Je suis campée devant la porte de ma supérieure. Je suis inquiète pour elle. Que va lui faire Tellin ? Les minutes s’écoulent, mais rien n’arrive. J’entends de temps à autre des cris, mais sinon rien. Le couloir est silencieux. La porte finit par s’ouvrir et Tellin sort. Il semble plus détendu que tout à l’heure. Je m’écarte à son passage. Cet homme me donne froid dans le dos. Il ne me prête aucune attention. Je pénètre tout de suite après dans le bureau de ma cheffe. Accroupie, Elena est en train de ramasser ses papiers mécaniquement. Je ferme derrière moi et accours pour l’aider.
- Ça va ? demandé-je, même si je me rends bien compte qu’elle est au plus mal.
Elle ne me répond pas. Son regard est vide. J’ai de la peine pour elle. Elle se relève pour poser la pile de feuilles qu’elle a dans les bras. Elle contourne ensuite la table pour redresser sa lampe. L’ampoule est explosée. Elle attrape les morceaux de verre brisés par terre à main nue.
- Aïe !
Du sang perle au bout de son doigt. Une goutte s’écrase au sol. Elena ne fait rien pour l’empêcher. Je lui tends un mouchoir. Pour toute réponse, elle frappe le sol de sa main blessée.
- Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? répète-t-elle inlassablement.
- Elena.
Elle semble enfin remarquer ma présence.
- Laisse-moi, Isis. J’ai besoin d’être seule. S’il te plait, laisse-moi ! me supplie-t-elle.
Bien que je ne veuille pas, j’obéis. Je dépose le mouchoir à ses pieds et sors. Je me sens tellement inutile. Je regrette que Hans et Nikolaï ne soient pas là. Eux au moins auraient trouvé les mots justes. Elena était si heureuse depuis le réveil de Hans. Pourquoi Tellin la fait-il souffrir à ce point ? Elena est quelqu’un de bien. Elle s’inquiète pour les autres. Elle parait froide au premier abord, mais c’est une personne avec le cœur sur la main. Je me demande d’où me vient cette certitude, mais je sais qu’elle est juste. Cela me fait mal de la voir dans cet état. Je repense à ce que Liam m’a dit une fois. Chacun joue un rôle, ici. Pourquoi cela est-il si douloureux ? Que représente cette base en réalité ? Il y a tellement de choses que j’ignore. Depuis que je suis là, je passe mon temps à me questionner. C’était si simple avant. J’appose une main sur mon visage. Je dois cesser de ressasser le passé. Il ne sert qu’à me retenir. Tout ça, c’est fini. Mon présent est ici. Je décide de retourner dans le bureau de ma supérieure. J’en ai assez de n’être que spectatrice alors que les autres souffrent. Elena n’a pas bougé. Elle sanglote par terre. Je me rapproche et pose ma main sur son épaule. Elle relève la tête brusquement.
- Je t’ai demandé de partir.
- Je ne peux pas. Pas quand tu es dans cet état.
- Tu ne peux rien faire. Laisse-moi.
- Non.
Elle me fixe, étonnée. C’est rare que je lui désobéisse. Je m’assois à ses côtés et continue :
- Je ne veux pas que tu sois seule.
Je ramasse mon mouchoir qui traine au sol et le lui redonne. Elle l’accepte finalement. Sans dire un mot, elle stoppe le saignement.
- J’aimerais t’aider même si je sais que je ne peux pas faire grand-chose.
- Effectivement, répond ma cheffe.
Elle se remet sur ses pieds. Je me redresse également. Je remarque que son expression est sinistre. Ses yeux rouges n’arrangent en rien ses traits. Elle ouvre et replie ses poings lentement. J’ai l’impression qu’elle est à deux doigts d’exploser.
- Isis, maintenant c’est un ordre. Sors. J’ai besoin de me calmer.
