Chapitre 44
“Non mais vraiment…, fit Nialh, vous êtes pas sérieux ? Un barbec à 8h30 du mat ?
-Et alors, ça te défrise ? rétorqua Murdock. Il en restait d’hier !”
Grosses fourchettes en main, Murdock et Anak étaient campés devant les saucisses et le bacon qu’ils venaient de placer sur la grille. A la suite de leur soirée de la veille, ils avaient tous deux passé la nuit à la belle étoile sur la plage sur des serviettes avec Moh et Valérian -et celui-ci n’avait pas fermé l’oeil de la nuit et la rattrapait présentement avec une serviette sur son visage pour se cacher de la luminosité féroce du soleil matinal. Anak l’avait poussée à rentrer se coucher dans le confort de la cabine, comme Sibéal qui les avait quitté vers les alentours d’une heure du matin pour ne pas être une loque le lendemain, mais Valérian s’était montré plus buté.
Nialh, Wanda et Sibéal venaient de quitter leurs navires respectifs et approchaient du barbecue avec circonspection. Ils avaient tous trois une mine qui indiquait sans détour qu’ils venaient de se lever du lit.
“Ca m’donne envie de gerber, précisa Wanda en lorgnant la viande d’une grimace.
-C’est pour ça que vous n’êtes pas vigoureux et forts comme nous ! clama Murdock en se frappant la poitrine. Nous, on vit à la dure, pas vrai, moussaillons ?
-Oui, capitaine !” assurèrent Moh et Anak d’une même voix.
Le petit frère d’Anak était en ce moment même assis, les fesses dans le sable, à ouvrir quelques noix de coco d’un coup de marteau de plus en plus expert et assuré. Sibéal fut la seule à rire du spectacle qu’ils donnaient, Murdock, Moh et Anak en parfaits naufragés/touristes sur la plage, et Valérian, plus loin, qui osait un regard par-dessous la serviette pour inspecter les nouveaux arrivants.
“Comment vous faites pour avoir tant d'énergie après avoir dormi sur la plage et vous être couchés à pas d’heure…., commenta Sibéal, c’est un mystère que je ne comprends pas…”
Elle ponctua cette observation d’un baiser de salutation sur les lèvres tendues de Murdock qui lui répondit avec joie :
“Tu sais, nous, les nains, on l’a dans le sang… Quant aux Freeman…”
Les deux concernés dirigèrent leurs regards vers le demi-nain, dans l’attente du verdict, et il finit par hausser les épaules.
“J’sais pas, ils dorment vachement bien !
-Nous, les sioux, on dit qu’on peut même dormir en montant nos chevaux ! assura Anak. Mais j’ai jamais essayé, perso…”
Un peu perplexe par ses propres paroles, Anak se reporta sur les saucisses pour les retourner précautionneusement afin qu’elles ne crament pas. Nialh et Wanda étaient partis déranger Valérian en le guettant pour voir s’il dormait vraiment. Ce dernier se leva donc dans le maximum de dignité qu’il put sauvegarder et se mit sur pied pour épousseter le sable sur ses vêtements tout en feignant d’ignorer le duo.
“Dis donc, Nialh, ça te dirait pas de te rendre utile pour une fois et de nous préparer du café au lieu d’enquiquiner ce pauvre garçon ? s’enquit Murdock. Nanak s’en est servi d’oreiller toute la nuit, il a déjà assez donné de lui…
-Mais…, commença à protester à Anak avant d’être brutalement interrompue par les revendications de Nialh :
-C’est pas juste !! Je viens de me lever et déjà, on m’exploite ?!
-Oh ça va, temporisa Sib, on te demande juste de faire le café…
-On ?! ON !! Ah donc, tu te ranges direct de son côté… t’as bien vu, Wanda, tu vois comment ils sont, de vrais…”
Et Nialh et Wanda repartirent vers le Mod en échangeant leurs commentaires sur la scène qui venait de se dérouler, sans nulle doute pour critiquer à leur sauce chacune des personnes présentes. Murdock et Sibéal en rirent tous deux face au barbecue et à la mer tandis que Valérian venait se placer à la droite d’Anak qui connut la plus grande peine à ne pas sourire trop largement à la vue de ses longs cheveux blonds défaits et de ses yeux gonflés par le sommeil.
“Tu n’as vraiment pas bien dormi…, jugea Anak avec compassion.
-Non… j’aurais bien besoin d’aller me baigner…”
Et il termina son idée dans le creux de l’oreille d’Anak :
“... si ça te dit de m’accompagner…”
Anak se redressa aussitôt et se tourna vers Sibéal pour lui flanquer sa fourchette de barbecue dans les mains. Celle-ci observa l’ustensile avec étonnement avant d’interroger son amie du regard.
“Vous n’avez qu’à vous occuper du barbecue en amoureux, c’est très romantique ! lui expliqua Anak tout en partant déjà avec Valérian, le bras enroulé autour du sien en roucoulant : A tout à l’heuuuure…”
OoOoOo
“A l’allure à laquelle on va, je pense qu’on arrivera dans une demi-heure ! déclara Anak en inspectant la carte. Pile à l’heure pour déjeuner !
-Ma copilote pourrait-elle se concentrer davantage sur la navigation que sur la nourriture ?
-C’est pas de ma faute… tu sens comme moi l’odeur du bon petit plat que Moh est en train de nous préparer en bas ? Je suis sûre que c’est son fameux riz au curry…”
Un petit sourire rieur aux lèvres, Yakta lui jeta un coup d’oeil dans un signe faussement réprobateur du menton. La capitaine pivota dans son siège vers sa copilote, les bras croisés sur la poitrine. Le ciel était dégagé et bleu, le vent était conciliant et la mer était sereine, ce qui constituait des conditions de navigation idéale mais distillait au sein cockpit une douce ambiance de croisière de vacances. La silhouette voilée du Moh était minuscule, se coupant en une petite tâche sombre à l’horizon et les battant comme toujours de vitesse.
“Dis-moi… est-ce que c’est vraiment sérieux entre Valérian et toi ?”
