Il était assis derrière un bureau imposant, dans une maison qui ne lui appartenait pas. Il lisait des recherches qui n’étaient pas les siennes. Il découvrait des formules improbables, qui lui avaient échappé durant vingt ans. Il aurait dû être heureux. Il aurait dû se sentir soulagé, mais rien n’y faisait plus. La sécheresse de son âme était irréversible, il le savait. Le regrettait-il ? Il n’en était plus capable.
Il se sentait simplement fatigué. Il était incapable de bouger. Son cerveau ronronnait. Pour la première fois depuis sa fuite, il s’autorisa à se laisser aller, et il posa sa tête sur le bureau. Les souvenirs de son passé ressurgirent.
Il revoyait son père le tenir dans ses bras, mais son visage était désormais flou. Lui qui l’avait tant admiré, tant aimé, il n’était même plus capable de se rappeler correctement de lui. Pourtant, il le suivait comme son ombre. À ses côtés, il avait l’impression d’avoir de la valeur, de mériter son bonheur. Car oui, il avait été très heureux enfant. Il avait toujours été un peu étrange, un peu à part. Il n’avait pas vraiment d’amis, mais il n’en avait pas besoin, il avait son père. Et puis, des amis l’auraient distrait de ses recherches, et c’était ce qui faisait battre son cœur le plus fort. Il aimait chercher, creuser, réfléchir, se tromper, puis recommencer, et trouver, enfin. Quelle satisfaction à chaque découverte !
Il espérait ainsi servir les ambitions de Kregan Doileir, Mystique de l’Ombre et chef de Fenrir, son père adoré pour qui il aurait tout fait, tout donné. Cet homme éprouvait de la rancœur pour le sort qui leur avait été réservé. En effet, environ 800 ans auparavant, Fenrir se trouvait dans la plaine, non loin d’Aimsir. C’était une ville comme une autre, avec un magnifique temple. Lorsque le pouvoir de l’Ombre leur avait été confié, la cité et ses habitants s’en étaient trouvés transformés, comme toutes les autres. Seulement, l’Ombre fait peur. Et les hommes deviennent stupides lorsqu’ils ont peur. Une méfiance avait commencé à s’installer autour de Fenrir, puis des rumeurs étaient allées bon train dans tout le royaume, à tel point qu’une animosité grandissante fit pression sur ses habitants. Certains furent même persécutés. Peu à peu, ils n’osèrent plus quitter l’enceinte de leur ville. Puis, certains commencèrent à fuir, à tenter de trouver un habitat dans lequel ils se sentiraient plus en sécurité. C’est ainsi que petit à petit, la ville migra dans les montagnes de l’ouest. Les ruines sous lesquelles Kerst a fondé son repaire sont tout ce qui reste de cette belle cité.
La haine des autres était depuis ancrée profondément en chaque habitant de Fenrir. Mais Kregan avait décidé d’agir. Il avait planifié une reconquête totale du royaume. Il avait même envisagé de marier Kerst à l’actuelle reine, Ariana Trath. Quelle ironie, pensa-t-il.
Il se souvint du moment où il comprit que son père allait mourir. Il s’était rendu à son chevet. Il savait qu’il n’avait pas le droit de pleurer, il ne voulait pas montrer sa faiblesse devant son héros qui souffrait plus que lui, en proie à la maladie. Il revoyait sa mère, étrangement anxieuse, plus que réellement malheureuse, la main qui tenait son ventre encore plat. À cet instant, il comprit ce qui se tramait. Il était intelligent, intuitif, on ne pouvait rien lui cacher. Il savait que sa mère regardait d’un peu trop près ce gueux débarqué de nulle part. Il avait remarqué ses visites prolongées à son chevet, son expression réjouie lorsqu’elle en revenait, et son malaise lorsqu’il la questionnait. La douleur de la perte de son père s’était alors jointe à sa rage, il se mit à vouer une haine sans limites à sa mère. Il espéra jusqu’au dernier moment que le bâtard dans son ventre meurt en l’emportant avec lui. Il avait même tenté de créer des potions pour lui faire perdre l’enfant, mais elle était prudente. Elle avait compris que personne à Fenrir n’approuvait son comportement de traînée, elle craignait pour sa vie. Et puis un jour, elle cria. Toutes les femmes qui accouchent sont bruyantes, Kerst détestait ça. Il avait été tenu à l’écart, cela l’avait rendu fou. Il entendit simplement sa mère beugler comme une truie pendant des heures, en donnant naissance à l’enfant de la trahison suprême. Ce fut la première fois qu’il déclencha une crise de rage. Il retourna complètement sa chambre, s’acharna sur les meubles, sur son miroir qu’il brisa. Il termina les mains en sang, les lèvres coupées par ses dents alors qu’il contenait ses cris de colère. Il resta dans le noir. Longtemps. Il ne ressentait plus la faim, plus la fatigue, juste le goût du sang sur sa langue. En fait, il se sentit étonnamment vivant. Il écoutait sa propre respiration s’apaiser, et le silence se fit après la naissance. Il apprit par les bruits de couloir qu’il s’agissait d’une fille. Il trouva cela encore plus répugnant. Les femmes étaient faibles de cœur, lentes d’esprit, comme sa mère.
