Chapitre 44 : Induction - Apparence

La vidéo s'ouvre sur six ronds en deux colonnes de trois. Le premier de la première colonne est rouge, ainsi que le deuxième de la seconde colonne. Les autres sont blancs. Puis on voit un homme d'une trentaine d'années, les cheveux blancs, les yeux bleus, de profil, au volant d'un camion. Une voix masculine se fait entendre.

 

- Spike, bonjour.

- Bonjour, répondit l'homme sans quitter la route des yeux.

- Je suis Gilles d’Helmer. Nous sommes ici dans le cadre de l'émission "Induction" de la chaîne n°5. Nous sommes en direct et dans une bulle de sécurité permettant la libre parole. Pourrais-tu te présenter rapidement ?

- Je m'appelle Spike et je suis d’accord avec Chris : les avertis sont des abrutis.

- Voilà ce qui s’appelle mettre les pieds dans le plat, s’amusa Gilles tout en soupirant.

La semaine passée, il avait osé demandé à Baptiste, son créateur, s’il voulait bien demander à Chris la permission qu’il prenne en charge la chaîne de télévision du palais.

Baptiste l’avait envoyé paître, lui disant qu’aucune autorisation de la part du roi n’était requise. Il pouvait faire ce qu’il voulait. Chris n’en avait cure.

Gilles avait donc monté cette émission. Son but : interroger un maximum de gens aux avis divers et permettre ainsi un lien de se créer. Cette entrée en matière était brutale.

- Les Vampires, se corrigea Spike. Les Vampires de manière générale sont des abrutis. Chris se plaint qu’ils se contentent de se laisser vivre, sans avancer, sans apprendre, sans chercher à aller plus loin et je suis d’accord. C’est totalement vrai. Je parle pour une écrasante majorité. La minorité se reconnaîtra et ne prendra pas ombrage de mes mots. J’entends tous les jours des avertis pleurer sur « leur guide qu’ils adoraient et qui les a trahis en ne partageant pas un savoir basique ».

Gilles serra les dents et parvint à retenir la réplique bien salée qui lui venait à l’esprit. Il était là pour recueillir l’avis de ce Vampire, pas pour donner le sien. Il n’avait cependant pas prévu de se prendre des critiques au passage.

- Aujourd’hui, le savoir est transmis, presque en temps réel. Baptiste s’y tient et cela lui prend énormément de temps et d’énergie. Pourtant, ceux qui se plaignent ne lisent jamais ses publications. Ce sont des abrutis.

- Tu voulais juste annoncer à quel point tu trouves tes comparses débiles ? soupira Gilles.

Spike s’était porté volontaire pour cette interview et Gilles regrettait déjà son choix.

- Non, je vais développer, indiqua Spike, en me concentrant sur un unique thème : le contrôle de l’apparence. Je pourrai en explorer d’autres mais celui-là me semble vital pour la bonne évolution de notre société.

- Le contrôle de l’apparence ?

- J’ai été créé en 1510. Mon créateur m’a laissé à l’orphelinat. Tout le monde appelle ça « école » mais soyons honnête… Stiny a voulu cet endroit comme un lieu où les créateurs pourraient échanger, discuter, améliorer les techniques de formation et de suivi, et où, en cas de lassitude, ils pourraient laisser temporairement leur petit le temps de reprendre son souffle. Son déménagement en dehors de la Terre n’a rien changé. Les créateurs continuent de déposer leurs petits là-bas et se barrent parfois même sans s’être présenté.

- Tu en veux à ton créateur ? supposa Gilles.

- De m’avoir déposé à l’orphelinat plutôt que de m’avoir laissé me débrouiller seul dehors ? Non, certainement pas. J’aurais préféré qu’il me forme lui-même mais c’est sûrement trop demander.

- Tu espères qu’il se présentera à toi après avoir vu cette vidéo ? interrogea Gilles.

- Non, je m’en contrefiche. À l’époque, mes instructeurs répétaient sans cesse combien nous étions privilégiés car l’espérance de vie d’un Vampire non formé tournait autour d’une semaine. Il y en avait tellement ! À chaque coin de rue ! Trop de prédateurs dans une même zone. Les combats s’enchaînaient. Honnêtement, devenir un Vampire tenait davantage de la malédiction qu’autre chose. J’ai eu de la chance qu’il m’amène à l’école plutôt que de me laisser crever dans la rue.

Gilles grimaça. Entre deux maux, il savait avoir reçu le moins pire. Cela ne rendait pas l’évènement plus acceptable.

- Grâce à notre formation, nous serions en mesure de survivre et d’atteindre l’espérance de vie moyenne à l’époque de cinq cents ans environ. Aujourd’hui, les rues ne grouillent plus de Vampires. Nous sommes en paix. De ce fait, les Vampires ont l’impression d’être immortels, qu’ils vivront pour toujours. Cela les amène à faire des conneries monumentales.

