Attachée à sa chaise, bâillonnée, elle observait Kerst depuis des heures. Il lisait le fruit d’une vie de recherche. Elle avait réussi à trouver le moyen d’intégrer tous les pouvoirs dans un même corps, et d’y survivre. Elle avait aidé Kerst à s’approprier le pouvoir de la Lumière, et il était encore là, devant elle, à lui voler son savoir.
Il l’avait bien eue.
Elle avait pourtant un bon millénaire de plus que lui, elle s’était méfiée de ce petit homme colérique, mais c’était tout de même elle, ligotée, qui attendait son jugement. Elle aurait dû mieux réfléchir : un homme qui maîtrise trois pouvoirs de la nature est fatalement plus fort que soi. Elle comptait sur son intelligence pour la sauver, mais elle avait sous-estimé celle de Kerst. Plus exactement, son propre orgueil l’avait aveuglée. Elle se pensait la plus forte, nul doute que le prix à payer allait être lourd. La promesse de Kerst de ne pas lui causer de tort semblait s’éloigner à chaque minute, à chaque ligne qu’il parcourait de ses yeux invisibles. Elle était suffisamment intelligente pour comprendre ça, au moins.
- C’est l’heure, dit-il en se levant.
Il s’approcha d’elle pour arracher son bâillon. Elle n’eut même pas idée d’appeler à l’aide, c’était peine perdue.
- L’heure pour ? demanda-t-elle en ayant l’air de ne pas avoir peur.
- Vous savez Sélène, vous êtes peut-être la seule personne que je respecte réellement dans ce monde. Nous sommes de la même trempe, vous et moi. De fait, je savais dès notre rencontre que vous tenteriez de me prendre de vitesse. Je ne pouvais vous laisser faire, vous le comprenez. C’est dommage, nous aurions pu faire de grandes choses ensemble.
- Puisque nous sommes de la même trempe, je sais que vous aviez les mêmes intentions que moi. Et que, comme moi, travailler en équipe n’est pas votre fort. Ce dénouement était inévitable, peu importe qui gagne à la fin.
- Vous avez eu tort de penser que vous seriez plus déterminée que moi.
- Je pensais simplement être plus intelligente que vous.
- Vous vous êtes reposée sur vos acquis depuis bien trop longtemps, répliqua Kerst.
Il avait raison. À tous les niveaux. Cela lui faisait mal de l’admettre, mais ils étaient pareils. Seule leur motivation était différente, mais au fond, ce même sentiment de haine et de rage emplissait leurs cœurs.
Elle aussi avait toujours été passionnée par les recherches. Lorsqu’elle était enfant, ses pairs avaient découvert les prémisses de l’alchimie, l’utilisation des pouvoirs de la nature. Elle avait toujours souhaité intégrer un laboratoire, et au regard de ses capacités intellectuelles exceptionnelles, elle y était parvenue. Elle avait été la plus jeune étudiante, et une des rares femmes. Elle avait dès lors consacré tout son temps et toute son âme à ses recherches.
C’est ainsi qu’une nuit, après des jours épuisants à travailler, elle s’était endormie à son bureau, la tête dans ses notes, dans ses livres, ivre de nouvelles connaissances. Elle avait sombré dans un sommeil plus profond que jamais, et sous ses paupières, nacquit un étrange rêve.
Le temps sembla s’y arrêter. Ce temps après lequel elle courait sans cesse. Ce temps qui rendait ses journées interminables, à cause duquel elle terminait ses journées au milieu de la nuit. Ce temps avait un visage. Il s’appelait Chronos.
Elle ressentit alors dans son cœur le feu de joie qui accompagne une révélation. L’excitation pure d’une flamme vive. Et dans l’incandescence d’un athanor, un visage d’homme apparut. Il s’appelait Agni.
Des larmes s’invitèrent sur son visage endormi, ses poumons se noyèrent dans ces émotions nouvelles et intenses. Dans chaque goutte, se refléta un visage de femme. Elle s’appelait Saga.
