Chapitre 43 : Le giron à collerette

Notes de l’auteur : Voici l'avant-dernier chapitre :)

Le Baroudeur se sentait bercée. Il baignait dans une lumière douce, qu’il devinait claire au travers de ses paupières fermées. Il somnolait tandis que son corps balançait tendrement. Une chaleur délicate l’enveloppait. Autour, il n’entendait qu’un murmure lointain, une brise légère.

Peu à peu, un souffle rêche de glissa vers son ouïe, une respiration difficile. Le monde parut moins parfait. Il sentit ses bras et ses cuisses qui reposaient contre quelque choses de dur. Le bercement faisait des à-coups. Un frisson le surprit. Il était trempé. Malgré la chaleur du soleil, il avait froid. Il ouvrit un œil et le plissa aussitôt. Devant lui, la terre gorgée d’eau se fendait de larges flaques qui s’illuminaient d’un blanc âcre. Des bruits de pas et de succion retentissait sous lui. Pourtant, il ne marchait pas, il en était certain. Il prit conscience qu’il n’était pas seul. On le portait.

Le Baroudeur redressa un peu la nuque pour observer la personne. Il se tendit en avisant un crâne rasé et un uniforme gris. Il reconnut le profil effilé de Spaetzle, un de ses anciens collègues. Il s’agita.

— Ne bougez pas, lui intima l’officier. Je vous ramène à votre camp.

Il le considéra sans comprendre. Spaetzle inspira, il était essoufflé et visiblement épuisé. Il faillit trébucher dans une tourbière. Non. Sur un corps. Des corps, il y en avait partout, et de plus en plus. Ils avaient atteint le champ de bataille. Des corps d’Automates, beaucoup. Des corps d’Appas, d’Estiens, d’Aoviens. Dans des positions diverses, le crâne défoncé, la poitrine transpercée. Leurs yeux fixaient le ciel qui chassait ses derniers nuages, comme s’ils lui posaient une question. Le sang se mêlait à la boue, la terre était rouge. C’était peut-être ça, leur interrogation. Est-ce qu’ils allaient pouvoir quitter ce bas-monde ensanglanté ? Le Baroudeur s’était posée la même question. Il s’était vu mourir en tombant des remparts.

— Qu’est-ce que…

— Ne parlez pas trop, le coupa Spaetzle, vous avez besoin de toute votre énergie. Je vous ai récupéré il y a plusieurs heures déjà. Vous pendiez à votre appareil, vous avez eu de la chance de ne pas heurter le sol. Votre action suicidaire a permis de désorganiser nos troupes, les vôtres ont pris l’avantage. C’est fini, vous avez gagné.

Le Baroudeur promena ses yeux ahuris sur la paysage dévasté. C’était pour ça qu’il était si calme. Pas un son, pas un gémissement. Seulement des statues de chair. Ils avaient sans doute déjà évacué les blessés.

— Pour…

— Quoi que vous en pensiez, énonça Spaetzle, je ne suis pas un monstre. Je n’ai jamais choisi d’intégrer l’armée. Maintenant que tout est fini, j’ai une raison de disparaître et de recommencer ma vie. Je m’arrange juste pour qu’on ne me supprime pas comme vous le faites d’ordinaire avec les membres de la Compagnie. Je vous sauve la vie, vous sauvez la mienne. C’est donnant-donnant.

Le blessé hocha la tête. Spaetzle avait toujours été de loin le plus mesuré de ses collègue. Comme tout benjamin de grande famille, il avait été forcé d’intégrer l’armée à l’âge de douze ans.

Des voix percèrent au milieu des dépouilles. Une agitation nerveuse électrisa l’air. On s’activait pour ramasser les blessés, pour soigner, pour récupérer les morts. Diverses langues, aussi tristes que joyeuses, chantaient ensemble.

— Nous y voilà, annonça Spaetzle en ralentissant. Par contre…

Il lui jeta un regard en coin.

— Je n’ai pas pu sauver votre jambe. Elle s’est prise dans les sangles, elle était déjà à moitié arrachée, je me suis dit qu’elle allait vous gêner plus qu’autre chose. Je vous l’ai gardée.

Le Baroudeur ne comprit pas tout de suite. Puis, il posa les yeux sur la botte, sa botte, que Spaetzle portait, pendue à son cou. Il baissa le menton sur sa jambe droite. Elle disparaissait au-dessous du genou. Il n’y avait plus qu’un moignon enrubanné.

