Huitième partie : Les ailes. Chapitre 44 - Ianto-le-fantôme

Par Keina

Il y avait eu le silence, pendant si longtemps. L’attente, l’impuissance, l’écoute, le désarroi.

La veille, patiente et attentive.

 

Dans les premiers temps, Ianto-le-fantôme s’était senti désolé, mais peu concerné par le sort de l’unique occupant de la cave. Il nourrissait une jalousie sourde, rentrée, à peine consciente, envers Ianto, l’autre Ianto, celui qui respirait encore, celui qui vivait.

Celui qui n’était pas seulement qu’un souvenir.

Puis il avait vu de quoi était capable le Collectionneur. Il avait ressenti, dans son âme désincarnée, les souffrances et la lente agonie du Gardefé. Alors, il s’était rapproché.

Il lui avait parlé.

C’était la première fois qu’il se trouvait confronté, physiquement confronté, à cet autre lui dont il avait si souvent décelé la présence dans un coin de son esprit. Il n’avait pas vraiment songé à ce qu’il lui dirait lorsqu’il le verrait. À ce qu’il avait à lui dire, après leur dernière séparation.

Mais il l’avait fait. Il lui avait parlé. Et, peut-être pour la première fois depuis leur étrange et grotesque cohabitation, il avait fait un peu plus qu’écouter l’autre. Il s’était confié. Et l’autre l’avait compris.

C’était… inhabituel.

Et étonnamment agréable.

Ianto n’avait jamais été très à l’aise avec les confidences. À part Jack, et Lisa avant lui, il n’avait jamais eu d’amis proches, d’aussi loin qu’il s’en souvienne. Il n’avait pas eu de frère, et sa sœur… ma foi, Rhiannon n’était pas vraiment du genre à qui il pouvait se confier, il en avait eu la preuve cuisante quand il lui avait avoué sa relation avec Jack. Le jour où tout avait basculé… Le jour où Jack avait littéralement explosé, emportant la base de Torchwood avec lui.

Trois jours avant sa propre mort.

Il n’avait aucun souvenir de ce qu’il s’était passé ce jour-là, ni les mois suivants. Sa mémoire se perdait dans un brouillard confus, et n’avait émergé que le jour où il avait revu Jack, à la Maison des Morts. Ça lui avait fait mal, très mal. Longtemps après, il s’était encore voulu des mots qu’il avait prononcés. Ça aussi, il l’avait confié à son alter ego. Ainsi que la sensation étrange, inédite, de se savoir conscient, éveillé, pensant, et de n’avoir plus de corps physique auquel se raccrocher, dans lequel s’incarner. L’autre lui avait avoué que cela lui avait fait la même chose la première fois qu’il avait investi un esprit étranger. Cette sensation de vivre comme dans un rêve, de n’être qu’une conscience détachée, de ne ressentir ni la faim, ni la soif, ni les besoins primaires du corps. À la vue du corps misérable, malmené et délaissé de son alter ego, la culpabilité perça la conscience de Ianto, et dès cet instant, il s’efforça par tous les moyens d’aider les victimes des Collectionneurs.

Il avait fait tout ce qu’il avait pu, mais cela n’avait pas été suffisant, bien sûr. Il se sentait si faible, impuissant, privé de corps, de consistance, de réalité ! Alors, il était resté auprès d’eux.

Il avait attendu.

 

Et puis, ce soir-là, tout s’était enchaîné.

D’abord, un nouveau Collectionneur s’était présenté à l’entrée de la cave et s’était immédiatement approché de Ianto-le-vivant.

C’était un homme grand et élégant, ceint dans un costume trois pièces qui sentait le sur mesure à plein nez (et Ianto s’y connaissait en costumes), mais qui dégageait un je-ne-sais-quoi de menaçant, une toxicité diffuse qui s’échappait de tout son être. Il avait coulé son regard vers lui et l’avait vu, sans aucun doute possible, tandis qu’il parlait d’un Gardefé coupé en deux… Qu’entendait-il par là ? Ianto ne comprenait pas grand chose à ces histoires.

