Chapitre 44 - Au bout des lèvres - Ira

Notes de l’auteur : MAJ 26/09/2023

Elle était arrivée au château depuis trois jours. Ce lieu contrastait totalement avec Fenrir, et ce changement d’atmosphère lui était compliqué. Elle devait s’habituer de nouveau à la course du soleil, et au rythme de vie calqué sur lui. Son sommeil en était détraqué et malgré des repas délicieux, elle peinait à manger. Pour les relations sociales, en revanche, il n’y avait pas de grands changements : personne ne lui adressait la parole, elle ressentait toujours de l’animosité et de la défiance dans chaque regard. Pour autant, elle se sentait plus en sécurité, ce qui était déjà énorme pour elle. Elle avait relâché un peu sa propre tension, et elle constatait déjà à quel point cela lui était bénéfique. Elle avait participé à d’autres réunions sur la stratégie à mettre en place, un plan se dessinait peu à peu. 
La plupart du temps, elle se contentait de flâner dans les jardins et la bibliothèque. Elle n’avait pas le droit de porter ses armes, mais elle se rendait sous surveillance à la salle d’entraînement afin de mettre à profit son temps libre pour se préparer au mieux à l’affrontement. Il y avait toujours quelqu’un pour garder un œil sur elle, mais ce n’était pas comparable à la désagréable Lolys, qui lui collait au train à longueur de journée. Elle se sentait plus libre qu’elle ne l’avait jamais été. Elle savait qu’elle avait fait le bon choix.
Ce matin-là, alors que le soleil entamait timidement son arrivée dans le ciel d’Hymir et qu’elle était déjà réveillée depuis deux bonnes heures, elle décida de sortir profiter de l’aube dans les jardins. Elle revêtit une cape de laine épaisse et sortit discrètement. Elle fit signe aux chevaliers en faction sur la terrasse pour qu’ils prennent en compte sa présence, puis s’éloigna d’eux pour s’installer sur un banc en pierre blanche qui lui rafraîchit un peu trop le postérieur à son goût. Elle glissa la cape entre elle et le banc, se blottit contre le dossier, les jambes relevées contre son visage, entourées de ses bras. Elle leva les yeux et admira les couleurs du ciel qui étaient encore discrètes. Elle avait passé la majorité de sa vie sans le voir, par conséquent, la lumière et les nuages étaient pour elle un enchantement renouvelé et intarissable. 
Elle remarqua qu’une des fenêtres du château s’éclaira. Un autre insomniaque. Ou un lève-tôt. Une silhouette s’immobilisa dans l’encadrement quelques instants, puis disparut, et la lumière s’éteignit. Ira ressentit une étrange impression la traverser. 
Elle ne fut ainsi pas vraiment surprise de voir Iwan la rejoindre quelques minutes plus tard. Il s’installa à côté d’elle sans un mot. Elle était très mal à l’aise. Leur dernière rencontre dans les geôles avait failli mal tourner, et s’ils s’étaient mis d’accord pour l’aider à s’évader, elle ne savait pas ce qu’il pensait d’elle, ne pouvait deviner ses intentions. Dans son cœur, une émotion inconnue la piquait sans cesse, lui retournant les tripes d’une manière fort désagréable. Sa respiration se fit plus courte alors qu’elle pouvait sentir sa présence à côté d’elle. 
-    Que veux-tu ? 
-    Toujours aussi directe. Même pas une formule de politesse ?
-    Je n’ai pas appris à parler pour ne rien dire. 
Il sourit, amusé. Cela la rassura. Il était dans de bonnes dispositions apparemment.
-    Alors ? reprit-elle, pourquoi es-tu là ? 
-    Je ne dormais pas. Je t’ai aperçue dans le jardin, j’ai eu envie de venir discuter. Nous n’en avons pas vraiment eu l’occasion depuis le couronnement.
-    Si, quand j’étais enfermée, mais tu as préféré me menacer.
-    Je t’ai aidée à t’évader, tu pourrais être moins ingrate !
-    J’y serais parvenue quand même. 
-    Quelle confiance ! Ou bien est-ce de la mauvaise foi poussée à l’extrême ?
-    Si tu es venu pour me juger tu peux aussi bien retourner te coucher. 
Il soupira d’agacement et secoua la tête.
-    Non, ce n’est pas ça, excuse-moi… Tu as le don de faire en sorte qu’on ne puisse pas être agréable avec toi, tu le sais ?
Elle fixa son visage, scrutant chaque expression qui traversait ses yeux, sa bouche, ses sourcils. Elle observait son corps qui bougeait alors qu’il parlait, se demandant si ses bras et ses mains qui s’agitaient ainsi étaient une preuve de son impatience ou de son malaise. 
-    Je suis venu parce que je crois que je voulais te présenter mes excuses, avoua-t-il finalement. Il m’a été difficile de trouver le bon moment. 
-    De quoi as-tu besoin de te faire pardonner ? s’étonna-t-elle.
-    D’avoir eu un jugement hâtif. Je t’ai mis dans le même sac que Kerst, mais tu nous as prouvé à tous que tu n’es pas de la même veine, bien que vous ayez le même sang.
