Chapitre 44 : Elena

Je me trouve dans la cour de la base avec Hans à mes côtés. Il attend que son frère arrive. Je suis anxieuse depuis qu’il m’a annoncé son départ. J’aimerais le retenir, mais en même temps, je souhaite qu’il retrouve sa famille le plus vite possible. J’aperçois Nikolaï qui s’approche de nous, un sac pendu à son épaule. Après m’avoir salué, il se dirige vers le camion qui doit les déposer chez eux. Avant d’entrer, un soldat vérifie le contenu de son bagage. Hans porte son attention sur moi. Je remarque que le col de sa veste est mal mis. Je l’attrape pour arranger ça. C’est étrange de le voir habiller en civil. Vêtu sobrement avec un pantalon gris, un pull à col roulé marron et une veste bleu foncé, il est plutôt élégant. Si je n’étais pas aussi triste qu’il parte, je pense que j’aurais apprécié ce changement.

- Sois prudent, dis-je.

- Promets-moi d’en faire autant.

Il se rapproche, mais je recule malgré moi. Action que je regrette immédiatement.

- Pardon, me rattrapé-je. C’est juste que je n’ai pas encore l’habitude.

Hans se contente de me sourire.

- Tu n’as pas à t’excuser. Je te laisserai le temps qu’il faudra.

Ses doigts frôlent ma joue, avant de s’écarter sans aller plus loin. Je soupire. Je suis ridicule. Avant qu’il ne soit hors d’atteinte, j’attrape son visage et l’embrasse. J’aimerais tellement le retenir. Après une dernière étreinte, Hans se détache et gagne à son tour le camion. Je ne le quitte pas des yeux. Il me fait un dernier signe à travers la vitre du véhicule puis disparait. Je regarde le fourgon s’éloigner et les portes se fermer. Un vide s’est formé dans ma poitrine. Je reste plantée là encore de nombreuses minutes. Le froid finit par m’obliger à rentrer. Je ne sais pas pourquoi, mais la base me semble soudain encore plus hostile que d’habitude. Je n’ai plus personne pour m’aider. Luna est morte et les deux frères sont partis. Je me sens si vulnérable. J’enfonce mes ongles dans la peau. Je dois me ressaisir. Il le faut. Isis doit m’attendre dans mon bureau. Je dois la protéger. Je ne peux me permettre aucun moment de faiblesse. Lorsque je déambule dans les couloirs, j’ai la désagréable impression d’être observée. Je me retourne, mais personne n’est derrière moi. Je dois me calmer. Cette base est toujours la même. J’arrive devant mon bureau et pénètre à l’intérieur après avoir déverrouillé la porte. J’ignore pourquoi, mais je me sens enfin en sécurité. Isis se trouve sur sa chaise habituelle. Elle me sourit lorsque je rentre. Ma bonne humeur me revient peu à peu en même temps qu’une certitude. Oui, c’est mon devoir de la protéger.

Le silence qui occupe la pièce me fait du bien. C’est dans le calme que je travaille le mieux. Ma porte qui s’ouvre brise ce moment de quiétude. Tellin entre d’un pas résolu. Son visage est plus dur que d’habitude, cela m’inquiète. Il pointe Isis du doigt puis la porte.

- Toi, dehors ! lui ordonne-t-il d’un ton brusque.

La jeune fille me lance un regard paniqué. Je lui fais comprendre qu’elle n’a pas le choix. Elle se lève et quitte la pièce pour me laisser seule avec Tellin. Je m’apprête à me lever également comme je fais d’habitude, mais un regard de sa part m’en dissuade tout de suite. J’attends qu’il parle. Qu’est-ce que j’ai fait pour le mettre dans une telle fureur ? Je commence à avoir peur. Il se rapproche d’un pas lent pour finir par s’arrêter face à moi, le corps tendu à l’extrême. Seule la table nous sépare. J’ai l’impression d’être prise au piège. Je lève les yeux pour croiser les siens. Je ne dois pas être intimidée. Il fait durer le silence. J’attends. Sa mâchoire se crispe.   

- Comment as-tu pu me faire ça ? me demande-t-il les dents serrées.  

- Faire quoi ? m’étonné-je.

- Ne fais pas l’innocente ! rugit-il.

Je sursaute, surprise par son ton. Toutefois, je parviens à garder mon calme et dis avec une voix maitrisée :

- Que me reproches-tu ? Je n’ai encore rien trouvé sur les traitres.

- Je ne te parle pas de ça, me coupe-t-il.

- De quoi alors ? m’exaspéré-je.

- Wolfgard ! crache-t-il.

Le sol semble se dérober sous mes pieds. Ce que je craignais va arriver plus vite que prévu. Le visage de Hans m’apparait et je reprends courage. J’en ai assez de toujours courber l’échine devant Tellin. Je hausse les épaules.

- Où est le problème ?

