— Nous déclarons que tout individu né et élevé en Nouvelleterre, indépendamment de son origine ethnique, de son sexe, ou de ses croyances, dès lors qu’il a atteint l’âge de vingt-et-un an, bénéficie du statut de citoyen et des droits qui lui sont affiliés, strictement identiques à ceux de n’importe quel autre citoyen.
La déclaration était devenue comme un rituel. L’Assemblée de Nouvelleterre, composée des représentants de chaque peuple, s’étaient réunie à la table de Molly. Enfin, les buffets et diverses meubles qu’ils avaient trouvé dans l’ancienne auberge, assortis d’autant de siège différents. C’était en ce lieu à la fois neutre et mixte que la Fédération avait décidé d’établir sa Constitution. Le Baroudeur espérait que cela plaisait à la défunte gérante. Il savait en tout cas que l’idée aurait séduit Chiara. La Communauté avait disparu mais son esprit, lui, s’était transcendé, avait grandi, pour conquérir tout Nouvelleterre. Il aimait penser qu’elle était fière de lui, même si cela l’émouvait plus qu’il ne l’aurait avoué.
— Voici les thèmes à l’ordre du jour, annonça Neska qui avait acquis la position de maîtresse de l’Assemblée, la répartition des forces armées et des territoires. Commençons par le sujet militaire. J’ai ici une proposition d’Agnès la Terrible. Elle stipule que la seule armée entrainée et équipée permanente serait celle de la Fédération elle-même, composée de contingents de chaque peuple calculé à partir de leur population, et ceci afin d’éviter les conflits armés entre membres de la Fédération.
Le Baroudeur haussa un sourcil. Il ne s’attendait pas à ce que la vieille guerrière propose une mesure de paix.
— Mais comment allons-nous faire pour nous défendre des attaques d’ours ou de carcajou ? s’indigna un Pâ.
— Et si nous sommes attaqués par nos voisins, on ne peut pas se défendre ?!
— Et si le contrôle de l’armée fédérale tombait entre de mauvaises mains ?!
Agnès se leva.
— Pour la défense contre des entités non-humaines, déclara-t-elle d’un ton calme, chaque tribu pourra bénéficier en fonction des espèces présentes sur son territoire d’un contingent d’armes et de l’expertise de ses propres guerriers, lesquels cependant ne devront pas être des soldats de carrière.
— Nous n’avons plus le droit de nous défendre, alors ? râla Gontrand.
— La défense sera assurée par l’armée fédérale.
— Et si son commandement est défaillant ?
— Il faut établir des leviers de sécurité, bien sûr…
Le Baroudeur retint un sourire. La Terrible n’était plus si terrible. Cela n’annonçait que de positif, surtout considérant le sujet suivant… Après quelques négociations de détail, l’Assemblée vota à la majorité pour la proposition d’Agnès.
— Et maintenant, passons au partage du territoire.
Le Baroudeur se leva, une de ses cartes à la main qu’il accrocha entre deux poutres, puis il se tourna vers l’assistance.
— Intéressons-nous d’abord à la côte est de Nouvelleterre, celle qui fait face à la République. Historiquement peuplée par les Twadens, sa population était juste avant l’arrivée de la Compagnie, composée à 92% d’Estiens venus coloniser la région. Les Twadens ont été presque décimés, leur population estimée il y a trente ans s’élevait à quarante mille individus, aujourd’hui, il n’en reste plus que trois cents.
Toutes les têtes se tournèrent vers la mère-de-clan, la représentante des Twadens. La vieille femme au visage buriné ne dit pas un mot, se contentant de lancer un regard grave en direction des maires des principales villes de la région, Portjeune et Premiers-pas. Ces derniers échangèrent une œillade gênée.
— Nous sommes… disposés à donner une partie de l’ancien territoire de votre peuple en gage de bonne foi, avança l’un d’eux.
La mère-de-clan poussa une longue et profonde expiration.
— « Donner » n’est pas le terme qui convient, asséna-t-elle lentement. « Rendre » serait plus juste. Nous nous sommes exilés dans la plaine, persécutés par les Teppias mécontents que l’on vienne empiéter sur notre territoire. Mais nous avons bon espoir de nous remettre. Nous demandons qu’on nous rende la région entourant Port-Colombe, jusqu’à Portjeune.
