’aies plu !
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