Face à ce sujet que Yakta avait pour habitude d'éviter comme la peste, ne portant pas le triton dans son coeur sans pour autant parvenir à le détester, Anak se para de prudence et examina son interlocutrice pour déterminer sur quel pied il était préférable de danser. Celle-co le répéra aussitôt et rejeta sa tête dans un rire.
“C’est pas un interrogatoire, Nanak ! la rassura Yakta, il n’y a pas de bonne, ni de mauvaise réponse… je suis juste curieuse. Notre aventure touche à sa fin et bientôt, nos trois bateaux se sépareront. Je me demande… ce qui restera de tout ça.”
Toujours souriante dans un désir d’apaiser sa copilote, Yakta pencha la tête pour l’inviter à lui répondre le plus sincèrement possible et Anak fronça alors les sourcils. Elle se rendait compte qu’elle n’avait jamais réellement songé à ça. Ils avaient eu suffisamment de tracas et de soucis pour s’interroger réellement sur l’avenir, sans parler de leur enfermement dans le Kozak durant lequel elle s’était surtout inquiétée d’avoir un avenir tout court.
“J’espère…, débuta Anak, songeuse, j’espère qu’on restera tous en contact.
-Et avec Valérian ?
-J’aimerais que rien ne change, avoua-t-elle dans un soupir, mais je ne sais pas… j’ai un peu peur. A chaque fois que je suis en couple avec un garçon, ça ne dure jamais… et ce n’est pas faute d’essayer.”
La tendresse qu’elle lit dans les yeux de sa capitaine la réconforta et soulagea l’angoisse qui venait de se créer en elle.
“Ce n’est pas ta faute, Anak… enfin, si l’on ignore ton goût atroce en matière d’hommes…
-Eh !”
Mais l’indignation manquait de sincérité et elles se mirent toutes deux à rire de cette vérité qu’Anak ne pouvait décemment pas nier. Elle espérait simplement que ce serait différent pour Valérian mais dans tous les cas, elle avait le Yaktantton, les Yaks et elle avait Yakta, et il n’existait pas de pensée plus rassurante que celle-ci.
Son rire diminua lorsqu’elle tourna les yeux sur le pare-brise pour le trouver opaque, donnant sur un mur blanc-gris insondable. Le bleu du ciel et de la mer s’était volatilisé, et désormais, ils étaient enfermés dans un brouillard épais que les rayons UV du soleil peinaient à percer. Yakta le remarqua elle aussi et se réinstalla dans son siège alors qu’Anak jetait un coup d'œil au radar.
“C’est fou, lâcha Yakta, d’où sort tout ce brouillard ? On ne voit pas à vingt mètres.”
Yakta activa les essuis-glaces dans l’espoir d’éclaircir leur visibilité mais leurs battements frénétiques ne produisirent que des gouttes qu’ils chassaient aux suivants.
“Va voir dehors, lui commanda Yakta, et dis-moi si le brouillard est partout.
-Tout de suite, Capitaine.”
Alors que Yakta décélérait pour éviter tout accident, Anak connut un moment de suspens en émergeant du cockpit. La sensation était indéfinissable, surréaliste. Tout, partout, chaque centimètre du dehors était d’une même couleur, d’une même teinte. De ce blanc-gris qui semblait matériel, cotonneux, comme si Anak n’avait qu’à tendre la main pour en arracher un bout qui resterait flottant dans le creux de sa main. Oui, l’air était devenu solide. C’était comme s’ils avait quitté la mer pour voler parmi les nuages et qu’ils étaient en ce moment piégés dans l’un d’eux. En plus de ça, à l’exception du bruit du moteur du catamaran, tout était calme et silencieux, ce qui constituait une rare occurrence en mer. C’était comme si le vent s’était endormi, appelant les flots à l’immobilité.
Anak se décrocha de son état d’émerveillement pour s’attacher plutôt à la ligne de vie afin de pouvoir s’avancer en toute sécurité sur le pont. Le catamaran évoluait désormais lentement, son moteur s’assoupissait sous les ordres de son capitaine et Anak put sans difficulté commencer son tour d’horizon mais que ce soit à l’Est ou à l’Ouest, le barrage blanc se levait. Le brouillard était omniprésent, même au-dessus d’eux, comme une bulle parfaite qui les enveloppait avec aisance. Comme un oeuf dont ils composaient le jaune.
Elle entendit le bruit d’une fenêtre qui coulissait derrière elle puis, la voix de Wanda.
“C’était prévu, ça ?
-Non, avoua Anak, il était censé faire temps clair…
-J’ai jamais vu un brouillard pareil,” intervint Moh.
Elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Les têtes de Moh et Wanda se succédaient dans l’encadrement de la fenêtre.
“Devant nous, l’interpella alors Moh, je crois qu’il y a quelque chose qui approche…”
Anak se retourna avec étonnement vers l’horizon tout en s’avançant pour se tenir au bastingage dans une tentative de voir plus nettement. En effet, très loin, dans les profondeurs de la brume, une tâche plus sombre semblait grossir mais Anak avait beau plisser les yeux, elle n’arrivait pas à le discerner tout à fait mais ça avait l’air d’un…
“Un bateau, fit-elle, c’est un bateau. Mais je n’entends rien, il a dû couper le moteur. Peut-être comme nous, à cause du brouillard.
-Ou alors, c’est le Mod ! proposa Wanda.
-Impossible, répondit Anak, ils étaient loin devant nous. Ca peut être le Mamui Ata, mais faudrait leur dire de faire attention à leur trajectoire, ils vont droit sur nous et s’ils continuent, ils vont…
-Attends, tais-toi, l'interrompit Wanda, Chad crie quelque chose, j’arrive pas à le comprendre.”