- Je t’ai vu avec lui.

- Et alors ?

Ses traits se durcissent. Il se penche en avant pour m’attraper par le col de ma veste et m’attirer à lui. Je suis sur la pointe des pieds. Le coin de mon bureau me rentre dans le ventre et me fait un mal de chien. Je suis à quelques centimètres de son visage. Ses yeux gris-jaunes luisent de colère.

- Je t’interdis de le fréquenter, grogne-t-il.

D’un coup sec, il me renvoie sur ma chaise. Ma tête heurte douloureusement le dossier. Je retiens un cri.

- Pourquoi ? articulé-je, les larmes au bord des yeux.

- Tu m’appartiens ! s’exclame-t-il en se pointant du doigt.

C’est l’ordre de trop. Je ravale ma détresse. Je me redresse et lui réplique sur le même ton :

- Jamais. Je ne t’ai jamais appartenu. Je vais te dire une chose. Tu es simplement jaloux, car je ne t’ai pas choisi toi !   

D’un revers de main, il balaye ce qui se trouve sur ma table. Le contenu s’étale au sol dans un vacarme assourdissant. Je le regarde, interdite. Il respire bruyamment. C’est la première fois que je le vois agir de cette manière. Lui, qui est toujours maitre de ses émotions, laisse exploser sa colère. La peur que j’aie réussi à contrôler depuis son arrivée refait surface. Je serre les poings pour ne pas trembler. Tellin relève son menton.

- En effet, je suis jaloux. Jaloux qu’un autre homme tourne autour de toi alors que tu es à moi. Jaloux que tu le regardes de cette manière. Tu as raison, Elena. Je suis jaloux. Tu es fière de toi ?

- Pourquoi le serais-je ? Je me fiche bien de savoir ce que tu ressens.  

Ma voix tremble légèrement. Je m’en veux d’être aussi faible face à cet individu.

- Tu aimes avoir les hommes à tes pieds, continue mon supérieur.  

Je secoue la tête.

- Tu délires complètement.

- Et sinon, tu crois vraiment que Wolfgard éprouve quelque chose pour toi ? Je te connais. Lui, non. Comment penses-tu qu’il réagirait s’il savait ce que tu accomplis ?

Une goutte de sueur glisse le long de mon dos. Je dois faire attention. Tellin ignore que j’ai tout raconté à Hans.

- Il comprendrait, affirmé-je.

Il ricane. 

- Tu es bien naïve. Ouvre les yeux, Elena. Nous sommes pareils tous les deux. Tu n’as rien en commun avec lui.

Je suis au pied du mur. Qu’est-ce que je peux bien lui répondre ? C’est peine perdue. Il ne m’écoutera pas. Je continue à le fixer. Il semble s’être un peu calmé, malheureusement, je connais trop mon adversaire pour savoir que ce n’est que de façade. Tellin s’appuie sur ma table.

- Je te pardonne pour cette fois. Dès qu’il rentre, tu romps avec lui.

Il tend une main vers moi.

- Approche.

Je ne bouge pas. Je ne veux pas. J’ai enfin trouvé quelqu’un qui me soutient. Je ne veux pas perdre cela. Les secondes s’écoulent. Ma tête est complètement vide. Pourquoi n’ai-je jamais le choix ? La colère se redessine sur le visage de Tellin. Il se redresse et contourne le bureau. Je souhaiterais tant fuir, mais mes pieds sont collés au sol. Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez moi ? Il arrive à ma hauteur. Il me domine de sa grande taille. Je ne le regarde plus. Cet homme me débecte.

- Relève la tête, m’ordonne-t-il.

Mes yeux restent rivés au sol.

- Elena.

Je finis par obéir. Il est plus proche que je ne le pensais. Je désirerais reculer, mais ma chaise m’en empêche. Pourquoi a-t-il fallu que cela tourne aussi mal entre nous ?

- Tu as compris ? souffle-t-il.  

- Je ne veux pas, articulé-je.

- Tu n’as pas le choix.

Il s’abaisse pour me murmurer à l’oreille :

- Ce serait dommage qu’il lui arrive malheur ?

Je le regarde, horrifiée.

- Tu n’oserais pas.

- Désobéis et tu le sauras.

Il recule et me tend de nouveau sa main. Les questions continuent à m’assaillir alors que je m’approche de lui contre mon gré. Je voudrais tant retrouver l’homme qui m’a aidé à mon arrivée ici, celui qui me soutenait, pas cet individu insensible et égoïste.

- C’est bien, dit-il en entremêlant ses doigts aux miens.

Il me soulève le menton. Pardonne-moi, Hans. Tellin se rapproche et m’embrasse. D’abord avec attention puis avec plus de hâte. Je me laisse faire comme le docile pantin que je suis. Tu as tort, Hans, je ne pourrai jamais être heureuse. Pas tant que Tellin sera là.