Chapitre 44

« Ne touche à rien. »

Quel accueil. Follet croisa donc les doigts dans le dos, et se tint plus ou moins tranquille pendant qu'Olga déplaçait deux lourdes panières garnies de fleurs et d'herbes fraîchement cueillies, pour libérer un peu d'espace. Il comprit mieux comment ses pieds pouvaient ramasser autant de terre, elle courait les fossés de bon matin. Depuis sa première visite au laboratoire, deux jours auparavant, celui-ci avait déjà bien changé. La petite console branlante et le coffre vermoulu avaient disparus, les vitres laissaient pénétrer une lumière plus franche, et l'espace s'organisait autour d'un plan de travail central, regroupement d'un meuble garni de portes et de tiroirs à hauteur de hanche, et d'une table de chêne-fay, au plateau revêtu de métal. Sur le mur opposé à la porte, un vaste poêle, une citerne, et un alignement de bonbonnes ventrues. L'espace restant contre les murs était saturé de placards vitrés, de rayonnages de bois sombre et de casiers, et même d'un vieux vaisselier transformé dont l'étroit comptoir servait d'écritoire. Les bouquets qui séchaient au-dessus de leurs têtes s'étaient multipliés. Le capharnaüm de la première fois commençait à s'organiser. Olga lui désigna une plume et un encrier.

« Il est possible que je t'envoie parfois chercher quelque chose ici, alors écoute bien, et note-toi les étiquettes... Là, ce sont les onguents. »

Elle lui désigna, sagement alignés sur un étagère de bois brut, des bocaux bas, à vis, remplis de pommades qui laissaient une trace brillante sur le dos de la main, quand on s'y essuyait le doigt, association de cire d'abeille chauffée et d'huile parfumée. Celui-ci, pour les bronches, menthe et romarin – Follet y plongea les narines – ne datait que ce matin, il fallait attendre qu'il durcisse. Ici les macérats, dans des petites fioles peintes à la hâte en bleu, pour les protéger de la lumière, précisa Olga. Les étiquettes désignaient le contenu de chacune : bourgeons de lucarnier, camomille, colchique bleue et vigne blanche. Les doigts de Follet s'activaient sur les petits carrés de parchemin qu'Olga avait soignesement fixé sur chaque récipient. Les autres fioles, plus haut, c'était les teintures d'alcool. D'autres étaient en cours de fabrication. Elle ouvrit deux portes au niveau du sol, dont émergea une forte odeur d'eau-de-vie : dans une dizaine de bocaux macéraient fleurs, plantes hachées ou écorce. Herbe à la veuve pour redonner l'appétit ; aigremoine pour la voix ; passiflore pour calmer les nerveux et endormir les angoissés ; bourse-à-pasteur pour les hémorragies ; sureau contre la douleur ; épine-vinette pour apaiser le foie ; et le pied-de-lion pour les douleurs des femmes. Elle se dirigea vers le meuble à casiers sans plus attendre. Chaque petit tiroir était là aussi étiqueté, mais elle les ouvrit les uns après les autres, à toute vitesse, avec nota Follet, un certain plaisir. Les tisanes, fondamentales, et faciles à utiliser : bouillon-blanc, freyle, euphraise, fenouillette, tilleul, orties, bruyère, salicaire, hysope, plantain, sauge et trèfle pourpre.

« Tu apprendras à t'en servir, disait-elle, à distinguer infusions et décoctions... »