La tête de Wanda disparut dans le carré du Yak et Anak poursuivit son observation quelques secondes avant de sortir son téléphone de sa poche. Activant la lampe-torche et la mettant en mode S.O.S., elle brandit l’appareil dans les airs et effectua de grands gestes pour alerter le bateau de l’obstacle vers lequel il se dirigeait. Malgré ses efforts, le navire continua sur sa lancée sans virer de bord et un sentiment affreux débuta son ascension en Anak, partant de ses orteils qui se frigorifièrent, glissant contre ses jambes qui se raidirent et provoquant des frissons le long de sa colonne vertébrale alors qu’elle abaissait son téléphone clignotant. Elle reconnaissait ce bateau.
“... PAS LE MAMUI ATA…”
Les hurlements de Wanda lui parvenaient des entrailles du catamaran tandis que la voix fébrile de Moh appelait sa sœur pour la presser de revenir à l’intérieur. Les doigts refermés sur son téléphone, Anak partit en courant pour retourner le plus vite possible au cockpit dont elle ouvrit la porte à la volée, surprenant Yakta qui l’observa avec appréhension mais Anak ne lui laissa pas le temps des questions. Essoufflée et blême, Anak s’écria :
“Accélère, Yakta ! Accélère à fond !
-Dans quelle direction ?
-N’importe laquelle !”
Un souffle saccadé s’échappa des lèvres d’Anak, précédant une terrible annonce :
“Le Kozak fonce droit sur nous.”
OoOoOo
Ils filaient du plus vite dont le catamaran était capable sur les flots qui s’étaient agités comme par l’intervention d’une force extérieure, et peu importaient les kilomètres qu’ils engouffraient, ils ne parvenaient pas à se défaire de ce manteau de brouillard qui ne semblait pas avoir de fin. Celui-ci leur encombrait toujours la vue et ils naviguaient à l’aveugle, tentant par tous les moyens de distancer le Kozak. Malheureusement, sur le radar, le point qui représentait leur poursuivant les filait au train.
Même si elle était totalement prise dans la navigation angoissante et leur course-poursuite effrénée, les rouages du cerveau d’Anak tournaient, fumants et bruyants, à plein régime. Une conclusion effroyable se formait peu à peu et elle finit par la partager à Yakta.
“Ce brouillard… il doit être provoqué par une créature marine, lâcha-t-elle, qui chasse le Kozak.
-Anak, c’est pas le moment.
-Yakta… le Kozak nous poursuivant, nous, insista Anak avec anxiété, ça veut dire que le brouillard nous suit aussi. C’est pour ça qu’on n’en voit pas la fin… où qu’on aille… où qu’on aille, on pourra pas sortir du brouillard.”
Un silence s’ensuivit. Presque aussi épais et étouffant que la masse blanche qui les enserrait comme un boa qui étranglait sa proie. Les yeux de Yakta ne lâchaient pas un point devant eux, un peu comme si elle essayait de visualiser l’horizon que la brume leur cachait.
“Reste concentrée, Anak, finit-elle par dire. Nous avons déjà navigué en pleine tempête, par des temps pires que celui-ci, où nous ne voyions rien.”
Anak reconnaissait le côté pragmatique de sa capitaine, qui se refusait toujours de céder à toute forme de panique, mais la situation était différente à toutes les tempêtes qu’ils avaient connues. Ils n’avaient jamais rien eu à fuir, que ce soit des truands qui voulaient leur peau ou un monstre aquatique qui n’existait alors que dans les légendes. En outre, les orages et les tempêtes prenaient fin. Ce brouillard, non.
Chad pénétra alors dans le cockpit, suivi de Wanda.
“Chad, tu tombes bien, l'accueillit leur capitaine sans pour autant se tourner vers eux, prépare les armes.
-C’est déjà fait. J’ai alerté le Mod et le Mamui Ata de la situation. Ils vont nous aider.
-Mais est-ce qu’on peut faire confiance aux sirènes ? s’enquit Wanda. La dernière fois… la dernière fois, ils…”
La voix mourut dans la gorge compressée de la médecin et alors que Chad comme Yakta faisaient mine de ne pas l’entendre, Anak lui lança un regard compatissant. D’eux tous, c’était Wanda qui était ressortie de leur captivité forcée dans le Kozak la plus marquée et meurtrie. C’était un épisode qui l’avait traumatisée et qu’elle n’oublierait certainement jamais. Anak pouvait lire dans ses yeux bleus la peur terrible d’y retourner et de tout revivre, de revoir Dani et Ulmer, et de ne peut-être pas leur échapper cette fois-ci.
“Ca va aller, Wanda, lui promit Anak en dépit de ses propres doutes, on est plus nombreux et on est armés !
-Mais ce brouillard est… il est pas normal, fit Chad, il nous suit.”
Anak jeta un coup d'œil à Yakta dont la mâchoire était crispée. Elle avait certainement peur qu’ils cèdent tous à la panique ou à la colère, et que son équipage, si prône à l’impulsivité et à l’émotion, échappe à son contrôle. Encore une fois.
“On approche de notre destination, établit Yakta froidement, on avisera là-bas.
-Le problème c’est maintenant, Yakta ! protesta Chad avec véhémence. Ils sont à nos trousses et ils vont finir par nous rattraper ! Tu sais qu’Ulmer veut sa vengeance et il va pas attendre sagement qu’on amarre en toute sécurité ! Sans parler que dans l’eau, y’a quelque chose, Yakta. Un truc énorme.
-Quoi ? frémit Wanda.
-Moh l’a vu, certifia Chad, il dit que ça ressemble à une baleine mais en plus gros. Et sa tête est monstrueuse. Moh n’a pas réussi à décrire la créature avec précision mais il était blanc comme un linge.
-Où est Moh ? s’inquiéta Anak.
-Il est dans le carré, la rassura Chad, il va bien, il est juste mort de peur. Comme nous tous, Yakta.”
Immobile, leur capitaine prétendait être uniquement concentrée sur cette tumultueuse navigation mais ils savaient tous qu’elle n’avait pas manqué un seul de leurs mots. Elle avait la main serrée si fort sur le manche d’accélération que les jointures de ses doigts étaient blanches.
“Du calme, par Wakan Tanka ! lâcha Yakta. Le Yak est plus rapide que vous le croyez ! Tant qu’on file droit devant, on arri-...”
