Julie rejoignit la salle de contrôle. À peine entrée, Sophie lui lança un regard surpris.
- T’es là ? Je croyais que tu te serais jetée sur lui. Tu es d’une sobriété remarquable pour quelqu’un aussi en manque.
- Je ne suis pas en manque ! s’exclama Julie. Bon, si, d’accord, mais je ne suis pas non plus une salope au point d’avoir envie de me faire sauter comme ça, sans préliminaire.
Sophie ricana. Même Elisa gloussa.
- Je veux faire un cadeau à Nicolas, indiqua-t-elle.
- Hun, hun, grommela Sophie. Quel genre de cadeau ?
Julie lança un appel vers les laboratoires. Un ingénieur lui répondit.
- Que puis-je pour vous, madame Admel ?
Elle ignorait si son interlocuteur était un Vampire ou un humain, et elle s’en fichait.
- La réalité virtuelle super augmentée que vous avez crée pour mon fils, elle fonctionne sur un Vampire ?
- C’est-à-dire ?
- Imaginons qu’un Vampire entre dans une pièce où on peut contrôler la pression, la température et même la gravité, et qu’on y met un essaim de drones, alors on peut, en théorie, lui faire croire qu’il se trouve à un autre endroit. Cela fonctionnerait sur un humain mais sur un Vampire ?
- Tu veux créer une nouvelle pièce pour l’escape game ? s’étrangla Sophie.
- Ça fonctionnerait sur un Vampire ? insista Julie.
- Il faudrait recalibrer tous les senseurs et obtenir une précision millimétrée, mais en théorie, oui, c’est faisable.
- Vous seriez capable de recréer l’Égypte antique du temps d’Imhotep ?
- En théorie, oui, répéta l’ingénieur. Vous voulez ça pour quand ?
- Hier, répondit Julie.
Sophie explosa de rire avant de lancer d’une jolie voix douce :
- Il va adorer. C’est une super idée.
- Par contre, pas dans l’escape game, intervint Elisa. Aucun candidat ne pourrait en sortir vivant.
- Ça sera un événement à part, alors : une réalité virtuelle très augmentée uniquement disponible au palais permettant de se promener n’importe où avec le plus grand réalisme.
- Chris approuve, indiqua Elisa.
Julie sourit. Tout s’emboîtait à merveilles.
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Julie se campa devant Nicolas et attendit. Ce dernier termina sa phrase – mais visiblement pas sa conversation – avec son interlocuteur puis se tourna vers l’humaine.
- Vous avez besoin de moi ? demanda-t-il d’un ton très professionnel.
Il pensait qu’elle venait trouver le grand vizir. Elle ne le détrompa pas. Elle tenait à ce que la surprise soit totale. Elle retint son sourire et annonça :
- Mon dernier événement est terminé.
Un silence total se fit dans la salle du trône où Chris brillait par son absence. Tous les Vampires crevaient d’envie de savoir ce dont il s’agissait.
- Je ne savais même pas que vous travailliez sur un nouveau projet.
Julie sentit une légère teinte de tristesse dans cette remarque. Ils parlaient beaucoup avant. Elle lui expliquait chaque ajout, chaque obstacle, chaque victoire, chaque défaite. Il semblait peiné de cet éloignement. Julie en eut la certitude : Nicolas l’aimait. Sinon, Chris ne l’aurait pas envoyée vers lui.
Toutes les oreilles du palais venaient de se tendre vers Julie. Elle avait intérêt à faire attention à ses mots car ils seraient décortiqués.
- Nous avons deux soucis. Le premier est qu’il est accessible seulement en nombre limité et cette fois, nous aimerions ne pas procéder par liste d’attente mais que vous soyez le dépositaire du droit d’entrer. Pour cela, il semble aux laborantins qu’un dessin vaut mieux qu’un long discours et nous vous proposons d’être le premier à le tester. Rassurez-vous : aucun danger à l’intérieur.
Nicolas fronça les sourcils. Des murmures commencèrent à émerger un peu partout autour de Julie.
- Ensuite, l’événement n’a jamais été testé sur un Vampire extérieur, comprenez « non laborantin ». De ce fait, il est probable que des réglages finaux soient nécessaires.
- Vous me proposez de servir de cobaye, en somme, comprit Nicolas et Julie acquiesça. Aucun danger ?
- Pas le moindre. C’est prévu pour être agréable.
