Il faisait déjà nuit quand il lui sembla que le vent lui rapportait une certaine agitation. La fenêtre de sa chambre sifflait des sons inhabituels. Elle entendit des bruits de portes claquées, de pas pressés dans les couloirs, des discussions hâtives. Elle se rhabilla et sortit pour comprendre ce qui se passait. Elle descendit dans le hall où Ariana, Auguste, Adelle, Myhrru et Eamon étaient déjà en grande discussion avec l’un des gardes de la porte d’entrée. Judith s’approcha et comprit à leurs visages fermés qu’un malheur se trouvait de l’autre côté.
Le malheur en question fit son entrée après de nombreuses tractations sur la marche à suivre. Les traits tirés, amaigrie, pâle comme la lune, son allure monochrome n’était rehaussée que par le vert de ses yeux déterminés et le sang séché des griffures sur ses joues. Elle levait les bras loin des deux sabres à sa ceinture en gage de paix. Pourtant, dès qu’elle posa un pied sur le marbre, la tension et la défiance s’installèrent tout autour d’elle. Judith avait du mal à le croire : Ira se tenait là, à quelques mètres d’eux. Elle était revenue, malgré le risque qu’elle courait d’y laisser sa tête.
- Nous devons parler, lança-t-elle.
- Vous êtes bien mal avisée de croire qu’après les exactions que vous avez commises nous allons vous écouter, répliqua la Reine. Gardes, arrêtez-la, mettez-la au fond des geôles !
Les chevaliers s’approchèrent avec une certaine crainte, mais Ira ne bougea pas. Elle semblait disposée à se laisser faire. Ils baissèrent ses bras et lui passèrent les fers avant de la pousser en direction du cachot, lorsqu’une voix s’éleva au-dessus d’eux.
- Attendez !
Elbow.
Il était enfin sorti de sa chambre. Lui aussi était méconnaissable. Il ressemblait à un vieillard. Il descendit les marches avec empressement. Ira le fixa d’un regard de fauve, prédateur méfiant. Judith remarqua qu’elle s’était tendue dès la première note de la voix de son père. Elle mit la main sur sa Lance par précaution, prête à intervenir.
- Pourquoi es-tu revenue ? demanda-t-il à sa fille.
Cette dernière serra la mâchoire. Ses yeux s’enflammèrent, mais il eut été difficile de dire si c’était de rage ou de douleur. Sur ces entrefaites, Iwan et les autres Mystiques arrivèrent sur les lieux. Judith jeta un œil à Elista, qui avait la même expression qu’Ira sur le visage. Elle leur trouva alors une tragique ressemblance. Ira tourna la tête vers celle qui partageait un peu de son sang et lança :
- Pour elle !
Personne n’osa plus bouger. Personne ne réagit. Tous se regardaient en chien de faïence. Adelle finit par perdre patience. Elle s’avança, prit les sabres d’Ira et ordonna aux chevaliers de lui enlever les fers. Sa sœur protesta, mais Adelle lui retourna un regard si féroce qu’elle se contenta de fermer la bouche avec un air pincé.
- C’est ce que j’aurais dû faire depuis le début, glissa-t-elle à Ira qui ne put réprimer sa surprise. Dans la salle de réunion, ordonna-t-elle aux autres.
La petite troupe la suivit. Judith se positionna à côté d’Elista pour lui apposer une main réconfortante dans le dos. Adelle fit entrer les Mystiques, le roi, la reine, le capitaine, Elbow et Iwan. Judith songea que cela faisait beaucoup de rancœur dans la même pièce.
- Asseyez-vous.
Le bruit des chaises tirées remplit l’espace, puis une atmosphère plombée s’installa.
- Que veux-tu ? demanda-t-elle à Ira.
- Vous aider.
- Pourquoi ?
- J’ai enfin compris qui est Kerst. J’ai enfin ouvert les yeux sur cette véritable nature qu’il a tentée de me cacher, et je ne peux plus le laisser faire. Il m’a arrachée à mes racines, a fait de moi sa marionnette cruelle, contre ma volonté qu’il s’est évertuée à briser.
Elle jeta un regard furtif à Elista.
- Je sais que je ne suis pas complètement seule désormais. Personne ne l’est vraiment, à moins de le vouloir. Ce n’est pas ce que je veux. J’ai entrevu cette voie il n’y a pas si longtemps, et c’est bien plus plaisant que tout ce que lui est capable de m’offrir.