Une commotion de tous les diables secoua le catamaran qui fut soulevé un instant au-dessus du niveau des eaux pour retomber avec fracas. Si fort et si brutalement qu’Anak fut éjectée en dehors de son siège de copilotage, que Wanda s’effondra au sol et que Chad fut expédié violemment contre la porte laissée ouverte, manquant de tomber dans les escaliers. Yakta avait réussi à s’accrocher au tableau de bord, elle était à présent occupée à maintenir le bateau à flot alors qu’il tanguait dangereusement à bâbord et Anak se précipita du parquet du cockpit pour lui venir en aide. Grâce à leur force commune et leur réactivité, elles parvinrent à éviter le pire et le catamaran ne flancha pas.
Un moment de flottement s’empara du cockpit qui résonnait encore de la brutalité de l’épisode, et leurs souffles haletant chargèrent l’air d’électricité.
“Yakta…,” gémit Chad.
Tout en se tenant son abdomen souffrant où ses plaies encore fraîches protestaient vivement du choc qu’elles venaient de subir, il aidait Wanda à se relever.
“PUTAIN !!” jura la capitaine en frappant le tableau de bord de frustration.
Se tenant debout sur des jambes flageolantes, Anak regarda les larmes de rage et de peur qui brillaient dans les coins des yeux sombres de sa capitaine à ses côtés. Le cauchemar reprenait de plus belle et ils ne pouvaient plus le nier. Malgré la puissance incroyable de la force mentale de Yakta ainsi que son entêtement, elle-même devait se soumettre à cette réalité alarmante. Voir sa capitaine ainsi broyait le cœur d’Anak, le gonflait de colère et de révolte. Yakta avait tout fait. Elle avait tenu la barre, avait gardé le cape, et tempête après tempête, elle les avait toujours menés jusqu’à bon port.
Et en dépit de toutes les compétences irréprochables de leur capitaine, ils étaient devenus les proies d’une nuée de dangers et de prédateurs. Anak comprenait que Yakta connaissait des difficultés à s’arracher à ce réconfortant déni qu’il suffirait de fuir et qu’encore une fois, ils arriveraient à destination, mais la situation avait changé et il fallait l’accepter avant qu’il ne soit trop tard.
“Yakta…, souffla Anak, on ne peut plus fuir.
-Laissez-moi réfléchir, d’accord ? s’agaça Yakta, il faut que je réfléchisse…”
Anak se tourna vers Chad, qui, en cette rare occasion, acceptait de recevoir les larmes de Wanda sur son t-shirt, et ils échangèrent un regard entendu. Ils s’étaient déjà battu suffisamment de fois maintenant pour savoir qu’ils en étaient capables, qu’ils suffisaient souvent d’un peu de courage et de beaucoup de folie et de désespoir. Et de tout le Yak, c’étaient sans doute eux deux les plus fous. Après tout, ils l’avaient déjà prouvé par le passé.
Mais puisque ça ne semblait pas avoir suffi, Ulmer pouvait venir s’en assurer une dernière fois.
OoOoOo
“Le plan est clair, martela Yakta avec fermeté, vous suivez le plan. Aucun détour, aucune impro, c’est bien compris ?
-Yakta, bordel, grinça Chad, on est pas débiles, c’est nos vies qui sont en jeu.”
Échouant à garder sa respiration anxieuse au fond de ses poumons, le regard de Yakta vibrait entre Chad et Anak qui tenaient chacun un gros fusil dans les bras. A force de persuasion, ils avaient réussi à convaincre Yalta d'accepter une stratégie plus offensive. Le Kozak progressait dangereusement sur eux et le navire ennemi emmenait avec lui des créatures marines haineuses qui percevaient le Yaktantton comme une deuxième cible. Durant leur conversation, ils avaient été de nouveau percutés à deux reprises et les chocs menaçaient d’endommager gravement le catamaran s’ils persistaient. S’ils n’agissaient pas maintenant, ils finiraient sûrement au fond de l’océan avant qu’Ulmer n’ait pu leur mettre la main dessus.
Davantage que leurs arguments respectifs, ç’avait été ce point qui s’était montré le plus convaincant pour altérer les positions de leur capitaine.
“Je sais bien, Chad, mais vous êtes tous les deux impulsifs et…
-Je confierais ma vie à Anak et elle ferait la même chose avec la sienne, on l’a déjà fait, s’énerva Chad, quand est-ce que toi, tu nous feras confiance, Yakta ?”
Yakta tressaillit et elle chercha du soutien auprès de sa copilote qui ne put que lui sourire faiblement avant de baisser les yeux. Elle ne partageait pas la colère de Chad mais elle ne pouvait que se ranger de son côté. Ils ne pouvaient pas rêver de meilleure capitaine mais elle les choyait trop, les infantilisait trop souvent. Evidemment, dans la majorité des cas, ils étaient les premiers à apprécier ses faveurs. En certaines occasions, cependant, ça devenait dangereux. Ses œillères étaient trop opaques et Yakta se refusait de voir les choses pour ce qu’elles étaient, elle voulait toujours agir en grande capitaine et endosser toutes les responsabilités, subir toutes les peines et braver tous les risques seule.
Mais ils étaient cinq sur ce catamaran. Et aussi formidable qu’elle soit, cinq valait mieux qu’une seule personne. Anak l’aimait trop pour trouver la force de lui dire la vérité, elle n’avait pas la force de blesser Yakta qui les chérissait comme ses propres enfants mais Chad avait le courage dont elle manquait. Et aujourd’hui, ils avaient tous besoin du courage de Chad.
“Je vous fais confiance,” contesta Yakta finalement.
Chad ne répondit rien, doutant certainement encore de la sincérité de cette affirmation et il sortit du cockpit sans une parole de plus. En proie à un supplice certain, leur capitaine le regarda disparaître avant de se retourner vers Anak qui se mordillait la lèvre.
“Sois prudente, Anak.
-A tout de suite, Capitaine.”