(L’autre lui avait expliqué ce qu’il était, ce qu’il faisait. Le Royaume Caché, la magie, les Gardefés… Il avait tenté de se représenter cet univers, mais c’était si éloigné de la réalité de Torchwood !)

À l’instant où deux sbires ouvraient la cage de Ianto pour le traîner sans ménagement, rouvrant ses blessures les plus fraîches, il vit qu’au même moment, on descendait dans la cave une énième victime inconsciente. Cheveux bruns qui retombaient sur son visage, ample manteau de la RAF traînant à terre, les autres Collectionneurs massés autour de lui comme des araignées autour d’une mouche…

Jack…

Ianto n’avait plus ni cœur ni poumons, et pourtant il lui sembla tout à coup que des battements sourds résonnaient dans sa poitrine, et que son souffle imaginaire se coupait.

Jack.

Qu’est-ce qu’il faisait là ? Pourquoi était-il là, inconscient, cerné par les monstres qui capturaient des Gardefés ? Le fantôme tourna alternativement son regard entre son capitaine et son double, que l’on emmenait à l’autre bout de la cave, là où les établis de torture avaient été installés.

Que faire ? Qui suivre ? Les deux avaient besoin de lui, il le sentait, il le…

Soudain, Jack prit une grande inspiration, comme s’il se réveillait d’un sommeil profond.

Comme s’il venait de ressusciter…

Les Collectionneurs poussèrent de grands cris, appelant Costume Trois-Pièces qui les ignora, trop occupé par son propre Gardefé inconscient, et Ianto vit Jack profiter de l’ébahissement général pour sortir – comme à son habitude d’un endroit improbable de son corps – son bon vieux Webley. Au lieu de se débarrasser de ses agresseurs, comme Ianto s’y attendait, il visa un établi rempli de fioles aux contenus bariolés, et, avant même que les autres réagissent, tira six coups précis. Dans le silence oppressant, les fioles éclatèrent l’une après l’autre.

Aussitôt, deux choses se produisirent.

D’abord, la chape de silence s’évapora, révélant avec une soudaineté cruelle les hurlement, gémissements et sanglots des victimes et semant un peu plus la confusion parmi les Collectionneurs.

Puis, quelques secondes plus tard, le plafond et les soupiraux explosèrent, et une vingtaine d’hommes et de femmes armés, certains en uniforme de l’UNIT, d’autres en civil, tombèrent avec fracas de tous côtés, hurlant des ordres d’un bout à l’autre de la cave.

Ianto-le-fantôme tourna un regard affolé vers l’endroit où son double avait été emmené, loin des assaillants, dans un angle obscur que personne n’avait encore remarqué. Une main agrippant fermement le bras d’un Ianto-le-vivant à demi conscient, et l’autre s’enroulant autour d’un objet qui pendait sur sa poitrine, l’homme en costume venait tout juste de s'aviser de l'intrusion et marmonnait une suite de mots incompréhensibles.

Aussitôt, Ianto comprit ce qu’il s’apprêtait à faire et, sans hésitation, s’élança vers lui. Un coup d’oeil vers Jack lui apprit qu’il n’avait pas à s’inquiéter pour son capitaine, occupé à mettre à terre celui qui s’appelait Geoff et à lui retirer de force le talisman qu’il portait autour du cou.

En un éclair, il traversa la cave pour se porter au secours de son double. Il perçut l’énergie, semblable à celle de la Faille, qui grandissait autour des deux hommes, et commençait à les avaler pour les soustraire à la cohue de l’assaut.

Sans réfléchir, il projeta sa conscience vers cette énergie palpitante qu’il avait si souvent contemplée lorsqu'il travaillait à Torchwood. Il percuta le torse de son alter ego à l’instant même où le portail dimensionnel l’avalait, et se fondit en lui.

Quelque soit l’endroit où le Collectionneur s’enfuyait avec sa proie, il irait avec eux.

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