Ses yeux s’étaient arrêtés sur Iwan l’espace d’un battement de cils, mais Judith, grâce à sa vue de faucon, n’en avait pas manqué une miette. Ce dernier, en revanche, ne lâchait pas Ira des yeux, mais il eut été bien difficile d’y discerner une quelconque émotion.
- Tu n’es qu’une égoïste, lança Myhrru qui contenait tant bien que mal son animosité. Tu avais le choix de lui résister, tu avais le choix de fuir, mais malgré tout, tu as répandu le malheur autour de toi, et à titre personnel, j’en garderai une trace douloureuse jusqu’à ma mort ! Maintenant qu’il t’a laissée tomber et que tu te retrouves seule, tu prétends avoir un lien avec des gens que tu aurais tués il y a quelques semaines, un lien qui t’autorise à débarquer entre ces murs et nous « offrir » ton aide de bonne grâce ? Pour qui te prends-tu ? Crois-tu que cela soit si facile, que faire amende honorable te dispense de toute justice ?
- Je ne suis pas venue ici pour me battre. Je comprends que veuilles m’insulter. J’en ferai autant à ta place, voire pire, pour être honnête. Seulement, je pense que vous aurez besoin de mon aide pour neutraliser Kerst. Et j’aurai besoin de la vôtre. Si nous ne l’arrêtons pas, le royaume entier en souffrira, j’en suis convaincue. Si tu refuses mon aide, je m’en vais. Mais si tu tentes de m’enfermer ou de me tuer, je n’hésiterai pas à vous exécuter sur-le-champ et tu ne m’auras même pas vu bouger.
Myhrru se leva en repoussant bruyamment sa chaise, les mains appuyées sur la table massive qui emplissait l’espace. Ira soutint son regard sans un geste. Iwan, qui se trouvait à côté de Myhrru, posa la main sur son bras pour l’inviter à se rassoir. La chevaleresse tourna la tête vers lui, incrédule.
- De quel côté es-tu toi ? Tu as déjà oublié ? vociféra-t-elle.
- Je n’ai rien oublié. Le fait est que ce n’est pas elle qui a assassiné Aurore. Cela m’a été difficile de l’admettre, mais je pense qu’elle est aussi une victime de Kerst, quoique tu en penses.
- Vous les hommes, vous êtes tous des lâches ! cracha Myhrru.
- C’est aussi mon avis, intervint Adelle.
La stupeur fut générale, hormis pour Judith, qui avait déjà compris les pensées de la princesse à travers son geste de bonté dans le hall d’entrée. Elle-même se sentait un peu perdue. Il était difficile pour n’importe qui d’admettre ses erreurs, de changer d’avis aussi rapidement sur une personne qu’ils avaient autant haï, qui leur avait causé autant de tort. Le fait est que Judith, pour avoir ressenti la puissance et la noirceur du pouvoir de Kerst, comprenait parfaitement la position d’Ira, ainsi que son attitude ces derniers mois, même si cela n’excusait en rien ces actes.
- Je suis d’accord, renchérit-elle. Notre seul ennemi, à tous, c’est Kerst. Et probablement Sélène également.
- Sélène ? demanda Ira.
Judith lui expliqua brièvement les découvertes sur les esprits et leur lien avec la Gardienne des Mystiques, ainsi que ce qu’ils savaient de son histoire.
- Pourquoi agit-elle ainsi ?
- C’est encore un mystère. C’est un sujet qu’il nous faudra traiter lorsque Kerst aura été neutralisé. Nous serons plus libres de nos mouvements, et nous aurons récupéré toutes les armes. On ne sait jamais.
Pendant que Judith parlait, Myhrru s’était rassise, mais pour elle, rien n’était terminé, la vigueur dans ses prunelles ne laissait planer aucun doute. Ostara, bien qu’ayant une physionomie plus effacée, avait le visage fermé et l’air renfrogné. Elle n’était pas très bavarde d’ordinaire mais son mutisme n’était pas naturel. Elista et son père gardaient les yeux baissés la plupart du temps, dans une attitude accablée. Judith ne put s’empêcher de remarquer les regards appuyés du capitaine Eamon sur Elbow.
- Notre priorité pour l’heure, c’est Kerst, reprit Adelle. Ira, as-tu une idée de stratégie le concernant ?
- Le principal problème est que nous ne savons pas où il se cache. Même moi. Je suppose qu’il a d’autres repaires disséminés dans le royaume dont il ne m’a jamais fait part. Il faudrait l’appâter, mais ce n’est pas sans risque. Il peut se rendre invisible grâce au pouvoir de l’ombre qu’il a matérialisé dans un breuvage, qui le cache en l’absence de lumière. Il pourra très bien s’approcher sans que nous ne nous en rendions compte et il sera trop tard.