Il sentit sa respiration s’accélérer. Le monde se rétrécit autour de ce constat effarant. La douleur, d’abord timide, jaillit dans son membre, avant de remonter par la cuisse, puis d’irradier dans son abdomen, dans son torse. Dans son esprit.

Il se prêta plus trop attention à ce qui se passait autour de lui. Les larmes brouillaient la vision de son pied manquant, la rendant encore plus irréelle. Il reconnut vaguement la voix de Sora. Elle l’étreignit à lui en briser les côtes. Niiss et Neska aussi. Il pleura dans leurs bras.

 

***

 

Toutes les tentes avaient été réquisitionnées pour abriter les blessés. Posés parfois à même le sol, ils s’étalaient en rangs serrés au milieu des soignants qui couraient dans tous les sens. Des guérisseurs des chamans, des médecins, des barbiers, se pressaient dans la foule gémissante et hurlante, il ne leur était accordé aucune pause. Les blessés se comptaient en dizaine de milliers. Au milieu de tout ça, le Baroudeur ne se sentait pas si mal en point que ça. On lui avait donné du pavot pour la douleur. Il essayait de ne pas trop penser à sa jambe. Comme il s’y attendait, ils n’avaient pas pu la raccrocher. Sora s’était chargée d’aller l’enterrer dans l’immense terrain battu qui servait de cimetière à la Fédération. Il devait en faire son deuil, maintenant. Cette sensation de vide, de perte, de temps volé lui rappelait bien trop Kotla, Chiara et tous les autres. Il n’en pouvait plus de rester là à regarder les soignants courir, alors il décida de les aider comme il pouvait en lavant les plaies de ses voisins bien plus amochés.

— Alors, on ne sait pas tenir en place ?

Il se redressa vers la silhouette noueuse d’Utâ. La Fourvia à la peau tannée le considéra avec un sourire en coin. Elle n’avait pas changé.

— Je ne savais pas que tu étais là…

— J’ai rejoint Port-Colombe à l’heure du grand rassemblement annoncé par les hoccans, comme tout le monde. Toi et ta clique de tacticiens, vous m’avez donné du boulot pour des mois.

Elle secoua la tête, sa tignasse sale vola autour de sa tête.

— Te fatigue pas, t’es plus mal que tu le penses, reprit-elle. Laisse-nous faire.

— Mais…

— Il y a un gars, à deux rangées d’ici, qui a peut-être besoin de toi. Pour le reste, tu te reposes.

Son ton ferme le surprit. Elle ne lui laissa pas le temps d’argumenter et retourna à ses patients. Il l’observa distribuer les remèdes avec sérieux et efficacité. La malice avait quitté ses traits. L’heure était grave, le travail l’attendait. Il ne voulut pas plus la déranger et s’orienta vers le point qu’elle lui avait indiqué. Il devait marcher à quatre pattes, comme un chien.

Il trouva Furka, couvert de bandages. Le guerrier fixait la toile de la tête d’un air vide. Il était pâle et plein de sueur.

— Fur… Furka ?

Il tourna lentement les yeux vers lui.

— Ça va ?

Le combattant ferma les paupières comme si cette simple question le fatiguait et l’attristait.

— J’ai échoué, souffla-t-il.

— Échoué ?

— Je n’ai pas vengé mon aimé.

Le Baroudeur eut un temps d’arrêt.

— Pourquoi tu dis ça ? finit-il par demander. On a gagné contre la Compagnie. Kotla est plus que vengé.

— Non, gémit l’autre. Il fallait que chacun de ses bourreaux soient exterminés… Et moi j’ai été blessé rapidement… J’ai dû être évacué… Je lui fais honte…

Il renifla.

— Je n’ai plus qu’à le rejoindre pour expier ma faute.

— Dis pas n’importe quoi !

Le Baroudeur s’approcha de lui, tremblant.

— Ce qu’il ne te pardonnerait jamais, c’est de t’être laissé mourir pour lui ! Il voudrait que tu vives et que tu sois heureux. Tu en as la possibilité maintenant qu’on a battu la Compagnie !

Furka ne répondit pas, ses prunelles perdues dans la ballet des mouches qui caressaient les bords de la tente.

— Tu n’as pas intérêt à mourir, gronda le Baroudeur. Sinon c’est à moi que Kotla va en vouloir.

Il n’ajouta rien, la gorge noué. Il clopina jusqu’à sa couche et s’y laissa tomber. Il ferma les yeux et s’endormit vite, ce petit effort l’avait lessivé.