Son ventre se tordit, écrasé par le poids de ses poumons gonflés, et de la faim qui la tiraillait sans répit. Elle oubliait souvent de manger. Cette sensation la ramena sur terre, elle qui ne cherchait qu’à s’élever. Elle eut l’impression de tomber, de s’écraser sur le sol. Lorsqu’elle toucha la terre, l’herbe germa pour révéler un visage de femme. Elle s’appelait Gaïa.
Une grande lumière éclaira alors la plaine étrange où elle se trouvait. Une lumière divine, comme une illumination, métaphore du savoir. Elle leva les yeux vers le ciel, et dans une auréole étincelante brillait un visage d’homme. Il s’appelait Tyr.
Puis, un vent sortit de nulle part se mit à balayer tout ce qui se trouvait autour d’elle, un son strident siffla dans ses oreilles. Elle tenait à peine debout. Une silhouette rapide passa à plusieurs reprises devant ses yeux, troublant ses sens, la déséquilibrant. Elle distingua un visage d’homme. Il s’appelait Sciron.
Elle tomba de nouveau, mais la terre n’arrêta pas sa chute. Elle glissa dans les tréfonds des abysses de son âme, bouleversée et seule. L’obscurité grandit autour d’elle dans un plongeon sans fin. Elle ne vit au fond qu’un visage de femme qu’elle semblait ne jamais pouvoir rattraper. Elle s’appelait Nox.
Lorsqu’elle se réveilla, son cerveau était en ébullition. Elle avait compris ce que signifiait cet étrange songe, ce qu’elle devait chercher. Et elle trouva, pour le malheur de tous.
Lorsqu’elle présenta ses découvertes aux différentes autorités d’Hymir, la cupidité écarta d’un revers de main toute sa bonne volonté et sa soif de reconnaissance. Ce fut le début d’une guerre, longue, abominable, insensée. Comme toutes les guerres.
La famille de Sélène fut tuée, la contraignant à la fuite. Personne n’avait pensé à la mettre en sécurité, elle, à l’origine des révélations qui avaient déclenché le conflit. Elle se retrouva à Muspell, lieu préservé car plus difficile d’accès. Là-bas, elle étudia encore, et avec l’aide des artisans forgerons, mis au point les armes sacrées dans lesquelles elle enferma les pouvoirs des esprits. Elle regagna la capitale, les armes furent distribuées, la guerre prit fin.
Sélène s’attendait à de la reconnaissance, de la gratitude, mais il n’en fut rien. Elle et son peuple n’obtinrent aucune arme, car ils furent rendus responsables du conflit. Les elfes noirs bannirent Sélène, lui coupant le haut des oreilles pour le symbole, et jurèrent de tout faire pour éradiquer ce système qui les avait perdus. Elle se dirigea alors vers Yggdrasill, berceau des elfes blancs, eux aussi floués bien que fervents défenseurs de cette magie. Elle pensa à cette époque qu’ils l’accueilleraient en tant qu’alchimiste de génie, qu’ils l’aideraient à faire perdurer et évoluer la magie des Mystiques, mais cela ne se passa pas ainsi. Ils partageaient pourtant un ancêtre lointain par leur sang d’elfes, mais leurs cœurs soi-disant bienveillants et pacifiques avaient des limites bien cruelles.
Ce fut seulement à ce moment précis que Sélène réalisa qu’elle était totalement seule. Elle avait tout, et rien à la fois. Elle erra de longs mois à la recherche d’un sens à sa vie, à sa quête, à son devoir envers les esprits. Elle finit par escalader le pic de la plaine, l’ascension folle d’une femme qui n’avait plus rien à perdre. Lorsqu’elle parvint enfin au sommet, elle y trouva un havre de paix. Un plateau abrité, avec de la végétation et de l’eau pure. C’est ainsi qu’elle fonda Réalta. Elle se fit oublier, puis se réinventa. Elle se présenta comme la Gardienne du savoir, du pouvoir des Mystiques, et aida les détenteurs des armes à se servir de leurs pouvoirs. Grâce à cela, elle put développer ses propres facultés pour entrer en contact avec les esprits de la nature. Elle expérimenta les voyages élémentaux, et le transmit aux différents sages qui firent de même avec les Mystiques. Mais, au fil du temps, les esprits communiquaient des messages de plus en plus inquiets, voire agressifs. Ils réalisaient qu’ils étaient emprisonnés, qu’une grande partie de leur force était à la merci d’êtres potentiellement cupides et violents. Sélène fit en sorte qu’on ne puisse plus les voir, ni les entendre. C’est à ce moment-là qu’ils décidèrent de se faire comprendre différemment : ils provoquèrent des changements importants dans les cités, imprégnant de leur élément chaque pierre et chaque habitant. Sélène était désormais la seule à connaître leur existence, et, au fil des générations, ces perturbations s’intégrèrent dans le paysage pour devenir une normalité, bien que ces phénomènes se renforçassent avec le temps.