- As-tu constaté de tes yeux ce prodige ?
- Comment croyez-vous que je sois parvenue jusque dans votre chambre ?
Le visage d’Adelle fut traversé par une expression sombre. Ses yeux papillonnèrent dans plusieurs directions avant qu’elle ne se reprenne.
- Si vous venez ici sans aucun plan, à quoi pensez-vous nous servir ? railla le capitaine Eamon.
- Et vous, que faites-vous encore ici alors que vous avez passé tous ces mois sans réussir à régler le problème ? répliqua Ira.
Judith se demanda comment cette séance pourrait bien se terminer sans que personne ne s’agresse physiquement.
- Je connais Kerst plus que n’importe lequel d’entre vous, nous avons un lien certain, une histoire commune qui ne manquera pas de l’émouvoir. Je pense que c’est là son point faible. Nous sommes tous plus vulnérables quand nous sommes aveuglés par notre colère. Il commettra une erreur si je le provoque, j’en suis certaine.
- Cela me semble très risqué. Tu y laisseras ta peau, remarqua Adelle.
- Peut-être. Mais cela vous laissera le champ libre pour agir. J’espère seulement que vous saurez être plus efficace que jusqu’à présent, autrement tout ceci ne servira à rien et nous y passerons tous. Nous n’aurons pas le droit à l’erreur.
- Nous devons étudier la question, mais il se fait tard, et je crois qu’un peu de repos apaisera les esprits. Ira, tu seras conduite dans une chambre sous surveillance, sans tes armes. Nous reprendrons nos discussions demain, conclut Adelle.
Les chevaliers sortirent en premier avec Ira. Lorsqu’elle eut passé la porte, des protestations sonores éclatèrent dans la grande pièce de réunion. Myhrru aboyait son indignation, appuyée par une Ostara excédée. La Reine exprimait son mécontentement de s’être fait rabaisser de la sorte, soutenue par son mari. Adelle se défendait fermement, mais sa patience s’effritait à vue d’œil. Judith se leva alors et brandit sa lance. Un tourbillon balaya la pièce et fit taire l’assistance.
- Assez. Ça suffit, maintenant. Vous aurez tout le loisir de vous écharper lorsque nous aurons tué Kerst. Que cela vous plaise ou non, Ira est là, toute aide est la bienvenue, en particulier la sienne. C’est un fait. Vous pouvez retourner la situation dans tous les sens, vous ne pourrez rien changer, il est donc parfaitement inutile de s’emporter ainsi et de déverser votre rancœur sur Adelle qui souhaite simplement sauver son royaume. Elle est très certainement celle qui est le plus concernée par son sort, et votre incapacité à voir ses agissements pour l’intérêt général sont une preuve que vous êtes totalement aveuglés par vos considérations personnelles. Nous sommes des Mystiques, des chevaliers, des dirigeants, nous devrions toujours faire passer l’intérêt du royaume avant le nôtre, peu importe ce qui nous arrive.
- Mais enfin, quelle preuve as-tu qu’Ira n’est pas là sur les ordres de Kerst ou de Fenrir, qu’elle ne va pas nous égorger dans notre sommeil ? s’emporta Myhrru.
- Mon intuition. Et elle ne me trompe jamais.
Judith avait finalement réussi à clouer le bec à toute l’assemblée. La salle de réunion se vidait en silence. Elle s’attarda, car elle avait une idée derrière la tête. Elle attendit qu’il ne reste plus qu’Elbow, puis s’avança vers la porte pour la refermer discrètement. Il leva des yeux surpris vers elle.
- Un problème ? demanda-t-il.
- Non. Je me pose simplement des questions.
- À quel sujet ?
- Pourquoi le capitaine Eamon vous regarde-t-il avec autant d’animosité ?
Elbow soupira avec lassitude. Il semblait vidé de devoir lâcher ses secrets les uns après les autres.
- Vous vous connaissez, je suppose, insista Judith.
- Cela fait longtemps, en effet. Nous avons à peu près le même âge. Nous avons fait nos classes de chevaliers ensemble. Avec quelqu’un d’autre que tu connais bien, dit-il en souriant.
Judith fronça les sourcils. Puis elle comprit, et les derniers mots qu’elle avait entendus de la bouche de ce troisième homme lui revinrent brusquement en mémoire.