Elle sourit une dernière fois à Yakta, un peu désolée de la laisser comme ça mais ne préférant pas lui offrir des promesses qu’elle ne tiendrait pas. Moh était dans ce bateau. Si Anak devait se jeter dans la gueule d’un monstre marin pour assurer la sécurité de son petit frère, elle le ferait et elle ne promettrait pas le contraire. Elle traversa la porte que Chad avait laissé ouverte. Accroupi sur le pont, son harnais de sécurité attaché à la ligne de vie, Chad l’attendait et elle vint se poster à ses côtés. A l’intérieur de sa poitrine, son cœur tambourinait mais le sourire que lui présenta Chad la rassura. Ils se connaissaient par cœur et à ses côtés, la peur avait moins d’emprise sur elle.
“Un jour, elle comprendra peut-être, espéra-t-il, tant qu’on est pas mort avant.
-Tu sais qu’elle s’inquiète juste pour nous…
-Si elle continue comme ça, c’est elle qui va nous tuer.”
Incapable de contredire cette triste éventualité, Anak resta silencieuse. Le catamaran commença alors doucement à virer de bord et toujours accroupis, ils firent le tour de la proue pour longer le flanc de tribord que Yakta, par sa manœuvre, cachait de la vue du Kozak. Ils se redressèrent pour pouvoir presser le pas et Anak collait au train de Chad. Ils arrivèrent enfin à la poupe et s’accroupirent de nouveau, se dissimulant derrière une courbe du catamaran. Anak jeta un coup d'œil discret. Le Kozak n’était pas très proche encore mais à travers le brouillard dense, sa silhouette était évidente. Pour eux, cependant, ils étaient invisibles.
Anak s’était départie de son gilet pour être simplement vêtue de son débardeur blanc et Chad était désormais torse-nu pour que son t-shirt foncé n’attire pas les yeux de leurs ennemis. Yakta décélérait subtilement, Chad et Anak pouvaient le ressentir à la force du vent qui diminuait autour d’eux.
“Ils vont vite nous rattraper, prédit Chad, tu es prête, Nanak ?
-Pas le choix…
-Non, pas le choix. Aujourd'hui, toi et moi, on est des guerriers sioux, alors invoque tes ancêtres, ma poule !”
Un sourire grandissant par la force des mots de son meilleure ami, Anak opina du menton et elle resserra ses doigts autour du fusil froid. Elle tremblait légèrement, d’anticipation et à cause de la fraîcheur de l’air marin parasité par l’humidité condensée du brouillard. Elle pensa fort à son père et à sa défunte mère, à ses oncles et à ses tantes, ses cousins, à sa grand-mère, et tourbillonnant comme une bise qui se muait en ouragan, les histoires sur les valeureux guerriers sioux lui revinrent ainsi que leur chevauchées endiablées dans les plaines de leurs terres ancestrales. Elle ferma les yeux, imaginant que le vent qui soufflait contre ses oreilles était plus chaud et que ses cheveux, enfermés pourtant dans une natte serrée, étaient libres et voletant. Qu’elle courait au galop sur le dos de Tempête, son fidèle étalon qui l’attendait dans son pré. Que dans ses mains, ce n’était pas un fusil automatique entièrement chargé mais un arc finement sculpté.
“Bientôt…, la prévint Chad, ils approchent…”
Et que des envahisseurs sanguinaires venaient ravager leurs étendues vertes et dorées, massacraient leurs bisons sauvages et enfermaient leurs étalons. Qu’ils devaient protéger ce qui était à eux et l’avenir de leurs familles.
Le Yaktantton étaient ses plaines et les Yaks étaient sa famille. Coûte que coûte, elle les protégerait de l'envahisseur sanguinaire.
“Ils sont là. A trois.”
Elle rouvrit les yeux sur le blanc du Yaktanton et le brouillard qui le dévorait, et elle ajusta ses mains sur le manche de son fusils. A sa droite, Chad commençait à compter. Quand il arriva à trois, elle n’avait plus peur. Chad et elle se relevèrent de la même force et pointèrent leurs canons noirs sur le Kozak qui menaçait désormais de les percuter. Ils étaient si proches qu’ils pouvaient maintenant voir Ulmer et Vanessa à travers le pare-brise du cockpit.
Pour accompagner la furie de leurs rafales, Chad et Elle hurlèrent de toute la force de leurs poumons. Le recule du fusil martelait son épaule mais Anak était préparée au choc, et elle était solide sur ses appuis. Même alors que le pare-brise du Kozak volait en éclats, et qu’Ulmer et Vanessa avaient disparu de leurs champs de vision, ni Chad, ni Anak n’adoucit pas leur pression sur la détente.
Ils n’auraient pas le Yak. Ils ne toucheraient plus jamais ni à Moh, ni à Wanda, et Chad ne saignerait plus sur le parquet de leur propre bateau. Ils ne seraient pas de nouveau enfermés dans un cagibi à attendre la mort, et s’ils voulaient tant que ça leur faire peau, qu’ils viennent d’abord la chercher.
Dès qu’ils cessèrent le feu, leur chargeur complètement vidé, et les douilles de leurs balles gisant à leurs pieds, ils furent poussés en avant et ils vacillèrent un peu sous la traction. Yakta avait réaccéléré à fond, et Chad et Anak s’accrochèrent au bastingage. Le Kozak ne les suivait plus.
Tout à coup, ils émergèrent du brouillard. Le ciel réapparut au-dessus de leurs têtes et la mer redevint bleue, tandis que les rayons du soleil vint chasser la chaire de poule des bras nus d’Anak. Elle se tourna avec émerveillement vers Chad qui souriait d’une oreille à l’autre, et ils rirent à l’unisson.
Célébrant leur victoire, la corne de brume du Yaktantton résonna dans l’air marin.