Je ne discute plus et retrouve le couloir. Elle serait capable de m’expulser par la force s’il le fallait. Toutefois, je préfère la quitter en colère plutôt qu’en larme. Aussitôt la porte refermée, j’entends jurer et frapper, mais je ne bouge pas. Lorsque le vacarme s’est un peu atténué, je décide de partir. Dans ces moments-là, mieux vaut se taire et laisser passer l’orage. J’ai été naïve de croire que je pouvais l’aider.
Je ne sais pas où aller. Je ne veux pas retourner dans ma chambre. J’en ai assez de m’enfermer là dès que je suis seule. Je heurte quelqu’un à une intersection. Inconsciemment, je pense à Liam. Depuis que je l’ai vu avec une bouteille de morphine, je ne vais plus aussi souvent lui rendre visite. J’ai peur de ce que je pourrais découvrir. Je relève la tête pour m’excuser. Jan se trouve en face de moi. Il a sa main posée sur son œil droit.
- C’est toi, Isis. Fais plus attention quand tu marches ! me reproche-t-il.
- Pardon, j’étais ailleurs. Je t’ai fait mal ?
- Non, ça va.
Il retire sa main. Un hoquet traverse mes lèvres lorsque je découvre son œil gonflé virant au mauve. Mon ami remarque ma surprise.
- Je me suis cogné, rien de grave, s’empresse-t-il d’expliquer.
Je ne le crois pas. Elena fait exactement la même tête lorsqu’elle ment et il faut dire qu’elle le fait relativement souvent.
- Tu es libre maintenant ? m’enquiers-je.
Je ne peux pas le laisser partir sans savoir. Il parait dérouté par ma demande, mais finit par répondre.
- J’ai une heure.
- C’est parfait, m’exclamé-je en passant mon bras sous le sien. Tu viens avec moi.
Il proteste. Je l’ignore. Je l’amène dans ma chambre et le force à s’asseoir sur le lit. Il secoue les mains devant lui mal à l’aise.
- Isis, je t’aime bien, mais tu es juste une amie.
- Ne va pas croire n’importe quoi. Je suis inquiète pour toi.
Je pointe du doigt son hématome.
- Qui t’a fait ça ?
- Personne, je te dis.
- Menteur. Qui ?
- Personne !
Je me campe devant lui les bras croisés. Je suis furieuse, mais j’ignore contre qui. Cette base ? Jan qui refuse de répondre ? Moi-même ?
- Qu’est-ce que tu as fait pour mériter pareil traitement ? insisté-je.
Je ne veux pas qu’il souffre en silence comme je l’ai fait un mois plus tôt lorsque Tellin m’a frappé. Je ne veux pas qu’il croie que c’est sa faute et que c’est normal. Jan se renferme davantage sur lui. J’avance ma main, mais il la repousse violemment.
- Qu’est-ce que ça peut t’apporter ? grogne-t-il.
Je ne me laisse pas démonter et reprends ma tentative d’approche.
- Jan, s’il te plait.
- Fous-moi la paix, Isis ! Tu ne pourrais jamais comprendre de toute façon.
Je lui empoigne l’épaule et le plaque contre le mur. Il étouffe un juron.
- Qu’est-ce que tu en sais ? demandé-je. Tu crois que tu es le seul qui a des problèmes. Tu crois que ma vie ici est le paradis. Tu as tout faux.
Il détourne les yeux, mais je le force à me faire face. J’ignore pourquoi je suis énervée à ce point. C’est comme si j’avais emmagasiné un trop-plein qui ne demande qu’à sortir. Je continue :
- Tu crois être le seul à souffrir. Je vais t’apprendre quelque chose, tu n’es pas le seul !
Il me repousse, mais je ne bouge presque pas.
- Il y a à peine un mois, je me suis fait battre. Devine pourquoi. Je l’ignore encore, mais une chose est sûre, on se fiche bien de nous ici.
Son regard ne laisse rien transparaitre, même pas le moindre étonnement. Je ne sais pas pourquoi je suis déçue. Je reconnais qu’au fond de moi, j’aurais voulu qu’il me rassure. De manière indifférente, il demande :
- Et alors, tu imagines que c’est mieux dehors ?
Je suis prise au dépourvu par sa question.
- Bien sûr, articulé-je.