- Rowen, souffla-t-elle.
- En effet. Rowen et moi nous nous sommes connus à Freya, où nous sommes devenus les meilleurs amis. Eamon était déjà cet homme froid et détaché, ambitieux et impassible. Il a progressé bien plus vite que nous à la sortie de l’école, bien qu’il ait été grandement aidé par le statut de son père qui l’a précédé. Il était donc notre supérieur, et il avait une dent contre nous. Nous étions trop indisciplinés, trop épris de liberté. Ce rôle de chevalier n’était pas vraiment fait pour nous, mais à l’époque, nous étions deux gamins paumés sans but, alors nous avons atterri à Freya. C’était souvent comme ça. Le fait est que nous préférions sortir en douce pour aller dans des auberges, boire et voir des filles, plutôt que nous entraîner ou patrouiller. Eamon était constamment sur notre dos, à tel point que nous avons tout fait pour être révoqués. Nous avions la tête dure. Ça a fini par fonctionner. Il nous a mis à la porte de l’école. Je dois dire que lorsque je suis revenu pour le couronnement, lire dans son visage tout le mépris que je lui inspirais m’a plutôt amusé. Je savais qu’il chercherait encore à me sermonner ou à me pousser à partir, alors je l’ai évité du mieux que je pouvais. Après notre départ forcé, Rowen et moi nous nous sommes engagés pour sécuriser des convois de marchands. C’est comme ça que nous nous sommes retrouvés à Fenrir. Lui n’a jamais remis les pieds dans les montagnes après notre accident. Il est rentré à Njord pour fonder une famille. Moi, j’avais déjà une femme à ce moment-là, quand j’ai connu Morrigan. Mon épouse était enceinte. Lorsqu’elle a accouché, j’étais à Fenrir, dans les bras d’une autre.
Il se tenait debout, de l’autre côté de la table. Les bras ballants, les épaules tombantes, la tête basse, le poids de sa culpabilité l’écrasait totalement. Judith se sentit mal lorsqu’il commença à pleurer sans bruit.
- Quelques semaines après l’enlèvement d’Ira, une nuit, alors que j’étais sorti dans une taverne de Glyphe, il s’est introduit chez nous. Quand je suis rentré, mon épouse gisait au sol, dans une mare de sang à ses pieds. Il tenait Elista dans ses bras, un couteau pointé sur son petit visage. Elle n’avait que quelques mois, heureusement. Elle ne se souvient de rien. L’effroi m’a tétanisé quand je l’ai vu assis avec ma fille à sa merci, déjà vêtu de cette capuche sinistre qui dissimulait son visage défiguré. C’est à ce moment-là qu’il m’a menacé. Il m’a obligé à le servir en échange de la vie d’Elista. J’ai donc passé vingt ans de ma misérable vie à abandonner une de mes filles pour aller maltraiter l’autre. Un père exemplaire, n’est-ce pas ?
- Vous ne changerez pas le passé en vous flagellant. Il m’est difficile de vous accorder toute ma pitié en raison de vos agissements, pour autant je suis certaine que vous avez fait les choix qui vous semblaient les plus justes dans une telle situation.
Il hocha la tête et s’avança vers la porte. Lorsqu’il quitta la pièce, Judith se retrouva seule avec ses pensées qui tourbillonnaient avec violence. Elle se tourna vers la fenêtre et colla son visage aux carreaux. Elle inspira leur fraîcheur nocturne. Les yeux fermés, elle imagina le visage de Rowen. Son cœur battit plus fort. Elle réalisa combien il lui manquait. Elle avait hâte de rentrer à Njord serrer dans ses bras son piètre chevalier. Soudain, à la place du visage familier de Rowen, une figure s’installa. Un personnage qu’elle avait déjà vu, la dernière fois, avant de quitter Njord. Elle n’avait plus de doute désormais, elle savait qui il était.
- Comment vous appelez-vous ?
- Je suis Sciron, l’esprit du Vent.
Judith fut surprise de parvenir à lui parler. C’était une véritable aubaine.
- Comment pouvons-nous vous aider ?
Judith, dans le calme et le silence de la solitude retrouvée, réussit à se concentrer suffisamment longtemps pour que Sciron lui explique, en détail, comment les esprits en étaient arrivés là, et surtout, il lui révéla enfin l’histoire de Sélène, cette elfe noire surdouée, dont l’esprit avait glissé au cours des siècles vers une folie qui la conduirait inexorablement à sa perte.