Chapitre 45

Bien qu'elle ne fut pas immense, Kaalun et ses hautes tours qui défiaient le ciel de leur trident sembla bien intimidante à Ilse, qui n'avait jamais quitté l'étroite ville des Cimes. Alors que les quatre cavaliers descendaient le Val perdu, elle avait surgi d'entre les brumes, reflétée dans le lac comme si ses eaux souhaitaient en souligner la beauté. Elle était enfin sous ses yeux, la ville aux toits verts, capitale des Terres-Mêlées, nichée entre forêt, eau et montagne. Ilse mangeait le paysage de son regard clair, oubliant la fatigue et le froid mordant.

Les Vents s'étaient levés, subitement, en fin d'après-midi, et giflaient les toits d'ardoise moirée. Il étaient réputés être plus puissants à Kaalun que nulle part ailleurs dans le royaume : en dévalant le Val, ils prenaient vitesse et puissance, et dans leur élan s'écrasaient contre les remparts de la cité royale. Le lac se plissait sous leur insistance, en traits tremblés que dessinait la surface de l'eau. Pendant les quelques minutes qu'il fallut aux voyageurs pour atteindre la rive, cette eau était devenue turquoise, puis bleu nuit, à mesure que le ciel s'assombrissait. La lumière changeait vite, on eut dit que le temps s'était subitement accéléré. L'air, tiraillé en courants contraires, charriait des masses sombres chargées de pluie et d'éclairs en devenir, qui se groupèrent au dessus de la cité et du lac.

« Hâtons le pas, une tempête se prépare, et elle n'attendra pas que nous soyons à abri » décréta Timoteus, plus pour encourager ses compagnons que les informer de l'évidence qui se dessinait sous leurs yeux. Ils éperonnèrent les montures, qui contournèrent le lac et traversèrent les faubourgs d'un trot fatigué. Les bêtes comprenaient que cet effort était le dernier avant l'orge et le repos, et puisèrent leurs dernières forces. Ilse aurait voulu prendre le temps d'observer chaque instant de leur approche, étudier les maisonnées de bric et de broc qui formaient le faubourg, se repaître de la vue du lac à la couleur surnaturelle en cet instant, et cueillir ces fleurs violacées qu'elle n'avait jamais vues auparavant et qui défiaient la saison. Mais son père, elle dut le reconnaître, avait raison : la lumière jaune-verte qui baignait l'atmosphère et le vol paniqué des étourneaux signalaient un orage imminent, confirmé par les volets et battants de porte que l'on crochetait solidement ça et là. Alors qu'elle passait devant une échoppe où un homme clouait carrément une planche en travers des vantaux, une bourrasque la projeta sur l'encolure de sa monture. La vieille Ruth n'avait pas été loin d'en tomber à la renverse. Dés lors ce qui l'entourait l'intéressa moins, et elle suivit ses compagnons sur le chemin menant aux portes de la ville. Au pied des remparts, les rafales devinrent moins violentes, et on mit les bêtes au pas : si le poids du Rocheu lui permettait de défier toutes les tornades, il broyait le dos de son cheval.

« Timoteus, regardez, cria la vieille, les yeux froissés par le vent, les portes sont fermées ! »

Ils martelèrent le lourd battant de bois, hurlèrent, soufflèrent dans leurs cornes pour signaler leur présence aux sentinelles perchées dans leurs courtines, et que le vent rendait sourdes. Le Rocheu dut finalement pilonner les portes avec une pierre lourde comme deux hommes pour qu'on les entendit, et accourut leur ouvrir. En remontant l'avenue des Gaves, aussi déserte que ne l'avaient été les faubourgs, Ilse jetait un œil inquiet à Ruth : elle affichait un regard grave, pénétré. Elle ne reconnaissait plus sa vieille gouvernante débonnaire.

« Ruth, tout va bien ? s'enquit-elle.

– Cette tempête s'est levée plus rapidement que je n'ai vu de ma vie... Ce mort sur notre route... Il va falloir être prudents, ma petite. Si l'air me semblait étrange dans le Val, il l'est plus encore ici. Je me fais peut-être des idées, mais promets-moi de rester toujours en présence du Rocheu ou de moi-même...

– Ou de père... »

Ruth lui jeta un coup d’œil furtif, mais Ilse eut le temps d'y lire une pointe d'affolement.