Cela faisait beaucoup trop d'informations pour la tête de Follet, déjà saturée de chansons. Ses doigts étaient poisseux d'encre, mais, oh ! ce n'était pas fini ! Olga descendit une panière du plafond, maintenue par une corde passée dans une poulie : renouée des oiseaux, pommes de terres et oignon frais, toujours en avoir sous la main, tiges de sureau, racines de vipérine, écorce de bouleau et fruits d'aubépine. Et puis, il y aurait les plantes fraîches aussi, qu'il saurait bientôt reconnaître, affirmait-elle, au jardin du dispensaire : la chélidoine dont la sève soulage les verrues, le plantain, qui s'applique broyé sur les plaies et les caries, la busserole, le casse-lunette... Avait-elle déjà autant parlé de toute sa vie ? A peine remontée la panière, Follet dut la suivre devant un placard vitré, dont elle sortit les remèdes un à un : eau-de-vie poivrée, poudre de bryone, miel de pin, de châtaignier et de thym, vin de saule blanc... Puis ici les matières premières : vinaigre blanc, alcool – « Ne confonds pas ! » – farine de son pour les cataplasmes, argile séchée et concassée, suif et huile de pignon, qui sentait la montagne et la sève fraîche. Follet observait le manège d'Olga, qui venait de s'accroupir devant les placards du plan de travail : elle bougeait à la façon d'un très petit animal, comme un moineau ou une souris, les gestes vifs et saccadés. Il se baissa à ses côtés, bien qu'il ne puisse plus retenir le moindre nom de plante ou de quoi que ce soit, mais il n'eut pas le temps de le formuler. Déjà, elle lui présentait les baquets de cuivre, gobelets d'étain, poudriers, mortiers, tamis, spatules, bocaux de céramique bouchés de liège, tranchoirs, bocaux et fioles en pagaille, linges propres, goutte à goutte et balance à poids.

Elle se tut, enfin, étourdie d'avoir tant parlé. Follet profita du répit quelques secondes, mais sa curiosité l'emporta : un placard vitré, orné d'une petite serrure, n'avait pas livré ses secrets, et, bien sûr, se mit à l'intriguer. « Et ça ? » le désigna-t-il du doigt. « Ça, ni toi ni personne n'y touche, est-ce clair ? » A présent il aurait volontiers donné toutes les informations précédentes contre cette cachotterie-là, celle du placard à la clé bien cachée.

Elle lui apprit à stériliser des bocaux, et ils travaillèrent un temps en silence, veillant à ne pas se brûler. Follet, qui se sentait inculte et maladroit dans ce décor de savants, finit par demander :

« Pourquoi m'as-tu choisi moi ?

– Parce que les autres ne venaient que chercher les bonnes grâces du Roi ou du Prince. Toi non, je l'ai aussitôt su.

– Tu lirais donc dans les pensées ? Serais-tu un peu sorcière ? demanda-t-il en souriant, Je commence à ne plus en douter. »

Peut-être allait-il finir par lui décrocher un sourire, à cette bougresse. Mais elle répondit le plus sérieusement du monde, comme à son habitude :

« Parce que si tu étais réellement venu pour te faire bien voir, tu n'aurais pas emmené avec toi ton espèce de... de chose à faire des sons. »

Plutôt bien observé. Il profita de l'ouverture.

« Ah, mon instrument tu veux dire ! Je l'ai appelé le Folleton. Pièce unique, rends-toi compte ! Un ami luthier à moi l'a fabriqué de ses propres mains, sur mes consignes...

– Un ami quoi ?

– Luthier. Tu sais.

– Non. »

Non, elle ne savait pas ce que c'était qu'un luthier. Ni vraiment ce qu'était un instrument de musique. Elle n'avait pas entendu de musique dans sa vie, peut-être une fois, de loin, sur le marché. En fait, sortie de ses remèdes, elle ne savait pas grand chose, mais elle ne l'avait jamais réalisé de façon aussi aiguë. Elle agrippa une échelle qui coulissait tout le long d'un des murs.

« Prends l'escabeau, viens voir !

– Triplelune, non ! Pas encore un satané placard ! Ma caboche n'y résistera pas !

– Monte j'ai dit. »

Elle lui désigna les étranges machines qu'elle avait trouvé à son arrivée dans le laboratoire, reléguées pour le moment sur des étagères peu accessibles.

« Et ça, tu sais ce que c'est ?

– Dame ! Cette bête-là et celle-là, non, mais ces trois engins là, ça oui ! Ce sont des alambics !