Il se remémora aussi son reflet dans le miroir brisé, ses grands yeux verts, comme ceux de la bâtarde, comme ceux de sa putain de mère. Son regard était aussi intense, avec de grands cils noirs, sombres comme ses cheveux doux et longs qu’il attachait négligemment. Il avait toujours des mèches volages qui caressaient sa mâchoire virile. Les femmes le regardaient, mais il n’en avait cure. Ce doux souvenir d’un temps révolu tranchait avec celui de la première fois où il s’était revu après avoir été défiguré par la main maternelle. Il s’était regardé dans le reflet de son couteau à la lumière de la lune, à l’abri des autres dans l’enceinte végétale du premier temple de l’Ombre. Il avait hurlé, pleuré, arraché ses beaux cheveux par poignées. Il avait cru en devenir fou de douleur. La plaie béante sur son visage s’infectait, il souffrait alors le martyr, tant dans son cœur que dans corps.
Pourtant, il s’était repris rapidement. Il devait se soigner, et maintenir en vie le bébé qu’il avait enlevé, en attendant de savoir quel sort il lui réserverait. Il installa son repaire dans la cave du temple qu’il aménagea seul pendant des années.
Puis, il s’était rendu à Glyphe. Il avait l’intention de tuer Elbow, mais lorsqu’il trouva sa femme et sa fille, une autre idée, bien plus cruelle, lui heurta l’esprit. Il égorgea donc de sang-froid cette femme douce, cette Mystique de l’Eau qui n’avait pas eu le temps de se défendre, tant l’esprit exceptionnellement vif de Kerst avait commandé ses mouvements. Cela ne lui fit rien. C’était pourtant la première fois qu’il enlevait une vie. Rien d’autre que sa haine ne comptait.
Il travailla à maîtriser le pouvoir de l’Ombre, mais cela ne lui suffit pas. Il fallait qu’il soit puissant, qu’il puisse accéder au pouvoir seul. Il exécuterait sa vengeance, prendrait le royaume, réalisant la volonté de son défunt père. Il possèderait tous les éléments, ainsi, personne au monde ne pourrait rivaliser avec lui, pas même une armée. Il punirait alors tous ces humains qui s’étaient permis de juger et de persécuter des peuples entiers, il leur rendrait au centuple leur erreur. Il n’épargnerait que les elfes noirs, car ils avaient connu le même sort. Ils étaient ses seuls alliés.
La première fois qu’il avait rencontré Nox, l’esprit de l’Ombre, se fut lorsque Ira rencontra Elbow. Elle devait avoir environ sept ans. Kerst n’avait pas eu besoin de lui avant, bien qu’il se rappelât à son bon souvenir régulièrement, pour lui couper toute envie de fuir. Ira était trop jeune pour tenir une arme, physiquement trop faible. Il se souvint de leur premier entraînement. Il avait dû motiver Elbow plus que de raison pour l’obliger à être violent envers son enfant, mais Kerst, de son côté, s’en était totalement délecté. La gamine avait fini en larmes, rouée de coups, et l’expression désespérée du visage d’Elbow lui avait même fait renaître des sensations qu’il pensait ne jamais retrouver dans son corps. Il avait touché du doigt le pouvoir, la puissance sur autrui. La faculté de briser n’importe quelle volonté à son bon vouloir, et il avait trouvé cela jouissif. Cela le rapprochait de son but, cela lui montrait qu’il était capable d’y parvenir. Il s’était isolé dans son bureau, et les ombres de son âme avaient tourbillonné autour de lui alors qu’il tentait de calmer ses pulsions malsaines. C’est ainsi qu’elle lui était apparue, un fantôme noir presque informe, à la voix métallique. Elle lui avait raconté l’histoire de Sélène et des armes sacrées, mais à l’époque, il n’avait pas vu en elle une réelle opportunité. Il était convaincu de parvenir à trouver les formules seul. En vain. Il s’était de plus heurté à la difficulté d’intégrer plusieurs éléments dans un seul corps. C’est à ce moment-là qu’il s’intéressa d’un peu plus près à elle. Il réalisa qu’elle n’était certainement pas la moins incorruptible des gardiennes, qu’elle pouvait être manipulable si on lui donnait l’impression de servir ses grands projets.
C’est ce qu’il fit.
Désormais, il avait tout sous les yeux. Il avait réussi.
La fin approchait.
Il se releva et regarda la silhouette sur une chaise de l’autre côté de la pièce, dont l’ombre se projetait à ses pieds.
- C’est l’heure.