Nicolas donna son accord d’un geste de la tête puis se leva, abandonnant ainsi toute occupation pour elle.
- Je vous suis, proposa-t-il.
Julie se retenait avec peine de sautiller de joie. Elle mordillait sa lèvre inférieure et se tortillait nerveusement les doigts. Le trajet prit une éternité aux yeux de Julie qui mourait d’impatience. Il pénétra dans la salle complètement vide dont la porte se referma derrière eux.
La pièce carrée de dix mètres de côté résonnait. Peinte en blanc, du sol au plafond, elle rendait Julie claustrophobe. Nicolas ne cacha pas son incompréhension.
- Une pièce vide ? C’est de l’art moderne ?
- Je vous préviens : vous allez être surpris ! Mais vous allez adorer ! Pour sortir, il vous suffit de le demander, précisa-t-elle.
- Il me suffit de passer la porte, répliqua-t-il tandis qu’elle naviguait jusqu’au service voulu sur sa console personnelle.
- Trois, deux, un, c’est parti, dit-elle et le regard de Nicolas devint lointain.
Il ouvrit de grands yeux, regardant à gauche et à droite, levant la tête pour observer un magnifique oiseau égyptien passer au-dessus de lui. Nicolas bougea les mains, circonspect. Il venait, en un instant, de se retrouver en pleine Égypte antique. Tous ses sens devaient, en théorie, lui faire ressentir cette illusion comme étant réelle. Il voyait, entendait, goûtait, sentait, touchait comme s’il y était. Même la température, la pression, le taux d’humidité et le vent étaient reproduits. L’illusion était parfaite.
Nicolas se mit à marcher, arpentant ce monde virtuel qui lui semblait tellement réel.
- Ajustement ! réclama la console.
Julie se plaça comme indiqué par la simulation et toucha le grand vizir afin de le bouger comme requis. Il ne réagit pas à son contact. L’illusion venait d’expliquer ce contact sur son bras et ses hanches par un animal le frôlant.
À douze reprises, Julie dut réajuster la position du grand vizir. Finalement, les laborantins annoncèrent avoir finalisé le projet. À partir de maintenant, l’IA se chargerait de modifier les perceptions du joueur afin de lui faire croire qu’il avançait droit alors qu’il tournait en rond.
Julie sortit de la pièce pour laisser le grand vizir profiter de sa promenade dans le passé. Elle rejoignit le salle de contrôle et finit sa journée de travail un grand sourire sur les lèvres.
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Nouvelle journée. Julie se leva et s’habilla avant d’ouvrir la porte pour aller manger son petit-déjeuner. Elle faillit rentrer dans le grand vizir, debout dans le couloir juste devant sa porte. Elle sursauta en criant, tout en faisant un bond en arrière, le cœur battant à mille à l’heure.
- Vous m’avez foutu la trouille ! s’exclama-t-elle.
Il reste de marbre tandis que Julie tentait de reprendre le contrôle de sa respiration.
- Après ma sortie, je suis allé voir les laborantins, indiqua Nicolas en entrant dans la chambre et aucune protection ne l’en empêcha.
Il avait dû sortir pendant la nuit puisque personne ne l’en avait informée. Julie recula tandis que Nicolas avançait doucement, pas à pas, s’approchant de quelques centimètres à chaque mot.
Il la fixait intensément, ne quittant pas son regard des yeux.
- J’ai eu l’impression de vivre des semaines là-bas. J’ai eu peur d’avoir quitté mon poste trop longtemps. En sortant, j’ai constaté qu’à peine quelques heures s’étaient déroulés. J’ai voulu comprendre alors je suis allé poser des questions, indiqua Nicolas sans cesser d’avancer à pas mesurés.
Julie avait parcouru à reculons la moitié de la distance la séparant du mur du fond.
- J’ai demandé aux laborantins de mettre le paquet afin que vous mesuriez le potentiel. Je voulais être certaine que vous comprendriez pleinement avant de prendre une décision.
- L’appareil nécessitait un calibrage, lança Nicolas.
Lui en voulait-il d’avoir servi de cobaye ? Elle l’avait prévenu pourtant ! Elle avait espéré lui faire plaisir et pourtant, il semblait en colère. Elle ne comprenait pas.