– Et à quoi cela sert-il ? » demanda Olga, partagée entre sa honte d'être à ce point ignare devant lui, et son contentement d'avoir réponse à sa question.

«  Et bien, à faire une bonne eau-de-vie ! » s'exclama Follet, en examinant l'appareil, autant que sa position sur l'escabeau le lui permettait. « A distiller des plantes aussi, en extraire la... l'essence. Ma grand-mère distillait de la valériane, pour dissiper mes cauchemars et me faire dormir... Celui-ci est en bon état.

– Alors... il semble que cela soit à ton tour de m'enseigner quelque chose, Follet. »

Elle l'avait appelé par son nom. Il faillit en tomber de son escabeau.

 

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Fannie
Posté le 09/02/2020
Chapitres 44 et 45 :

Tous ces noms de plantes avec leur usage, c’est impressionnant ! On voit que tu t’es documentée. Cette énumération, bien qu’assez longue, ne m’a pas ennuyée. Je trouve qu’elle montre à quel point Olga fait son travail sérieusement et à quel point elle détient une science des remèdes à base de plantes. Sa relation avec Follet se détend, ce qui leur donnera une chance de développer une certaine complicité par la suite.
Chanter dans cette ambiance ? Quelle idée saugrenue ! Là, Ilse a vraiment mis les pieds dans le plat. En effet, ça ne doit pas être très agréable d’arriver dans ce château imprégné du malheur de la famille royale et de l’humeur lugubre du patriarche. Je dois dire que Ruth m’intrigue. Est-ce seulement maintenant qu’elle révèle sa vraie personnalité ? Parce qu’un changement pareil, ça cache quelque chose.
Ah, et j’allais oublier : la description du paysage observé durant le voyage est très belle.
Coquilles et remarques :
— Quel accueil. [Il faut un point d’exclamation.]
— La petite console branlante et le coffre vermoulu avaient disparus [disparu]
— plus franche, et l'espace s'organisait [la virgule avant « et » est superflue]
— de tiroirs à hauteur de hanche, et d'une table de chêne-fay, au plateau revêtu de métal [Pas de virgule avant « et », ni avant « au ».]
— une citerne, et un alignement / de rayonnages de bois sombre et de casiers, et même d'un vieux vaisselier [Pas de virgule avant « et », les deux fois. Il y a trop de « et » dans ce passage.]
— sagement alignés sur un étagère [une étagère]
— menthe et romarin – Follet y plongea les narines – ne datait que ce matin [que de ce matin]
— sur les petits carrés de parchemin qu'Olga avait soignesement fixé sur chaque récipient [soigneusement / fixés]
— à toute vitesse, avec nota Follet, un certain plaisir [Il faut déplacer la virgule après « avec ».]
— pommes de terres et oignon frais [pommes de terre]
— Et puis, il y aurait les plantes fraîches aussi [Pas de virgule après « Et puis ».]
— A peine remontée la panière [À]
— « Et ça ? » le désigna-t-il du doigt. [Désigner du doigt n’a rien d’un verbe de parole. Je propose :
« fit-il en le désignant du doigt ».]
— A présent il aurait volontiers donné [À]
— Elle lui apprit à stériliser des bocaux, et ils travaillèrent [La virgule avant « et » est superflue.]
— elle ne savait pas grand chose, mais elle ne l'avait jamais réalisé de façon aussi aiguë [pas grand-chose / elle n’en avait jamais pris conscience de façon aussi aiguë]
— Monte j'ai dit. [Virgule après « Monte ».]
— les étranges machines qu'elle avait trouvé [trouvées]
— mais ces trois engins là, ça oui ! [ces trois engins-là]
— A distiller des plantes aussi [À]
.