 

***

 

Les tentes avaient commencé à se vider. Certains mourraient, d’autres guérissaient. Et lui restait là à compter les mouches et le nombre de cicatrices sur la peau d’Utâ. Au bout de quelques jours, il reçut enfin la visite de Sora. La pauvre était épuisée. Les valides avaient passé leurs journées à ramasser, identifier et traiter les innombrables dépouilles. Des centaines d’Automates avaient été jeté dans le fleuve, d’autres brûlés. On dressait tout juste des autels funéraires pour les morts fédérés selon les croyances de chacun.

— Ça me rappelle la première bataille contre la Compagnie, lui confia la jeune femme au teint pâle. Quand ils exécutaient les prisonniers. Quand j’ai décidé de partir.

Elle baissa les yeux sur ses mains qu’elles trituraient sans cesse.

— J’essaie de me dire que cette fois le contexte est meilleur. Que nous avons gagné. Mais pour être honnête, je n’y crois pas encore.

Il hocha la tête sans mot dire.

Niiss, Neska et Agnès vinrent aussi le voir, chacune leur tour. Toutes avaient les traits tirés, cette envie presque tangible de se rouler en boule dans une couverture et de dormir trois jours entiers. Pourtant, une énergie étrange les habitait.

James apporta une feuille, un soir. Le plan d’une machine en forme de pied.

— Je travaille déjà sur ta prothèse, indiqua-t-il avec un sourie confiant. Tu peux remercier Furie de m’y avoir entrainé. Je vais faire quelque mesures et je repars.

Il s’activa quelques instants autour du Baroudeur qui le contemplait, silencieux.

— Voilà, j’ai fini, indiqua-t-il en rangeant son mètre dans sa poche.

Il s’apprêtait à partir, mais le Baroudeur agrippa sa manche.

— Merci, lâcha-t-il entre deux larmes.

James sourit, dans ses yeux brillaient le fantôme de Furie.

— De rien.

Il se releva et se fondit dans la foule toujours aussi agitée, on entendait à peine elle cliquetis de ses engrenages.

Le Baroudeur ferma les paupières dans une tentative vaine de se couper de la tente en ébullition. Le calme mourant de son esprit contrastait douloureusement avec les turbulences ambiantes. Il n’arrivait pas à partager leur espoir. Avait-il vraiment saisi sa liberté ? Avait-il vraiment tué Spart ? C’était ça, être libre ? Il ne sentait juste lourd. Il avait l’impression d’avoir rêvé ce face à face avec l’Inflexible. Sora avait raison. Il n’y croyait pas encore.

 

***

 

Il avait eu le droit de sortir. Il arrivait à peu près à se mettre debout. Sora s’était portée volontaire pour le soutenir jusqu’à l’extérieur. Appuyé sur elle, il sautilla jusqu’à la limite du camp. Le soleil enflammait la boue séchée, rendue brune par les éclaboussures de sang. À certains endroits, elle avait gardé l’empreinte d’un corps tourmenté, mais plus aucun cadavre n’était visible. Seulement une étendue de terre retournée qui n’était coupée que par le miroir ondulant du fleuve et les remparts tristes de Port-Colombe.

— C’est l’horizon que tu aimes tant, souffla Sora.

— Je ne pourrai plus lui courir après, déclara-t-il sans intonation.

— Tu en avais envie ?

Il secoua la tête.

— Non, de toute façon.

— Je suis désolée.

— Le sois pas, y a pas de raison.

Il eut un sourire mélancolique et reporta son regard sur l’horizon.

— Je suppose qu’on doit reconstruire nos vies, maintenant.

— Je suppose.

— Tu as quelques idées ?

— Je…

Des éclats de voix les interrompirent. Ils aperçurent une grande masse derrière le camp. C’était l’armée ennemie, vaincue, dont les membres sans chef n’avaient pas besoin d’être emprisonnés. Ils se contentaient de rester là, les bras ballants, attendant un ordre de leurs supérieurs décapités. Autour d’eux se pressaient les membres de la milice de Gontrand de l’Os, armés de pistols. Le Baroudeur comprit ce qu’ils voulaient faire.

— Aide-moi, pressa-t-il en sautillant dans leur direction.

Ils arrivèrent à leur niveau au moment où les premières têtes rasées sautaient.

— Qu’est-ce que vous faites ?! aboya-t-il.

Gontrand haussa un sourcil.

— Maintenant qu’on a fini de s’occuper des morts et des blessés, il faut bien qu’on s’occupe des prisonniers.

— En les tuant ?