Le Baroudeur déglutit. Il servait de consultant en géographie et démographie de l’Assemblée du fait de son statut relativement neutre et cette position lui convenait parfaitement, mais parfois il aurait aimé que les chefs des différents partis le consultent avant de lancer des conflits inutiles.
— C’est un territoire gigantesque pour une tribu aussi ridiculement petite ! s’insurgea le maire de Portjeune. Et comment allons-nous assurer la gouvernance de Port-Colombe ?!
— La gouvernance de Port-Colombe est vacante depuis que la Compagnie a fait exécuter l’ancien maire, avança la mère-de-clan sans paraître s’émouvoir, nous réclamons que l’on nous donne la ville pour que nous y ré-établissions notre twadenk, notre capitale, comme c’était le cas il y a deux générations.
— Mais c’est une ville estienne !
— Et alors ?
Les yeux de la vieille femme, perdus entre des rides, brillèrent.
— S’installer dans les remparts construits pour nous repousser me parait être un juste retour des choses. Du reste, la région que nous demandons et peu peuplée et historiquement nôtre, notre demande n’a rien d’illégitime.
Le reste de l’assistance demeurait silencieuse, évitant soigneusement de se mouiller. Tous savaient que le même conflit les attendait. Chaque parcelle de territoire de Nouvelleterre, à l’exception du Désert Fourvien et du Marêt, était disputée entre les anciens et les nouveaux habitants. Les premiers avaient la justice derrière eux, les seconds une population bien plus importante qui réclamait de la place.
— Qu’allons-nous dire aux fermiers qui vivent sur ces terres ?
— Ils relèverons de nos lois.
— C’est absurde ! Ils ne partagent même pas vos croyances !
— Si je puis me permettre, intervint le Baroudeur, le mode de gouvernance des Twaden se rapproche du nôtre dans le sens où notre chère mère-de-clan ici présente choisit une assemblée chargée de débattre des problèmes. Les fermiers, s’ils le souhaitent, pourraient rejoindre une coopérative qui élirait un représentant, lequel pourrait siéger à l’assemblée des Twaden.
— J’accepte cela, indiqua la vieille femme.
— C’est terriblement injuste pour ces pauvres fermiers ! Ils sont bien plus nombreux que vous mais n’auraient qu’un représentant ?
— « Injuste », releva la mère-de-clan en retroussant les lèvres, que savez-vous de l’injustice ?
— C’est que… De… de toute façon le territoire est trop grand pour trois cents âmes ! Port-Colombe jusqu’à la confluence du Crèce et du Twan, c’est tout ce que vous aurez !
— Port-Colombe jusqu’aux marais salants de Vèreprime, siffla la vieille femme.
Les trois dirigeants se dévisagèrent quelques instants.
— D’accord, céda le maire de Premier-pas.
L’autre élu afficha une mine indignée, mais face à la pression des regards finit par hocher la tête la tête à son tour. Le Baroudeur sauta sur l’occasion.
— D’accord, alors, laissez-moi dessiner ça sur la carte. Disons, six lieues autour de Port-Colombe, puis trente lieues de Mervieille, le long du fleuve, comme ça ?
Alors qu’il traçait la fine ligne sur du papier, il vit quelque chose naître sur le visage de la mère-de-clan. Un sourire aussi discret qu’ému. Des larmes luire au milieu de ses rides. Il sentit son cœur se réchauffer.
***
Ils leur fallut plusieurs semaines de négociations. Les tensions territoriales étaient fortes, mais la guerre était encore trop récente pour qu’ils puissent oublier qu’ils avaient combattu ensemble. Le Baroudeur espérait que les rancœurs s’apaiseraient avec le temps et l’habitude. Les plans du premier centre de réhabilitation des Automates furent approuvés et sa construction prévue sur le territoire des Twadens. Ils étaient les seuls à avoir accepter, du fait de la place disponible et de leur histoire limitée avec la Compagnie. Leur peuple avait été détruit bien avant l’arrivée des soldats, ils l’avaient donc rien à leur reprocher personnellement.
L’Assemblée devait se réunir tous les ans ici, chez Molly. Pour le reste, Topia serait la capitale économique, culturelle et militaire.
Lorsqu’il vit chaque Pâ, chaque maire, chaque chaque chef signer la Constitution, il ne put empêcher son cœur de palpiter. Une demi-page de papier neuf s’était couverte d’inscription aussi diverses qu’inventive, passant du simple gribouillage à l’empreinte de paume, en passant par le seau de cire et de sang. Il la conserverait précieusement, cette preuve de paix. Désormais, il serait le gérant de l’auberge de Molly.
