Chapitre 43 - Il y aura encore de la douleur

Par Keina

À certaines heures de la journée, l'entrepôt fourmillait maintenant d'animation, malgré le silence qui lui donnait des allures d’aquarium géant. Mais pour l'heure, la nuit était tombée depuis longtemps, et les Collectionneurs et leurs sbires s'en étaient allés, laissant ses occupants surveillés par un seul garde qui s'était posté de l'autre côté de la porte à moitié défoncée.

Ianto n'avait plus la force de se lever, et gisait dans un coin de la cage, les yeux mi-clos rivés sur le jeune garçon dans l'autre cage. Point positif à toute cette agitation : il n'était plus repassé sur la table de torture, et son jeune compagnon non plus. Il y avait eu une nouvelle vague d'arrivées, et avec elle, un autre Gardefé. Une femme cette fois-ci, grande et maigre, ses longs cheveux blancs tombant piteusement de part et d'autre de son visage anguleux. Elle avait été placée de l'autre côté de la cave, et Ianto ne pouvait qu'imaginer sa détresse et son désarroi. Ses plaies à lui commençaient à cicatriser, mais la faim, la soif, la fatigue, la honte, le dégoût et la solitude jouaient une ronde perpétuelle dans son cerveau.

Et il y avait son double. Jamais longtemps loin de lui, il avait tenté par tous les moyens de trouver une solution, une échappatoire. Il avait couru dans la terre de Cardiff, escaladé les pierres du vieux château, vogué sous les pavés du centre ville, tenté d'alerter les gens… Malheureusement personne n'était capable de le voir, ni même de le sentir. La seule façon pour lui de se rendre utile était de rester auprès des Gardefés. Inexplicablement, sa présence seule avait le don d'apaiser et de réconforter, non seulement Ianto, mais aussi le garçon, et la vieille femme terrée au fond de sa cage.

« Je suis désolée. Je n'arrive pas à trouver de solution pour vous sauver. J'aurais tellement voulu… »

Ianto-le-fantôme secoua la tête d'un air malheureux. Posté près de la cage du garçon qui dormait d'un sommeil profond, il caressait ses cheveux d’une main fantomatique.

Arrête de t'en vouloir. Tu fais déjà beaucoup pour nous, pensa aussitôt Ianto pour l'apaiser à son tour. Grâce à toi, les Collectionneurs ont moins de prise sur nous.

« Mais… »

Ianto laissa un soupir s'échapper doucement de ses lèvres.

Mes amis du Royaume… Ils vont venir, tôt ou tard. Grâce à toi, nous pouvons tenir, et garder la foi. Ça n'a pas toujours été le cas… Tu nous offres ce qu'il y a de plus précieux pour nous, en cet instant : l'espoir.

Ianto-le-fantôme tourna un regard surpris vers son double. Il n'était manifestement pas conscient de son pouvoir, et Ianto se demandait comment cela était possible, et pourquoi. Qu’était devenu son double, au juste ? Les fantômes n’existaient pas, il le savait, et pourtant… Il pouvait voir l’autre, il pouvait lui parler. Qui était-il, s’il n’était pas un fantôme ? Dans le marasme de ses pensées, Ianto s’efforçait de trouver un semblant de logique à tout ça. L’autre n’était pas là par hasard, et devait certainement jouer un rôle pour empêcher les Collectionneurs de nuire… Mais lequel ? Soudain, presque incongrûment, les mots de la grand-mère Elfe lui revinrent à l’esprit. Il y aura encore de la douleur, mais elles sont là-bas, quelque part, et n’attendent que toi… De quoi parlait-elle, déjà ? Il n’arrivait plus à se souvenir, tout se confondait dans son esprit, dans un maelström de souffrance, de chagrin et d’abattement…

Il s’endormit.

 

Ianto se réveilla en sursaut, quelques minutes ou quelques heures plus tard, il n’aurait su le dire. Il cligna des paupières, s’efforçant de se réadapter à la luminosité. On avait rallumé les néons, qui étalaient une lumière froide sur le sol terreux. Dans le demi-sommeil qui l’habitait encore, il vit une ombre grandir au-dessus de lui et s’arrêter à la hauteur de sa cage, une tasse de porcelaine entre les mains.

Il fronça les sourcils, s'efforçant de focaliser sa vision sur la personne qui le dominait de toute sa hauteur. Il ne distinguait pas grand chose dans la pénombre qui baignait encore l'entrepôt. Un malaise diffus avait grandi en lui, comme s'il avait en face de lui un élément crucial, quelque chose qui lui échappait, dans les brumes d'agonie qui brouillaient son cerveau. C'était mêlé à de l'attirance, une attirance sourde et continue. Rien de sexuel, non. Quelque chose de plus… spirituel. À la fois incroyablement euphorisant et terriblement sinistre.

La forme se pencha, laissant apercevoir dans la lumière des néons une masse de cheveux bruns et deux yeux perçants. Ianto n'arriva pas à en distinguer plus. À ses côtés, Ianto-le-fantôme s'était crispé, lui aussi, et s'était rapproché insensiblement de la cage du Gardefé.

— Pas terrible, tout ça, Geoff… Tes prises sont assez maigres, mais, bah… Il y a du potentiel, sur certains. Celui-là, par exemple… Un Fé coupé en deux… Ça, c’est insolite.

Il sembla un instant à Ianto que l'homme à la voix grave, envoûtante, avait glissé son regard vers le fantôme de son double, mais le mouvement avait été si rapide que dans le flou de sa vision, il ne jura de rien.

La silhouette se pencha un peu plus, sirotant sa tasse dans un silence troublant, et Ianto distingua enfin les traits qui l’observaient. Des traits fins et réguliers, un peu aristocratiques : pommettes hautes, bouche étirée en un sourire mesquin, deux yeux en amande légèrement clos sous de longs cils noirs… Soudain, Ianto comprit que le magnétisme dégagé par le Collectionneur n’avait rien à voir avec sa beauté ou avec la fluidité de ses mouvements.

— Est-ce que tu m’autorises à t’emprunter ce spécimen, Geoff ? demanda-t-il d’une voix forte tout en approchant son visage pensif au plus près de la cage, face au regard écarquillé de Ianto. Je crois que tu n’as pas vraiment exploité toutes ses… capacités. Oh, puisque tu es occupé avec une nouvelle prise, j’imagine que tu n’y verras aucun inconvénient.

Dans le bouillonnement sourd de son cerveau, Ianto n’entend pas la réponse de l’autre, ne perçut pas la clé qui s’enfonçait dans la serrure de la cage, les mains qui l’empoignaient et le traînaient sur le sol. Il remarqua à peine les Collectionneurs qui se massaient autour d’une autre curiosité, là-bas, à l'entrée de la cave. Une seule information tournait en boucle dans son esprit. Il avait en face de lui Scipio, l’ennemi juré de Jane, celui après qui elle courait depuis si longtemps.

Et il n’avait à présent plus aucun doute sur ce qu’il ressentait, au plus profond de lui, sur ce qui l’attirait vers cet être infect et magnifique, beau et répugnant tout à la fois.

Scipio n’était pas seulement un Collectionneur, non.

C’était aussi un Imagineur.

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