- Le système fonctionne à merveille sur un être humain mais l’IA peinait encore avec un Vampire, se défendit Julie. Elle manquait de données. Il lui a fallu à peine une paire d’heures pour les obtenir. Tout le reste de votre expérience a été…
- Deux heures pendant lesquelles vous avez modifié ma trajectoire, compléta Nicolas.
- Afin que vous ne vous preniez pas de mur, en effet, dit Julie. La machine créait une fausse raison à ce contact dans votre monde imaginaire afin de ne pas troubler votre expérience. Ça n’a pas fonctionné ?
- Oh que si ! Si les laborantins ne m’avaient pas montré les images, je ne l’aurais pas cru.
Julie voulut faire un pas en arrière mais fut stoppée par le mur. Nicolas avança encore. Il la chassait de manière évidente.
- Nicolas, qu’est-ce que…
- Pour modifier ma trajectoire, vous m’avez touché, chuchota-t-il à son oreille. Ne niez pas. J’ai vu les images. Vous avez posé vos mains sur moi.
- Sinon, vous vous seriez pris un mur ! rappela Julie.
- Vous êtes intouchable. Si personne ne peut vous toucher, vous ne pouvez pas non plus toucher quiconque, susurra-t-il.
Julie serra les dents. Mince ! Les laborantins lui avaient promis qu’il ne sentirait rien. De fait, ils n’avaient pas menti. Nicolas était juste allé fouiller un peu plus en profondeur, sans attendre son réveil. Julie aurait préféré lui expliquer autrement.
- Sauf que personne n’a réagi. Vous m’avez touché sous le regard des laborantins et nul n’a trouvé cela dérangeant.
Julie grimaça. Oh que si, ils avaient réagi ! Sophie et Elisa avaient dû intervenir pour confirmer les dires de Julie : oui, le roi lui avait bien donné la permission de toucher le grand vizir et réciproquement. Les laborantins en étaient restés silencieux de longues secondes.
- Quelle corvée, n’est-ce pas ? De devoir me toucher.
Julie rougit intensément.
- Comment se fait-il que vous m’ayez touché et que tout le monde s’en foute ?
- Pa… pa… pa… parce que…
Julie bégayait. Elle n’avait pas prévu d’avoir cette conversation-là, maintenant, dans ce contexte. Elle aurait préféré le lui annoncer autrement, dans un lieu et un moment maîtrisé.
- Nicolas, vous me faites peur !
- J’espère bien ! gronda-t-il. Parce que ?
- Parce que Chris a allégé mon intouchabilité en cessant de m’interdire de vous toucher, dit Julie d’une traite, sans respirer.
Nicolas plissa les yeux, respira plusieurs fois puis lança :
- Chris t’a permis de me toucher et je suis le seul au palais à ne pas le savoir, c’est ça ?
- Au palais, personne ne le sait. Seules les prêtresses du mal et les laborantins sont au courant, répliqua Julie qui devait admettre jouer sur les mots.
- Tu n’avais pas prévu que je m’en rendrais compte, comprit Nicolas.
Julie ne put nier.
- Cette levée d’intouchabilité est-elle réciproque ?
Julie frémit, sa mâchoire inférieure tremblante. Elle hocha la tête tandis que Nicolas souriait de plus en plus. Il leva la main et la posa sur sa joue pour la caresser avec une douceur infinie. Julie ne fit rien pour empêcher une larme de parcourir sa joue. Il se pencha pour l’aspirer avec ses lèvres, se contentant de l’effleurer au passage.
- Ton cadeau m’a comblé, murmura-t-il à ses oreilles.
Julie en fondit de plaisir. Le baiser qui suivit fut tendre et passionné, fougueux et doux, comme s’ils avaient peur de blesser l’autre autant qu’ils cherchaient à s’écouter soi-même, tout en savourant le contact. Julie n’avait jamais connu que Chris. Cette proximité érotique la fit sangloter.
Nicolas fut doux et attentionné. Julie pleura beaucoup, rit, explora tout un panel de sentiments. Ils partagèrent un plaisir commun tout en caresses, en douceur et en baisers. Nicolas parvint à rassurer Julie qui parvint à s’ouvrir assez pour se laisser aller, éloignant les souvenirs du viol ayant crée Auguste.
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Le coup sur la porte la fit sursauter, pas les deux prêtresses du mal à ses côtés qui avaient probablement entendu la personne arriver. Qui venait demander audience à la salle de contrôle de l’escape game et de l’arène ? Aucun Vampire n’avait le droit d’y mettre les pieds et aucun initié n’avait été appelé.