Son seul but avait toujours été de protéger ce système fragile qui maintenait une paix relative, mais durable, dans le royaume. Elle avait trop souffert de la Guerre Antique, de la perte de sa famille, du rejet de son peuple, de sa grande solitude, de sa profonde culpabilité. Plus jamais elle ne voulait revivre ça, et que jamais plus le monde ne subisse une telle absurdité. Alors, grâce à ses recherches, elle avait réussi à prolonger sa vie, et jusqu’à présent, son plan fonctionnait à merveille.
Elle avait oublié que le moindre grain de sable pouvait tout faire basculer. L’élément du chaos en question se tenait à présent devant elle, assis sur une chaise, les jambes écartées, une dague noire à la main.
Elle avait perçu en Kerst l’opportunité de faire avancer ses recherches. Un cobaye qui l’aiderait à trouver comment intégrer les pouvoirs dans un seul corps, afin qu’il récupère toutes les armes pour qu’elle puisse lui les prendre. Ainsi, elle aurait été la seule Mystique, elle aurait enfin eu le respect et la reconnaissance qu’elle méritait. Elle aurait redonné la puissance perdue au fil des siècles et des faibles âmes qui avaient porté ces armes. Elle aurait été maîtresse incontestable de la paix du royaume, enfin.
Malheureusement, le projet de Kerst était l’exact opposé. Il n’avait pas su dépasser sa haine en quelque chose de plus grand que lui.
- Où est-elle ? demanda-t-il de sa voix métallique.
- Qui ?
- La formule originelle.
- Je m’en suis débarrassée il y a longtemps. Par précaution.
Il planta alors sa dague dans sa cuisse d’un geste vif. Elle hurla de douleur, puis, plus un son ne sortit de sa gorge qui se referma violemment. Elle sentit s’insinuer en elle un sang noir et glacial. Son corps se refroidit à chaque seconde, un goût de cendre s’installa dans sa bouche, accompagné d’une soif intense. Elle observa avec horreur sa peau flétrir et se craqueler. Il retira son arme, ses sensations revinrent, sa peau reprit son aspect normal. Cette fois, elle ne pouvait plus cacher sa terreur. Elle le fixa, tremblante, au bord des larmes.
- Ne me mentez pas, Sélène. Ou vous goûterez encore à la morsure de l’Ombre. Vous savez que tôt ou tard je finirai par trouver ce que je cherche, gagnons donc du temps vous et moi. Vous avez plus à y perdre dans le cas contraire.
- Vous allez me tuer quoi que je dise, balbutia Sélène.
- À vous de décider si vous souffrirez ou pas, répliqua-t-il avec son sourire carnassier.
- Je ne mens pas, insista-t-elle. Vous aviez promis de m’épargner.
- Les promesses n’engagent que les fous qui y croient.
Il planta de nouveau sa dague dans son corps. Les immondes sensations revinrent, mais il s’attarda, cette fois. Elle vit alors ses cheveux tomber, sentit qu’elle se vidait. Ses lèvres devinrent douloureuses, en se retroussant sur ses dents. Il retira sa lame vicieuse. Sélène était à l’agonie. Nox devait s’en délecter.
- La prochaine fois vous n’y survivrez pas.