— Bien qu'elle ne fut pas immense, Kaalun et ses hautes tours qui défiaient le ciel de leur trident sembla bien intimidante à Ilse [La phrase est bancale. Je propose : « Bien qu'elle ne fût pas immense, Kaalun, avec ses hautes tours qui défiaient le ciel de leur trident, sembla bien intimidante à Ilse » / N.B. « fût » est au subjonctif imparfait.]
— Les Vents s'étaient levés, subitement, en fin d'après-midi, et giflaient les toits d'ardoise moirée. [La phrase est un peu hachée. Je propose : « Les Vents s'étaient levés en fin d'après-midi, subitement, et giflaient les toits d'ardoise moirée. »]
— Il étaient réputés être plus puissants [Ils]
— ils prenaient vitesse et puissance, et dans leur élan s'écrasaient contre les remparts [Pas de virgule avant « et » / Il faut mettre « dans leur élan » entre deux virgules]
— on eut dit que le temps s'était subitement accéléré [« on eût dit », conditionnel passé deuxième forme, ou « on aurait dit »]
— qui se groupèrent au dessus de la cité [au-dessus]
— « Hâtons le pas, une tempête se prépare, et elle n'attendra pas que nous soyons à abri » décréta Timoteus [Tu dois considérer l’ensemble des paroles des Timoteus ; le verbe « décréter » n’est pas adéquat. Je propose « conseilla Timoteus ».]
— Les bêtes comprenaient que cet effort était le dernier avant l'orge et le repos, et puisèrent leurs dernières forces. [Les bêtes comprirent / pas de virgule avant « et » / dans leurs dernières forces.]
— étudier les maisonnées de bric et de broc qui formaient le faubourg [une maisonnée, c’est l’ensemble des habitants d’une maison ; il faut un mot comme maison, maisonnette, masure, etc.]
— se repaître de la vue du lac à la couleur surnaturelle en cet instant, et cueillir ces fleurs violacées qu'elle n'avait jamais vues auparavant et qui défiaient la saison [Pas de virgule avant « et » / Pour éviter d’avoir deux fois « et », je te propose de simplement enlever le premier.]
— la lumière jaune-verte qui baignait l'atmosphère [jaune vert ; les adjectifs composés de couleur sont invariables]
— et battants de porte que l'on crochetait solidement ça et là [çà et là ; ce n’est pas le « ça » qui équivaut à « cela », mais « çà » l’adverbe de lieu]
— Dés lors ce qui l'entourait l'intéressa moins [Dès lors]
— pour qu'on les entendit, et accourut leur ouvrir [pas de virgule avant « et » / entendît et accourût ; subjonctif imparfait]
— aussi déserte que ne l'avaient été les faubourgs [L’emploi du « ne » explétif me laisse dubitative.]
— Ilse jetait un œil inquiet à Ruth [un coup d’œil / un coup d’œil, c’est rapide ; on ne peut donc pas mettre « jetait un coup d’œil » à l’imparfait ; il faut employer le passé simple, « jeta un coup d’œil », ou choisir un autre verbe. Je propose : « Ilse surveillait Ruth d’un œil inquiet : elle affichait un regard grave, pénétré. »]
— qu'elles rappelaient les histoires de pavillon fantômes [pavillons fantômes]
— Dés leur arrivée [Dès]
— Son père fut pâle et distrait durant le repas, et mangea peu. [Pas de virgule avant « et ».]
Isapass
Posté le 05/03/2018
Comme toujours, c'est excellent ! Tu as beaucoup bossé sur les plantes et leurs usages ? En tout cas c'est l'impression que ça donne.
Et tu as pris le risque de nombreuses énumérations mais ça passe tout seul.
On sent que Follet et Olga commence à s'apprivoiser un peu, c'est chouette.
Détails : 
"Elle lui désigna, sagement alignés sur un étagère de bois brut," : unE étagère 
"avec nota Follet, un certain plaisir. " : virgule après "avec" 
Olga la Banshee
Posté le 05/03/2018
Bah ça m'a toujours plu le côté "Remèdes de grand-mère", donc j'ai fait mes petites recherches avec plaisir...
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