- Parce qu’ils se croient immortels ? supposa Gilles.

- Exactement. Tout le monde a besoin de limites, d’interdits, de ligne à ne pas dépasser. Offrir la liberté revient à tuer quelqu’un car il va aller chercher les limites ailleurs.

- Comme conduire un gros camion sur une route de terre en bord de falaise ? interrogea Gilles avant de continuer : Afin que nos auditeurs comprennent ma remarque, je vais demander aux caméras de bien vouloir offrir un panoramique de l’extérieur du camion.

L’image ne transmit plus la vision du camionneur mais de falaises magnifiques, inondées de lumière, gouffres profonds et d’une route sinueuse à flan de falaise, à peine suffisamment large pour faire passer le camion qu’on aurait dit incapable de supporter un tel poids. L’image revint sur Spike.

- Je sais ce que je fais, répliqua le Vampire. Lorsque j’ai appris le 21 décembre 1945 que nous pouvions contrôler notre apparence, je ne me suis pas contenté de savoir que c’était possible. J’ai cherché à m’améliorer. J’ai quitté les avertis pour crier sur tous les toits que je voulais discuter avec les prêtresses du mal pour apprendre d’elles qui connaissaient cette capacité depuis tant de temps. Elles m’ont appris tout ce qu’elles savaient. J’ai été énormément déçu.

- Leurs connaissances ne vous convenaient pas ? supposa Gilles en souriant.

Après tout, il n’avait jamais pu les voir en peinture.

- Elles utilisent cette capacité afin de se fondre dans la population, qu’aucun humain ne puisse faire la différence.

- C’est…

- Nase, finit Spike à sa place. Cela ne m’a pas suffi. Je ne veux pas ressembler à un humain. Je veux explorer mes pouvoirs de Vampires, savoir où ils commencent et où ils se terminent.

- Déterminer les limites, comprit Gilles.

- J’ai rejoint les laboratoires. J’ai passé un an auprès de Baptiste. Ce mec est un monstre. Il fait trois cents recherches en même temps et exige l’excellence. J’aurais aimé passer tout mon temps avec lui mais je n’y suis tout simplement pas arrivé. Je ne suis pas à la hauteur. Il en demandait trop. Je ne regrette cependant pas. J’ai appris davantage avec lui en un an qu’auprès des prêtresses du mal en dix et auprès de l’école en deux cents.

- Baptiste travaille sur le contrôle de l’apparence ? supposa Gilles qui n’avait aucune idée de ce qui se passait dans les laboratoires, n’y ayant jamais mis les pieds.

Naturellement, son créateur et lui se voyaient souvent, mais jamais pour parler des recherches en cours. Baptiste préférait se plaindre longuement de l’absence de son frère et de son manque d’attention.

- Absolument pas, répliqua Spike. Un scientifique travaille rarement avec un but. Il cherche, il étudie, il trouve, avec un désintérêt total pour l’application pratique possible. Baptiste veut savoir, comprendre, trouver. Quand c’est fait, il écrit ses découvertes, publie le tout au palais puis passe au suivant. Si quelqu’un veut utiliser ses recherches, libre à lui. Baptiste s’en fiche. C’est un scientifique, un pur, un vrai. L’application ne l’intéresse pas. Il se force à suivre les équipes de terrain mais le fait à reculons.

- Vous avez su tirer une application de ses recherches, comprit Gilles.

- Parce que je savais ce que je cherchais, avoua Spike. Voyez-vous, quand on m’a parlé de contrôle de l’apparence, j’ai imaginé beaucoup de choses. Or, seule une infime partie de mon imagination s’est trouvée confirmée par mon apprentissage auprès des prêtresses du mal. Elles m’ont appris à devenir qui je voulais – jeune, vieux, blanc, noir, brun, roux, grand, petit.

- C’est déjà extraordinaire ! s’exclama Gilles. Que veux-tu de plus ?

- Avoir les cheveux bleus, proposa Spike. Ça semble simple et bien, allez-y, auditeurs, faites le test. Essayez de rendre vos cheveux bleus. Vous êtes déçu ? Il ne se passe rien ? Vous vous dites que c’est impossible ? Vous avez tort !

À ces mots, la chevelure blanche de Spike se teinta d’un bleu turquoise faisant penser à une mer tropicale, passant ensuite à un vert scintillant de la forêt amazonienne, pour enchaîner sur un violet aubergine, puis un rose lilas avant de revenir au blanc de départ.