Voyant que ni Sophie, ni Elisa ne comptaient déplacer un orteil, Julie se leva et ouvrit la porte. Elle savait que la personne devant elle ne verrait rien de ce qui se trouvait dans son dos. L’endroit était ultra sécurisé.
Devant elle se tenait un Vampire paraissant avoir une cinquantaine d’années, un âge rarement choisi par les résidents qui se préféraient un corps plus jeune. Celui-là tenait à montrer qu’il avait de l’expérience. Soit. Des cheveux courts blancs, une barbe en collier blanche, des yeux d’un bleu profond – au moins n’avait-il pas choisi vert comme la plupart des Vampires – des rides au front et autour des yeux.
Il portait une toge couleur crème cintrée d’une cordelette en chanvre tressé. Ses pieds se trouvaient enlacés dans des sandalettes. Julie eut l’impression de se trouver devant Platon, Socrate ou Aristote. Bien que n’ayant jamais vu une quelconque représentation de ces philosophes grecs, elle se les aurait volontiers imaginer ainsi.
Il ouvrit la bouche et Julie s’attendit à entendre du grec, langue qu’elle baragouinait un peu.
- Bonjour, madame Admel.
Ah tiens, non. Du français. Pour une fois, elle trouva le choix inadéquat bien que charmant. Cela prouvait que son interlocuteur avait pris la peine de se renseigner sur elle.
- Puis-je échanger avec vous ? poursuivit-il.
- Bonjour, répondit poliment Julie. Si vous voulez.
Elle sortit et referma la porte derrière elle.
- Je souhaiterais diriger la chaîne télévisée du palais, indiqua son interlocuteur.
- Bien sûr, faites, répondit Julie. Vous n’avez pas à me demander ma permission. Je ne fais que proposer. C’est à vous, tous, de vous emparer de mes idées et de les faire vivre.
- Je serais très heureux d’aller trouver mes congénères un peu partout, d’entendre leurs idées, de les diffuser, d’améliorer la transmission du savoir.
- Excellent, approuva Julie.
- Vous croyez que Chris sera d’accord ?
- Chris a déjà validé ma proposition de la mise en place d’une chaîne de télévision interne au palais, précisa Julie qui avait obtenu la réponse quelques heures plus tôt.
- Je veux dire… Est-ce qu’il sera d’accord pour que je m’en charge ? Il ne me porte pas exactement dans son cœur.
Julie ignorait totalement qui était son interlocuteur, celui-ci ne s’étant pas présenté, mais il lui semblait que lui ou un autre, ça ne changerait rien.
- Je ne peux pas parler à sa place, annonça prudemment Julie. Demandez-lui l’autorisation si vous doutez de sa réponse.
- Il n’est pas exactement disponible et je n’ai aucune envie de le déranger.
Julie le comprenait fort bien. Chris détestait les inopportuns. Si en plus il n’appréciait pas ce Vampire en particulier, mieux valait ne pas le chercher encore plus.
- Je ne peux pas parler à sa place, répéta Julie.
- Je comprends, dit le Vampire. Je vous remercie. Je vais passer par Baptiste.
Julie ne sut trop quoi répondre. Le Vampire fit un pas en arrière, puis se figea, grimaça, pencha la tête, serra la mâchoire puis s’avança un peu vers Julie pour demander :
- Il paraît que vous avez vécu à Musawa ?
- En effet, confirma Julie.
- Y auriez-vous croisé Juliette par hasard ?
- Oui, souvent. C’est la maire alors forcément. Et puis c’est elle qui m’a accueillie sur place. Je n’étais pas une résidente classique.
- Je vois, dit l’homme aux cheveux blancs. Elle se portait bien ? Je veux dire… Elle avait l’air heureuse ?
- Elle m’a semblé épanoui. La gestion de la ville lui prend tout son temps mais cela paraît lui convenir au plus haut point.
Les épaules de l’homme s’affaissèrent et il soupira.
- Je vous remercie.
- Je vous en prie. Je vous souhaite une bonne prise de fonction.
- Merci, répondit-il.
Julie le regarda s’éloigner. Il lui semblait qu’un poids énorme venait de s’envoler des épaules de cet homme. Elle lui souhaita d’obtenir une réponse positive.