Il se radoucit un peu, mais je vois bien que cela ne va pas.
- Mon supérieur.
- Pardon ?
- C’est lui qui m’a fait ça. J’ai mal fait mon boulot. D’habitude, il est correct avec moi, mais aujourd’hui il était légèrement sur les nerfs.
Je comprends à son ton qu’il est ironique sur la fin. Il reporte son attention sur moi.
- Ne me regarde pas avec ces yeux. Je n’en veux pas de ta pitié ! crache-t-il.
Il se détache du mur contre lequel il était adossé. Je pose ma main sur son dos, mais il ne réagit pas cette fois-ci.
- Jan, si tu désires en parler, je suis là. Je te promets que je ne ressens aucune pitié pour toi. Je suis persuadée que tu es quelqu’un de fort.
- Tu ne sais rien de moi.
- Peut-être, mais qu’est-ce que ça change ?
- Tout, absolument tout. Tu crois que cet endroit est l’enfer, mais pour moi c’est de toute façon mieux que chez moi. Depuis que je suis ici, j’ai pris quoi ? Un coup. Ce n’est rien. À la maison, je me faisais battre pratiquement tous les jours. Je ne mangeais presque rien. J’ai toujours été seul.
Sa voix est complètement brisée quand il parle. Je me sens tout à coup stupide. Il a raison, je ne connais rien de lui. Je ne sais pas pourquoi, mais je trouve qu’il ressemble de plus en plus à Elena. Je ne les connais pas. Je me retrouve de nouveau impuissante. Qu’est-ce que je peux lui dire pour lui venir en aide ? Je veux leur être utile, mais j’ignore comment m’y prendre. Je peux faire tous les beaux discours du monde, mais si je n’agis pas, ils ne servent à rien. Je me pince les lèvres et dis :
- Tu ne l’es plus.
- Première nouvelle, ironise Jan.
- Je suis là. Même si tu me refuses, je serai là. Tu as raison, je ne te connais pas, je ne sais pas ce que tu as vécu. C’est peut-être cruel ce que je vais dire, mais c’est du passé. Tu dois faire une croix dessus et aller de l’avant. Ce n’est pas normal que ton supérieur te batte.
Il me sourit, mais c’est de tristesse.
- En effet, c’est cruel, mais tu te trompes. Il ne faut jamais oublier. Tu sais, un jour, je me vengerai.
Je secoue la tête.
- La vengeance n’apporte rien de bon. Si je suis en vie, je suis contente.
- Tu auras beau dire. Chacun se venge un jour ou l’autre. Personne n’y échappe, même les plus pacifistes.
Il regarde sa montre.
- Il est temps que j’y aille. Désolé d’avoir été aussi brusque avec toi, Isis, mais parler de ça me rappelle trop de mauvais souvenirs.
- Je comprends, mais n’oublie pas, si tu as besoin d’aide, n’hésite surtout pas.
- Merci.
J’ai plus l’impression qu’il dit ça pour la forme. Il s’éclipse. J’ignore pourquoi, mais je me sens bizarre. J’en veux à Jan ou plutôt à ma propre bêtise. Je croyais trouver un soutien en sa personne, mais je viens de me rendre compte que je me berçais à nouveau d’illusions. Je suis persuadée que s’il doit m’abandonner pour avancer, il n’hésitera pas une seconde. Le désarroi s’abat une nouvelle fois sur moi. Je suis belle et bien seule ici.
"Du sang perle au bout de son doigt. Il s’écrase au sol." Pour eviter l'ambiguite (est-ce le sang ou le doigt qui s'ecrase?) peut etre "une goutte s'ecrase au sol"?
"Je ne comprends pas pourquoi elle réagit de cette manière. Tellin ne doit pas être étranger à son comportement. " Isis a une certaine candeur mais la, ca ne va pas! Elle aurait besoin d'etre aveugle pour ne pas savoir que que Tellin est la cause directe de l'effondrement d'Elena, elle etait la avant son arrivee, et voir le changement en Elena immediatement apres son depart.
Bon courage pour la suite!