- C’est magnifique, admit Gilles, épaté, d’autant qu’il venait d’essayer lui-même, et d’échouer. Les auditeurs s’enflamment et s’énervent. Ils confirment ne pas y arriver et demandent le mode d’emploi.

- À quoi bon avoir les cheveux verts ? répliqua Spike. On s’en fout.

- Des Vampires meurent en essayant d’avoir les cheveux verts ?

- Voilà une question intéressante. La réponse est oui. Bien sûr, personne ne meurt en voulant changer de coupe. En revanche, en essayant autre chose…

- Qu’est-ce qui pourrait amener à la mort ? interrogea Gilles curieux.

- Se jeter du haut d’une falaise et demander à voler au milieu de la chute, répondit Spike. J’en vois presque un par mois faire ça. Vous savez quoi ? Ils s’écrasent au sol, le corps éparpillé en mille morceaux. Ça tue aussi bien un humain qu’un Vampire.

Gilles se crispa. Les auditeurs se turent brusquement, sous le choc eux aussi.

- Ils pensent que des ailes vont leur pousser, aussi bien que nos auditeurs croyaient réellement que leurs cheveux allaient devenir rose fuchsia juste parce qu’ils le voulaient. C’est cette ignorance qui tue.

- Est-il possible à un Vampire de voler ?

- Évidemment, aussi bien que mes cheveux peuvent devenir rose fuchsia juste parce que je le veux. Sauf que ça n’est pas simple. Ce qui est très simple, c’est de vouloir quelque chose qui est humain, qui appartient à notre génome. Or, un humain n’a pas naturellement les cheveux violets ou des ailes. Si vous voulez une chose inhumaine, il faut indiquer à votre corps comment le faire. Vous voulez des ailes ? Dites à votre corps quoi créer, où attacher, comment lier. Et les plumes ? Dans quelle matière, quelle forme, quel aérodynamisme. Une fois que vous avez vos ailes, ne vous jetez pas dans le vide. Vous mourrez. En effet, votre corps sera bien trop massif. Vos ailes ne vous porteront pas. Les oiseaux ont des os creux. Faites comme eux. Vous devez étudier la nature pour apprendre d’elle et l’imiter. Je suis capable de marcher sur les murs et le plafond. J’ai étudié les araignées et les geckos pour cela. Je peux changer de couleur, sur tout mon corps. J’ai étudié les reptiles. Je suis capable de voler. J’ai étudié les oiseaux. Je suis capable de voir avec ma peau. J’ai étudié les ophiures. Mais surtout, surtout, à jamais, à aucun moment, vous ne devez demander à prendre la forme complète d’un animal.

- Que se passe-t-il dans ce cas ? interrogea Gilles.

- Le cerveau des animaux n’est pas capable de contenir autant d’informations que le nôtre. J’ai vu des Vampires se transformer en oiseau, devenir des aigles, et étrangement, ne jamais plus reprendre forme humaine. Ils se sont faits tirer par des hommes qui n’ont jamais pu retrouver de cadavre à empailler et pour cause : le Vampire venait de disparaître en fumée, sans même se savoir lui-même Vampire.

- Il avait oublié sa propre identité ? Il croyait vraiment être un aigle ? s’exclama Gilles.

- Nous ne pourrons jamais savoir ce qu’il avait conservé ou non. Peut-être savait-il être un Vampire mais avoir perdu de sa mémoire le mode d’emploi pour redevenir humain.

- C’est horrible ! s’exclama Gilles.

- Voler ses compétences à la nature pour modifier légèrement votre apparence, oui. Vouloir l’imiter dans sa totalité, non. J’aimerais juste que les jeunes Vampires arrêtent de sauter du haut des falaises. Si cette vidéo permet cela, alors j’aurai au moins réussi quelque chose. Et si mes comparses peuvent prendre un peu de plomb dans la cervelle et se mettre enfin à s’intéresser au monde qui les entoure, alors je serai totalement comblé. C’est fini pour moi. J’ai dit tout ce que j’avais à dire. À vous maintenant d’être curieux.

- J’ai une dernière question, précisa Gilles.

Spike hocha la tête.

- Qui aimerais-tu entendre sur cette chaîne ?

- À qui je passe le micro ? Ah… Bonne question… Baptiste refusera probablement de parler. Il dira que les curieux n’ont qu’à lire ces nombreux ouvrages. Je ne crois pas avoir de nom en tête. J’aimerais entendre des gens avec des avis divergents, qui proposeraient des points de vue différents, sortant de l’ordinaire. J’aimerais écouter et me dire « ouah, je n’y avais jamais pensé ». Voilà, avis aux amateurs !

- Merci, Spike, de nous avoir consacré du temps, finit Gilles.

Les six ronds furent de nouveau visibles puis la vidéo s’arrêta.

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