Les délégations commencèrent à partir, une à une. Chacun était pressé de reconstruire son pays, d’affirmer ses nouvelles frontières. Il ne restait plus qu’à dire au revoir.
— J’ai remis ma démission à la reine ce matin, lui confia Sora.
Le soleil rougeoyait au-dessus de la taverne. Assis dans l’herbe sèche de la savane, il contemplait ses contours lumineux se fondre dans les tuiles, Neska, Niiss, et la Kapla à ses côtés.
— Comment elle l’a pris ? demanda-t-il.
La jeune femme fit la grimace.
— Elle s’est plainte à moi, s’amusa Neska. Je lui ai dit de l’accepter, que ton projet d’orphelinat était aussi louable que nécessaire.
— Merci, maintenant tu seras sa seule favorite.
La haute silhouette au crâne rasé s’esclaffa. Les deux femmes échangèrent un regard de connivence.
— C’est fini, ça, souffla Neska.
Sora hocha la tête.
— Tu vas l’installer où, ton orphelinat ? s’enquit le Baroudeur.
— À Topia, je pense, puisque sa position est centrale.
— Ah non, je veux pas de mioches dans ma cité.
Le petit groupe se tourna vers Agnès, alias la nouvelle commandante de l’armée fédérale.
— C’est plus ta cité, la vieille, railla le Baroudeur. Avec les élections qui arrivent, ta tyrannie est terminée.
— Tant mieux, j’ai déjà du pain sur la planche avec cette armée d’incapables.
Elle eut un rictus.
— Avec moi ça va filer droit, je vous le garantis.
— On en doute pas…
— Et toi gamine, tu vas faire quoi ?
Niiss sursauta devant la question abrupte de la Terrible.
— Je… je vais retourner dans mon village. Et après… j’aimerais explorer le monde. Mais je ne sais pas par où commencer.
— Furie voulait aller au-delà des Pics-Frontières, souffla le Baroudeur, personne ne les a jamais traversé. Ça, ce serait de l’exploration. Mais fais tes armes au Pageant, d’abord, ce sera plus sûr.
La jeune fille sourit.
— Je note !
Le Baroudeur laissa son regard dériver sur l’horizon, il y aperçut alors un petit groupe qui venait vers eux. Il se leva.
— Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit Sora.
— Ils ont eu mon message.
— Qui ?
Il ne répondit pas, fixant le convoi d’Appâs qui se précisait. Il se tendit quand il reconnu la visage malicieux d’Ona. Les adultes menant le groupe l’aperçurent et se dirigèrent vers lui.
— Que les Esprits vous éclairent de leur sagesse, entama l’un d’eux.
— Que les…
— Hêsog !
La fillette lui sauta dessus. Ses tuteurs l’observèrent avec tendresse.
— Vous souhaitez l’adopter, si nous avons bien compris ?
Il hocha la tête, étreignant la petite.
— J’ai une dette envers sa mère.
— Ce n’est pas une bonne raison, souffla une femme borgne, demandez-vous plutôt si vous avez envie de l’aimer et de la choyer.
Ona sortit son visage de ses vêtements pour le dévisager. Il lui rendit son regard.
— Je le veux.
La fillette demeura silencieuse, ses grands yeux écarquillés le disséquaient sans qu’il ne puisse deviner le fond de sa pensée. Sora avait porté ses mains à sa bouche.
— Barou… souffla-t-elle.
Elle s’approcha et l’étreignit sans rien ajouter.
— Nous vous la confions, déclara un Appâ, mais nous reviendrons de manière régulière nous assurer que vous la traitez bien.
Il opina, la gorge serrée. Il se demandait s’il ne faisait pas une connerie. Les iris bruns d’Ona le contredirent quand elles s’emplirent de larmes.
— Tu veux m’adopter ? demanda-t-elle d’une oute petite voix.
— Oui, souffla-t-il.
Elle se tourna vers ses tuteurs.
— Vous serez pas jaloux ?
Ils secouèrent la tête.
— Non, mais tu as le droit de refuser si tu veux rester avec nous, nous suivrons ton choix.
Elle les fixa tour à tour, ahurie.
— Je vous aimes beaucoup, dit-elle après un temps, mais je crois que je veux rester avec Hêsog.