OoOoOo
Le petit caillou perdu dans l’océan qui constituait leur destination se profilait désormais à l’horizon et cette vue leur réchauffait à tous le cœur et apaisait les esprits. Les trois bateaux avaient resserré les rangs après ce fâcheux épisode et le Mod, en particulier, avait freiné leur vitesse de croisière afin que le Yak et le Mamui Ata le rattrappent. En dépit de tous ces aspects positifs, ils étaient tous sur le qui-vive. Le brouillard n’avait pas disparu, loin de là, il les hantait derrière eux, les traquant sans relâche. Tel un nuage épais qui serait descendu du ciel pour voguer parmi les flots, le brouillard flottait dans leur sillage. Ce qui signifiait que la pluie de balles qui avait ravagé le cockpit du Kozak n’avait pas réussi à abattre son capitaine ; Ulmer était toujours à leur poursuite, toujours aussi déterminé à les avoir, si ce n’est plus encore qu’auparavant.
Chad revint dans le cockpit après être parti informer les deux autres navires de l’évolution de leur situation. Il affichait un air grave sans être sinistre.
“Oriag a observé notre point d’arrivée, rapporta-t-il, et en effet, c’est ni plus ni moins qu’un rocher perdu dans l’océan. Elle n’a pas réussi à distinguer l’entrée d’une quelconque grotte, par contre…
-Dis au Mod d’accélérer de nouveau, qu’ils arrivent le plus vite possible, décida Yakta depuis la barre, qu’ils puissent faire un premier tour de ce rocher et trouver la grotte.
-Je sais pas si c’est une bonne idée de nous séparer, contra Chad, A en juger par l’avancée du brouillard, le Kozak revient sur nous à vive allure.
-Justement, ils seront bientôt là. Si on connaît les lieux mieux qu’eux, ce sera à notre avantage.”
Un climat dubitatif enveloppa le cockpit, se traduisant dans un regard hésitant que Chad et Anak échangèrent. Anak n’aimait pas l’idée qu’ils se séparent de nouveau. C’était souvent quand ils étaient dispersés que quelque chose de terrible survenait. Ensemble, ils étaient plus forts, plus intelligents et ils pouvaient faire face à n’importe quel danger.
Ce contact visuel se voulait discret mais il ne passa pas inaperçu auprès de leur capitaine qui soupira.
“Vous vouliez qu’on adopte une stratégie plus offensive, et vous aviez raison, je l’admets, d’accord ? fit-elle. Mais maintenant il faut continuer comme ça. On doit prendre toute l’avance qu’on peut sur le Kozak. Chad, dis-leur de nous tenir au courant en direct de la moindre info qu’ils découvriront.
-Très bien, capitula Chad, j’y vais de ce pas.”
Et il repartit aussi vite qu’il fut venu, laissant la capitaine à nouveau seule avec sa copilote. Yakta offrit un sourire rassurant à Anak qui le lui rendit du mieux qu’elle put et elles poursuivirent leur navigation qui avait des allures d’accalmie entre deux tempêtes.
OoOoOo
Le caillou grossissait maintenant à vue d'œil mais le brouillard les avait rattrapés et l’air autour d’eux s’épaississait de nouveau. Ils avaient beau essayer d’accélérer à pleine puissance, le catamaran n’était pas un bateau réputé pour sa vitesse et le leur, particulièrement, du fait de sa largeur. Il n'était pas même pourvu d’une voile pour venir aider le moteur, aussi le Kozak les rattrapait inévitablement et ce, malgré avec tous les dégâts qu’ils avaient pu causer grâce à leur fusillade.
Au loin, ils pouvaient distinguer la silhouette longiligne du Mod qui réapparaissait de la droite du rocher après avoir, comme convenu, fait le premier tour d’horizon et il semblait revenir vers eux. Des pas rapides dans l’escalier annoncèrent le retour de Chad qui arborait deux sourcils particulièrement mécontents et il entra directement dans le vif du sujet :
“Le brouillard nous retombe dessus !
-On le voit, figure-toi, grinça Yakta. Et le Mod ?
-Ils ont trouvé la grotte, elle est sur le versant sud, celui qui nous est caché.
-Très bien.”
Leur vision était désormais presque totalement voilée, le brouillard les ravalait seconde après seconde. Les yeux d’Anak fixaient le radar de peur d’y voir réapparaitre les points clignotants du Kozak et des créatures qui les suivaient, mais sa portée était restreinte.
“Très bien ? répéta Chad. C’est un caillou ! On pourra accoster nulle part et bientôt, on n’y verra que dal. On n’y voit déjà que dal !”
Effectivement, tout était redevenu blanc et insondable. Le rocher avait disparu, le Mod avec lui. Ils étaient de nouveau perdus et en proie à milles dangers invisibles qui pouvaient les frapper de tous côtés. L’immobilité environnante était crispante et Anak craignait presque de respirer trop fort de peur de déclencher une nouvelle catastrophe.
“On va prendre le rocher par l’Ouest pour ne pas risquer de le percuter, décida Yakta, ça nous permettra de nous éviter de devoir diminuer de vitesse.
-Et qu’est-ce qu’on fait d’Ulmer et des…”
La question de Chad fut brutalement interrompue par plusieurs détonations. Ils se regardèrent tous les trois avant qu’Anak ne se lève de son siège pour marcher vers la porte donnant sur le pont. Elle annonça qu’elle allait voir ce qui s’était passé dehors et avait déjà la main sur la poignée pour l’actionner quand Moh déboula dans le cockpit comme un ouragan. Les yeux de son frère cadet s’ouvrirent en grand avec affolement quand il la trouva sur le point de sortir.
“NON ! cria-t-il. Surtout pas ! Ils essayent de nous tirer dessus !
-Quoi ?! s’étrangla Yakta.
-Oui, ils nous ont tiré dessus, confirma Moh avant de répéter à Anak, c’est trop dangereux de sortir. Ils tirent au hasard dans le brouillard dans l’espoir de nous toucher… ils ont vraiment l’air très en colère.
-Et quand ils seront assez proches pour nous voir, ils vont pas nous rater, grinça Chad sombrement.
-En attendant, ils gâchent leurs munitions, tenta de positiver Yakta.
-A mon avis, des munitions, ils en manquent pas…
-Alors, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Anak.