« Oui, ou de ton père... »

La ville était d'allure sinistre, et la pluie qui s'abattit brutalement sur eux ne fut pas pour l'égayer. Les rues étaient si désertes, si grises sous la tempête qu'elles rappelaient les histoires de pavillon fantômes que Vittor avait raconté à Ilse pour la distraire. Elle qui rêvait de chaleur, d'oiseaux et de chansons trouvait ici déluge, devantures fermées, et les mots inquiétants de Ruth qui avait littéralement changé de visage.

L'ami de son père, le Roi Saul Tyr, lui parut vieux, infiniment vieux. Il avait pourtant vu le jour sous la même lune que Timoteus, à quelques nuits près. Mais il était vieux, et triste. Symbole d'honneur et de courage, la longue balafre qui lui coupait la joue en deux n'apparaissait que sinistre. Alors, était-ce cela Kaalun ? Vent et tristesse ? Passées les retrouvailles émues entre les deux amis, le dîner fut tout aussi lugubre que le visage de la ville déserte qui l'avait tant déçue. Ilse s'était attendue à un vaste banquet donné en leur honneur, avec des musiciens, des cavaliers et des jeunes filles qui auraient brûlé de tout connaître d'elle et de sa ville dans les montagnes. Mais ils n'eurent pour seule compagnie qu'un vieux Sénéchal timoré, deux ministres qui ne savaient parler que de choses ennuyeuses, et un jeune prince que l'on assit trop loin pour qu'elle puisse lui parler.

Nul ne s'intéressa à elle, et pour cause. Dés leur arrivée, Saul avait informé Timoteus d'une nouvelle qui l'avait étonnamment bouleversé : son aîné souffrait d'un mal apparemment très grave. On refusa d'en donner trop de détails en sa présence, mais elle vit les genoux de son père se mettre à trembler, et la couleur le quitter à cette nouvelle. Il demanda à visiter le jeune prince sur-le-champ. Mais celui-ci dormait d'un trop rare sommeil, et l'on devrait attendre. Son père fut pâle et distrait durant le repas, et mangea peu. La tristesse du Roi semblait contagieuse. Quant à ce dernier, il n'était pas moins marri, pour son fils bien évidemment, mais aussi d'apprendre la mort de l'un de ses Messagers-Vents. Il ne fut question que de cet assassinat et de l'épidémie durant le repas, bien qu'à demi-mot.

Exaspérée d'ennui, Ilse tenta de faire diversion :

« Et si nous chantions ? »

On lui renvoya des regards tellement atterrés qu'elle s'enfonça dans son siège, et n'osa plus dire un mot.

 

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Isapass
Posté le 05/03/2018
Pauvre Ilse, C'est pas folichon, tout ça (oui encore un mot bien désuet, j'adore, c'est cadeau). Le mystère s'épaissit : pourquoi Ruth est-elle toute bizarre ? Pourquoi Timoteus réagit aussi fort à la maladie du Prince ?
Viviement la suite !
Et encore une fois, qu'est-ce que j'aime ta plume ! Le récit de l'arrivée, au début du chapitre, avec les reflets sur le lac, les couleurs du ciel, etc... C'est génial, les mots sont parfaits : imagés et recherchés.
Aaaah, un peu de pinaillage : 
"et elle n'attendra pas que nous soyons à abri" : à L'abri
"plus pour encourager ses compagnons que les informer de l'évidence" : que POUR les informer ? 
"et puisèrent leurs dernières forces." : DANS leurs dernières forces ? (mais les deux marchent, ceci dit)
"Mais il était vieux, et triste."  : tu répètes "vieux" deux fois dans la phrase précédente, et on comprend bien, déjà, que tu insistes. Je pense que du coup, celui-ci est de trop. Défait ? Usé ? La virgule avant "et" est déconseillée, donc à utiliser avec beaucoup de parcimonie (je le sais parce que j'en mets tout le temps). J'enlèverai celle-ci.
"Quant à ce dernier, il n'était pas moins marri :" : ce "marri" me fait drôle, parce que je l'ai plutôt vu utilisé avec un effet un peu comique, genre "piégé" (tel est pris qui croyait prendre). Dépité ? Et la structure elle-même de la phrase porte à confusion : moins marri que qui ? qui d'autre est marri ? Timoteus me parait plus préoccupé, inquiet, anxieux... que marri (que tu utilises dans le sens de "contrarié", il me semble).
Olga la Banshee
Posté le 05/03/2018
Ciel, mon marri !
Mais je vais me pencher sérieusement là-dessus  :p 
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