Elle jeta un regard absent autour d’elle, sur cette pitoyable scène. Ses longs cheveux blancs se mélanger au contenu de ses intestins dans une odeur insupportable. Kerst vraisemblablement au comble du plaisir, et elle, qui s’obstinait à préserver un secret qui serait bientôt perdu, comme tout le reste. Tout ce qu’elle avait construit, inventé, était dans la paume d’un fou furieux qui allait retourner cela pour créer de la souffrance. Elle commença à pleurer. Cela faisait si longtemps que cela ne lui était pas arrivé. Peut-être lorsqu’elle avait découvert sa famille massacrée chez eux. Oui, c’était sûrement la dernière fois que des larmes avaient coulées sur son visage sombre.
- Je suis déçu, dit Kerst avec mépris. Mais je ne devrais pas être surpris. Les femmes ne sont que des chialeuses.
Elle pleurait en silence. Son crâne chauve dévoilant ses oreilles mutilées, le ventre pétrit de douleurs, ses sensations se confondaient dans un marasme dont elle ne pourrait pas se sortir. Elle aurait dû se douter que sa mort serait à la hauteur de ses accomplissements : spectaculaire.
- Je viens de réaliser que vous êtes l’exact opposé de ma mère, continua-t-il. Physiquement, c’est flagrant. C’est assez drôle. Vous savez, j’avais envoyé Ira lui faire la peau, à cette putain, malheureusement, elles sont aussi faibles l’une que l’autre… Cette gamine n’a été qu’une erreur du début à la fin.
Il serra les dents en prononçant ses derniers mots et baissa la tête. Son sourire s’effaça alors que sa mâchoire se contractait. Sélène crut distinguer un craquement dans ses os et ses dents, au milieu des sons mourants de son propre corps.
- Enfin, elle va bientôt être punie, elle aussi. Dès que j’en aurai terminé ici, ils goûteront au châtiment que je leur prépare depuis si longtemps.
Il releva son visage dissimulé.
- Alors, Dame Sélène, toujours pas décidée ?
Elle tentait de réfléchir, de peser le pour et le contre. Finalement, peut-être pouvait-elle penser à elle pour ses derniers instants. Que pouvait-elle attendre du monde à cette heure ?
- La formule se trouve sur mon corps, avoua-t-elle dans un murmure.
Sans attendre, il se leva pour trancher sa robe avec sa dague, puis écarta les pans de tissu qui tombèrent au sol dans un bruissement.
- Dans le dos.
Il coupa les cordes et la retourna. Il écrasa sa figure sur la chaise. À genoux, elle dévoila son dos noir sur lequel étaient tatoués à l’encre blanche des caractères minuscules. Kerst éclata de rire.
- Et dire que j’ai failli vous réduire en cendres !
Sélène avala l’ironie avec difficulté. Il la laissa là pour saisir une plume et une feuille sur laquelle il retranscrivit la formule. Elle ne bougea pas.
- Ne me tuez pas, le supplia-t-elle. Je ne dirai rien, je ne ferai rien contre vous, je vous en prie.
- Vous n’en avez pas assez de vivre ? lui demanda-t-il tout à fait sérieusement. À quoi bon ? Vous n’avez plus de famille, plus de peuple, aucun homme ne vous a de toute évidence approché en mille ans, vous avez consacré votre vie à quelque chose qui m’appartient désormais. Pourquoi vouloir continuer ?
- Je pourrais vous poser la même question. Avec la haine et la rage qui semblent consumer tout votre être, quel peut donc être votre but dans cette vie ?
Il lui saisit l’épaule et la remit brutalement face à lui. Elle tomba sur le côté de la chaise et se retint avec ses bras faibles. Il resta stoïque, puis il porta les mains à sa capuche. Dans un geste lent, il l’abaissa sur ses épaules.
Sélène découvrit alors avec terreur le visage de la rancœur. Pas un mot ne sortit. Que pouvait-elle bien dire à une telle monstruosité ?
- L’amour maternel, lança-t-il d’une voix sombre.
Sélène comprit les motivations de Kerst sans qu’il n’ait besoin de s’expliquer. Elle sut aussi que quoi qu’elle dise, quoi qu’elle fasse, elle était condamnée.
Ils l’étaient tous.