-On est bientôt au rocher, on devrait y être d’une minute à l’autre mais on ne pourra pas s’arrêter, réfléchit Yakta, quand on sera au versant sud, il faudra que deux d’entre nous prennent le Zodiac pour aller à la grotte pendant que les autres gèrent le Kozak et les monstres.
-Gèrent ? s’enquit Chad.
-Oui, on va les occuper pendant ce…”
Une nouvelle nuée de détonations vola dans les airs mais cette fois-ci, elles étaient beaucoup plus proches et assourdissantes. Sous leurs yeux ébahis, la silhouette du Kozak se découpa très clairement par les vitres du cockpit, les dépassant à bâbord doucement mais sûrement. Ils étaient si proches qu’ils étaient en mesure de voir les membres du Kozak qui se tenaient près du bastingage, prêts à aborder le catamaran à tout moment et chacun d’eux tenant des armes à feu aux poings.
Sans attendre une seconde de plus, Chad, Moh, Anak et Yakta se ruèrent vers le coin du cockpit où ils avaient disposé les fusils et pistolets. Chad s’empara d’un des deux fusils automatiques et sortit sur le pont sans plus réfléchir, tirant une salve de balles la seconde qui suivit dans une tentative claire de dissuader leurs agresseurs. Anak allait se saisir d’un pistolet quand Yakta la stoppa dans son élan, lui attrapant le poignet, avant de se tourner vers Moh et de commencer à distribuer les ordres :
“Moh, cours à la radio pour informer le Mod et le Mamui Ata qu’on a besoin de renfort de toute urgence.
-Tout de suite, Capitaine.”
Anak regarda, le cœur battant, son frère disparaître dans la volée de marches, emportant avec lui un pistolet et criant à Wanda d’être prête soit à se cacher, soit à se battre. Yakta passa le Yak en pilotage automatique d’un doigt avant de se saisir du deuxième fusil et de le coller dans les bras d’Anak. Celle-ci resta interdite, le souffle piégée dans sa gorge, alors que Yakta vrillait sur elle un regard désolé mais déterminé.
“Prends le Zodiac et fonce à la grotte.
-Quoi ? chevrotta Anak. Toute seule ?
-Tu vas y arriver, Anak, assura Yakta avec fermeté, tu n’as besoin de personne !
-Mais je… je veux rester avec vous.
-Anak, il faut que tu le fasses.”
Yakta la poussait vers les escaliers et Anak résista afin de demeurer un peu plus longtemps dans le cockpit, suppliant des yeux sa capitaine de changer d’avis. Elle ne voulait pas partir comme ça et les laisser aux mains et aux armes du Kozak, elle avait si peur, elle était pétrifiée et terrorisée. Et s’il leur arrivait quelque chose en son absence, et si elle ne les revoyait plus jamais… Mais sourde et aveugle à la panique de sa copilote, Yakta avait refermé une poigne de fer sur les épaules d’Anak et la dirigeait impitoyablement sur les escaliers même alors qu’elle freinait des deux pieds.
“Va et brise la malédiction, lui ordonna sa capitaine, maintenant, vite !”
Incapable de désobéir, Anak se laissa pousser dans les escaliers et les dévala à toute vitesse. La voix de Yakta lui cria de ne surtout pas se retourner et elle n’en fit donc rien, regardant uniquement droit devant elle. Ce fut comme si Yakta avait pressé sur elle aussi le bouton d’autopilotage. Elle se vit traverser telle une fusée le carré pour sortir là où le Zodiac était accroché à la coque du catamaran en suspension au-dessus des eaux. Le vent lui fouetta le visage et elle n’eut pas la présence d’esprit de s’accrocher à la ligne de vie, se contentant de se maintenir au bastingage. Yakta ralentit la vitesse du bateau, tout autant pour désarçonner l’équipage de Kozak qui se préparait à l’abordage que pour permettre à Anak de descendre le Zodiac dans une sécurité relative. L’adrénaline pompant en surdose dans ses veines, Anak sauta à bord du Zodiac et posa le fusil à côté d’elle puis, de ses mains tremblantes, elle détacha les griffes de métal qui retenaient le véhicule marin.
La coque du Zodiac rebondit brutalement contre les flots et Anak craignit qu’il ne se renverse mais elle usa de son poids pour contrebalancer le choc et le petit bateau tint bon. Anak garda un instant son regard comme endeuillé sur la grosse silhouette du catamaran qui s’éloignait, emmenant dans son ventre son équipage loin d’elle, et elle put entendre très distinctement les membres du Kozak qui tiraient une nouvelle rafale. Mais elle ne pouvait plus rien y faire à présent, mis à part prier très fort pour qu’aucune balle n’ait atteint l’un des êtres chers qui en étaient la cible. Elle inspira à fond pour emplir ses poumons de l’air frais et exorciser sa peur paralysante, elle jeta ensuite un coup d'œil à sa montre qui était équipée de bien des fonctionnalités dont celle de boussole.
Le brouillard ayant fait une seule bouchée du paysage, elle ne pouvait plus se fier à sa vue. Le rocher était au sud mais elle devait le contourner pour accéder au versant opposé où se trouvait la grotte. Le Yak allait vers l’Ouest, emportant dans sa course le Kozak ainsi que les diverses créatures, il était donc bien plus prudent de s’engager vers le Sud-Est. Anak estima rapidement le degré qui semblait le plus convenir puis, expirant un grand coup, elle démarra le moteur et fonça à toute allure dans la direction choisie. S’engouffrant entièrement dans le brouillard qui lui trempait la peau et les cheveux, elle aurait facilement pu se croire dans un songe qui se transformait en cauchemar à mesure que l’ombre du catamaran disparaissait dans le blanc cotonneux. Il n’y avait plus de retour en arrière, dorénavant, elle devait avancer seule.