— Qu’est-ce qui vous choque tant ? C’est comme ça qu’on a toujours fait.

—Avant, on était en temps de guerre.

Un cri perçant retentit, le Baroudeur surprit la silhouette majestueuse d’un giron à collerette qui le survolait. L’animal préféré de Kotla.

— Non, nous ne les tuerons pas, cette fois.

— Mais… qu’est-ce que vous comptez en faire alors ?!

— J’ai une idée.

 

***

 

Ils n’avaient pas été tendres avec Spaetzle. Ils ne l’avaient pas tué comme tous ses collègues par égard pour son changement de camp de dernière minute. Mais ils ne s’étaient pas privé de le rosser. Le pauvre était presque méconnaissable. Tant pis, son uniforme et sa voix suffiraient.

On avait rassemblé tous les Automates encore vivants. Spaetzle monta sur un estrade devant eux. Il toussota avant de pouvoir prendre la parole.

— Écoutez-moi bien ! cria-t-il de toute la force de ses poumons martyrisés. Je suis le lieutenant-colonel Bertholt Spaetzle, j’ai des indications très importantes à vous transmettre. Je vous donne l’ordre de vous soumettre à la Fédération de Nouvelleterre, de considérer chacun de ses membres comme un officier de l’armée à qui vous devez obéissance. Je vous interdis par la même occasion d’intenter à la vie des membres susnommés, ou de tenter de rejoindre la République sans leur permission. Est-ce que je me suis bien fait entendre, soldats ?!

— OUI MON LIEUTENANT !

L’exclamation unanime fit sursauter le Baroudeur. Les Automates s’étaient animés en recevant des ordres, le seul but de leur vie. Ils devaient changer ça. Ils le devaient à Kotla. Ils allaient créer des centres de réhabilitation pour apprendre à ces âmes brisées qu’on pouvait penser.

Il soupira. Il se sentait plus léger d’un coup. La victoire était là. La peau de Spart flottait au-dessus de la tente de commandement. C’était un cadeau d’Agnès. Ce cuir terreux, violacé, n’était pas différent de celui que la générale arborait de son vivant. Il avait réalisé qu’il l’avait bel et bien tué.  Quand à ce qui restait de la dépouille de Kotla, il avait demandé qu’elle soit récupéré sur le navire amiral et enterrée avec les autres.

La victoire était là. Il avait gagné.

Qu’allait-il faire, désormais ?

 

 

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Sorryf
Posté le 08/04/2023
Ils ont gagné ! je n'en crois pas mes yeux ! surtout que ce chapitre de victoire est assez sinistre (j'aime beaucoup)
Je ne m'attendait pas à ce que la victoire se passe hors champ. Certes le Baroudeur a eu un rôle majeur, mais il a dormi pendant toute la baston, au final. Je comprends qu'il n'arrive pas à croire à la victoire ni à la mort de Spart.
Il y a des passages que j'ai adoré dans ce chapitre : quand le Baroudeur commence à ressentir la douleur seulement après qu'il ait vu sa jambe, et le dialogue "je pourrai plus courir" "t'en avais envie?" "en fait non", tellement triste.
Aussi, Furka qui dit qu'il fait honte à Kotla... C'est vraiment mal connaitre Kotla :-( J'aurais bien aimé qu'il soit là pour voir la victoire.

Spaetzle (dont je me souvenais plus, on le voit avant ?) m'a fait sourire. Quel petit malin, haha ! n'empêche que si grace à lui les automates retrouvent un sens et peuvent être "soignés", vive lui !

super chapitre, amer comme une victoire !
AudreyLys
Posté le 08/04/2023
Ooooh je suis contente que tu aies apprécié ce chapitre assez délicat ! Oui j’ai fait le choix de laisser la bataille hors champ puisque je ne voyais pas trop ce qu’elle pourrait rajouter, je voulais que la bataille se finisse au moment de la mort de Spart, surtout qu’on est en POV interne de Barou. Ne t’inquiète pas, si jamais tu arrives au tome 3 de DE tu en verras des grandes batailles x) (je dis pas ça pour te mettre la pression hein, c’est juste que je viens de finir d’en écrire une pour DE, de grandes batailles où on est au cœur du truc, donc j’y ai pensé)
Haha oui spætzle était un des collègues mentionnés par Barou lors de sa courte carrière militaire, je l’avais gardé sous le coude parce que j’aime bien son nom (enfin je me suis surtout bien amusé en le lui choisissant XD)
Merciiii
Vous lisez