Elle resta silencieuse. Elle était touchée, bien qu’elle admît volontiers qu’il eut été difficile de la percevoir autrement. Elle-même, jusqu’à la rencontre avec sa mère, avait des doutes sur son propre cœur. 
-    Moi aussi, je te demande pardon. Si tu ne m’avais pas rencontré, ta fiancée serait sûrement encore de ce monde. 
-    Tu l’as dit toi-même, ce n’est pas ce que tu voulais. Tu n’es pas celle qui l’a assassinée. 
-    Je sais. Mais je ne voulais pas te causer du tort. Tu as été la première personne à me montrer un brin de bienveillance. Je crois que c’est un peu grâce à ça que je suis avec vous aujourd’hui, et pas contre vous. Si tu ne m’avais pas montré qu’autre chose que la colère et la violence était possible, même l’espace de quelques heures, mon esprit aurait été absorbé tout entier par les mensonges de Kerst. Alors merci, quand bien même tu m’aurais « mal jugée ». 
-    Ne me remercie pas de t’avoir haï. 
-    Ça ne te fera pas de mal de culpabiliser un peu.
-    … C’est de l’humour ?
-    Ce n’est pas mon fort.
-    C’est le moins que l’on puisse dire !
Il éclata pourtant de rire. Ira sourit aussi, pour de vrai, depuis longtemps. Depuis le couronnement, probablement. Était-ce ça la vraie vie ? Est-ce qu’un jour la sienne pourrait ressembler à ça ? À des plaisanteries, à des discussions sans haine, sans colère, à des rires et de l’amitié ? 
-    J’ai hâte que tout soit terminé, confessa Iwan. Que ce monstre soit six pieds sous terre et que nous reprenions tous une vie normale. 
-    Tu penses vraiment que les choses pourront redevenir comme elles l’étaient ?
-    Non, admit-il. Mais je l’espère sincèrement. Les choses sont devenues tellement sombres depuis qu’il est entré dans nos vies. J’ai le sentiment que ses ténèbres ne disparaîtront jamais vraiment, que la désolation qu’il a semée ne nous quittera pas, pourtant, je le souhaite de ton mon être. Je le veux pour nous tous, pour toutes ses victimes. Je pourrais enfin faire mon deuil et ne plus regarder sans cesse le passé. 
Il se retourna vers elle, l’air sérieux.
-    Et pour toi aussi. On ne se connaît pas vraiment, mais je suis convaincu que tu ne méritais pas ce qui t’est arrivé. Lorsqu’il sera mort, tu pourras enfin avoir ta vie. 
Ira sourit avec tristesse, puis baissa les yeux alors que les couleurs du ciel se faisaient plus vives.
-    Il est fort probable que je n’y survive pas, tu sais. Mais, merci pour ces paroles, elles me réconfortent. Lorsqu’il me tuera, je tâcherais d’imaginer une vie meilleure, histoire de ne pas hanter Hymir pour l’éternité.
-    C’est encore de l’humour ?
-    Plus ou moins…
Il se rapprocha d’elle et avança sa main vers son visage. Elle sursauta, et posa sur lui ses yeux clairs pleins d’inquiétude. C’était un réflexe malheureux. Les seules fois où quelqu’un avait eu ce geste, cela s’était terminé dans le sang pour elle. Il s’arrêta quelques secondes, puis ses doigts effleurèrent ses joues avec une prudence tendre. Elle était totalement pétrifiée. Il laissa tomber son bras contre lui.
-    La vérité, Ira, c’est que la haine que je t’ai vouée était un leurre de mon esprit. Il m’a fallu longtemps pour l’admettre, mais c’est clair désormais. Quand nous t’avons trouvé dans ce parc, Aurore et moi, et que nous avons déambulé dans Aimsir, je t’ai trouvé tellement plus intéressante que ma fiancée, que la culpabilité m’a foudroyée lorsqu’elle est morte dans mes bras. Je n'avais pas eu une seule pensée pour elle durant ces quelques heures. Elle m’avait même passablement agacé. J’ai privilégié ta protection à la sienne, ce que nous avons tous payé. Aurore a perdu la vie par ma faute. Après ça, je ne pouvais plus me regarder dans un miroir. J’ai détourné cette rage contre moi-même vers toi, c’était plus facile. Mais ce n’était pas juste. Je pensais être un homme d’honneur, un vrai chevalier, je ne suis qu’un lâche qui s’est voilé la face et qui a manqué à son devoir. Je ne sais pas si je pourrais réparer mes torts, mais je vais travailler pour y parvenir, je te le promets.
-    Tu n’as rien à me promettre, répondit Ira de façon quelque peu abrupte.
-    Je le fais pourtant, dit-il avec son sourire malicieux. 
Elle était bouleversée sans en comprendre les raisons. Il se leva en regardant le ciel.
-    L’heure tourne. Je vais devoir remonter. Ma journée m’attend. 
-    Bien. 
-    Tu restes ici ?
-    Oui. Je n’ai rien d’autre à faire. 
Il sourit puis se baissa vers elle, approchant son visage trop près au goût du cœur d’Ira qui était hors de contrôle. Il la dévisagea quelques secondes avant de murmurer :
-    À plus tard.
Il s’éloigna de nouveau, la salua et la laissa seule avec sa respiration coupée. 
Elle porta ses doigts à sa bouche. 
Elle pouvait encore sentir la chaleur du souffle d’Iwan au bout de ses lèvres.
 

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