Elle s’extirpa du brouillard peu de temps après et se rendit aussitôt compte que Yakta avait vu juste. Le caillou était tout proche désormais. A une encablure d’elle, le Mod faisait le trajet inverse du sien et pénétrait toutes voiles dehors dans le brouillard. Ils ne la virent sans doute pas, ce qui était sûrement préférable ; elle ne voulait pas qu’ils se fassent du souci pour elle, c’était le catamaran qui avait besoin de leur soutien. Autre chose attira son attention, cependant, quelque chose de bien moins amicale. Sillonnant dans la mer, à gauche et à droite du Zodiac, deux longs corps la rivalisaient de vitesse. Deux serpents de mer, d’un demi-mètre de large qui frôlaient la surface. Afin d’essayer de les perdre et de les effrayer, Anak tenta plusieurs embardées mais alors qu’elle crut les avoir semés, ils revinrent l’instant d’après à l’attaque. Bondissant dans les airs, provoquant des vagues et percutant le Zodiac, la navigation devint très rapidement un enfer et trop concentrée qu’elle était sur les créatures, elle réalisa soudainement qu’elle approchait vivement du caillou, là où le courant poussait le petit bateau.
“ATTENTION !! lui cria-t-on. VIRE DE BORD !”
Et ce fut ce qu’elle fit, virant à gauche dans demander son reste mais les vagues qui battaient le caillou, et le contre-courant produit, secouèrent le Zodiac poussé à pleine vitesse. Les mains fermement sur la barre, elle parvint cependant à corriger la trajectoire mais ce fut sans compter l’un des serpents géant qui sauta dans les airs et atterrit de tout son long en travers du Zodiac. Anak hurla de terreur et se recula pour éviter le corps écailleux, tout en tendant le bras vers le fusil pour l'attraper par la lanière, mais l’animal la frappa avec l’extrémité de sa queue avec une telle force qu’elle fut projetée hors du véhicule. Elle se sentit voler dans les airs, son fusil s’envolant avec elle puis, retomber dans l’eau, l’arme la percutant au niveau de l’omoplate, lui provoquant une décharge de douleur dans tout le dos. Toutefois, elle ne lâcha pas le fusil même alors qu’elle respirait de l’eau par le nez et battait des bras et des jambes avec affolement. La force du courant de l’eau la balayait et il l’attirait avec acharnement vers le caillou contre lequel elle menaçait de finir assommée. Luttant contre les vagues, elle parvint à passer la lanière du fusil à son cou afin de se libérer les bras et nager avec plus de puissance. Gravitant comme elle le pouvait à la surface de la mer endiablée qui l’emportait comme une bête sauvage, elle chercha des yeux son Zodiac et le trouva échoué, démoli, au pied du rocher. Cette vision abattit Anak qui sentit un sanglot nerveux lui grimper le long de la trachée. Battue par les vagues qui l’entrainaient de plus en plus vers les paroies rocheuses et impitoyables du gros caillou, le sort venait de lui arracher le maigre espoir auquel elle s’accrochait de pouvoir regagner le Zodiac et finir sa traversée jusqu’à la grotte. Les serpents avaient visiblement disparu mais ils pouvaient surgir de plus belle à tout instant, et Anak se sentait gagner par le désespoir.
Un bruit de moteur assorti à son prénom hurlé chassèrent l’obscurité de ses pensées, et elle se tourna vers le tumulte. Un second Zodiac approchait et son pilote criait son nom, ce qui signifiait qu’il était ami. Il ne s’agissait cependant pas du Zodiac du Mod, ce qui l’aurait inquiétée en d’autres circonstances moins alarmantes. L’instant d’après, le Zodiac ralentissait pour se stationner près d’elle et Laureline lui apparut, sa longue chevelure claire au vent, affichant un air affolé.
“Viens, je vais te sortir de là !”
Brassant l’eau avec le plus de force qu’elle put, Anak brava le courant jusqu’au Zodiac et Laureline l’aida des deux bras pour qu’elle monte à bord. Crachant et toussant, exténuée et son corps endolorie, Anak relâcha la pression contre le fauteuil tandis que Laureline vérifiait qu’elle allait bien.
“Des-des serpents… énormes…, tenta-t-elle de lui expliquer à travers son essoufflement, faut partir.
-Oui, accepta Laureline, ne nous éternisons pas.”
Et celle-ci remit les gaz, faisant bondir le Zodiac contre les vagues et les éloignant du rocher pour poursuivre leur contournement. Anak se retourna vers le brouillard qui se déplaçait vers l’Ouest et sa gorge se serra à cette vue. Cette masse informe contenait tous ses amis, sa famille et seuls les Dieux savaient ce qui pouvait leur arriver en ce moment même.
“Faisons demi-tour.”
La phrase s’était échappée de la bouche d’Anak mais elle ne la regretta pas. Laureline la regarda un long moment comme pour s’assurer qu'elle avait bien entendu et une bulle gonfla dans le coeur d’Anak qui se lança d’un élan désespéré dans une diatribe :
“Ils ont besoin d’aide ! Le Kozak, ils sont dangereux, Yakta et Murdock ont besoin d’aide ! Mon frère et Chad, Sib et Wanda, Nialh et… et Valérian… Laureline, Valérian, on ne peut pas le laisser seul là-bas, on ne peut pas partir comme ça, on doit y retourner, on doit…
-On doit briser la malédiction.”
Des larmes perlaient dans ses yeux qu’elle tentaient de crever en papillonnant des paupières mais le vent les faisait grossir, enfler. Impuissante, Anak secoua la tête. A quoi bon briser la malédiction si c’était au prix de tous ceux qu’elle aimait ?
“C’est la seule chose qui compte,” trancha froidement Laureline.
Posant l’arrière de sa tête contre son siège, Anak ferma les yeux pour les abriter du vent et laisser les larmes couler en silence tandis qu’aux commandes de Zodiac, Laureline ne lui jeta plus un regard et poussa le Zodiac à accélérer. Quelque part sur le versant sud, nichée dans ce rocher coupé du monde, la grotte attendait leur venue depuis plus d’un millénaire et Anak elle-même commençait à trouver le temps long. Elle n’avait qu’un souhait.
Qu’enfin tout se termine et qu’ils puissent tous émerger du brouillard.