— Dans ce cas, c’est décidé. Venez, allons fumer le pipou pour fêter cet accord.
Le Baroudeur suivit les Appâs vers l’auberge, fébrile.
— Kotla serait fier de toi, murmura Sora à son oreille. Moi, je suis fière de toi.
Il eut un sourit tremblant.
***
Les dernières délégations quittèrent la taverne de Molly. Agnès lui administra une franche accolade, Saktia le gratifia d’un regard respectueux et d’un hochement de tête. Les étreintes avec Niiss, Neska, et Sora fut douloureusement fortes. Ils se promirent de se revoir l’année suivante, à la prochaine réunion de l’Assemblée. Puis, le Baroudeur se retrouva seul avec Ona.
En poussant la porte de l’auberge, il se heurta à une silhouette ronde.
— Fais attention, tempêta Molly, je vais renverser mon ragoût.
La tenancière ébouriffa les cheveux d’Ona.
— Bienvenue chez toi, petite.
— Alors, t’as décidé de faire ton trou et d’adopter une gamine ? railla Furie depuis le bar. Ça te ressemble pas.
— Laisse-le, la coupa Karen, assise par terre contre le poêle. On va voir comment se débrouille ce nouveau papa gâteau, à mon avis ça va être drôle.
— Les écoute pas, Frimousse, s’avança Joss. Je sais que ça te fait peur mais c’est possible, d’élever une fille, regarde-moi.
— Je te la confie, fit une voix douce.
Poma apparut sous l’escalier, tenant Manino dans les bras.
— Moi je m’occupe de lui. Tu as intérêt à bien la traiter, sinon je reviendrai te hanter.
Il hocha la tête, les larmes aux yeux. Les fantômes s’évanouirent, la taverne retrouva son silence. Jusqu’à ce qu’une voix nasillarde retentissent depuis la mezzanine.
— C’est là que je dois te féliciter, mon toutou ?
La chevelure claire de Chiara ondula sous un vent inexistant. Ses prunelles pétillantes firent sauter son cœur.
— T’as bien bossé en tout cas, tu mériterais de te reposer. Mais t’as pas choisi les vacances les plus calmes.
Elle rit avec un regard vers Ona. Kotla posa une main sur son épaule.
— Moi je suis épaté par toi, Barou. Vraiment. Et… je suis désolé de ne pas avoir été là avec toi, jusqu’au bout.
Le Baroudeur ne put retenir ses larmes.
— Tu me manques, putain d’idéaliste, articula-t-il.
Kotla sourit.
— Merci d’avoir parlé à Furka. Ça te parait rien, mais ça a suffi à instiller le doute en lui. Utâ a réussi à le convaincre de rester parmi les vivants. Son heure n’était pas venue, et la tienne non plus.
— Ouais bah tu m’as laissé faire tout le boulot, merci, renifla-t-il.
— Pas tout à fait, intervint Chiara, une étincelle malicieuse dans les yeux.
Le Baroudeur releva la tête au milieu de sa vision brouillée. La silhouette du duo commença à s’effacer.
— Partez pas… gémit-il.
— On reste avec toi, on vit en toi, souffla Kotla. Tu nous fais vivre si fort, si tu savais.
— T’es un grand garçon, maintenant, appuya Chiara, je suis sûre que tu vas te débrouiller.
Leur sourire, l’un bienveillant et mélancolique, l’autre triste et amusé, disparurent. Le silence engloutit l’auberge de Molly.
— Ça va, Hêsog ? s’enquit Ona en lui tirant la manche.
Il s’essuya prestement les yeux.
— Oui, ça va. Et, s'il te plaît… ne m’appelle plus Hêsog.
— Mais comment je dois t’appeler, alors ?
— … Papa.
Elle pencha la tête sur le côté, l’air de réfléchir. Puis, elle lui sauta au cou avec un grand sourire.
— D’accord Papa !
La vie reprend son cours, c'est pas facile mais petit à petit ça se met en place. L'adoption d'Ona, c'est la fin que j'espérais (avec Sora dans la famille en plus) donc je suis contente, je pense que le Baroudeur fait les bons choix. La partie avec les fantômes, awwwwww T.T La guerre est finie mais c'est une autre histoire qui commence ! Très belle conclusion !
J'attends l'épilogue <3
Je suis contente que ça t’aies plu <3 Tu avais deviné l’adoption d’Ona bravo !!! Moi même je l’avais pas vu venir XD