Les consignes avaient été claires : il s'approchait de l'usine désaffectée, rentrait dans le bouclier de protection et se laissait tuer plusieurs fois, assez souvent pour susciter la curiosité des Collectionneurs. Jane comptait sur leur soif d’étrangeté. Ils ne manqueraient pas de l'emmener dans leur repère pour décider de l'intérêt de son corps en vue d'une dissection. Dès sa nouvelle résurrection, l’élément de surprise indispensable à la réussite du plan, Jack devait repérer l'endroit où les artefacts de protection avaient été rangés et les détruire méthodiquement, sans en manquer un seul.
Jusque là, tout s'était bien passé. À peine quelques secondes après que le bouclier fut percé, les forces d'intervention du Royaume et de l'UNIT jaillirent de tout côté, empêchant la retraite de leurs cibles principales. Tout reposait sur le timing : chaque Collectionneur possédait autour du cou une fiole magique qui lui permettait de passer, quasi instantanément, d'un monde à l'autre. Il fallait donc s'assurer, dès le début de l'assaut, d'arracher leur précieux pendentif avant même qu'ils puissent poser une main dessus.
Jack estimait ne s'être pas trop mal débrouillé sur celui qui l'avait amené dans la cave, un colosse aux dents pourries et aux bras tatoués. Mais alors, il avait levé les yeux pour tenter de repérer les victimes, et son regard s'était arrêté sur un coin sombre de l'entrepôt, un peu plus loin.
L'un des Collectionneurs était en train de s'échapper, une main accrochée à l’artefact qui pendait sur sa poitrine, l'autre entourant le bras d'un homme nu à l'agonie, méconnaissable, couvert de croûtes ensanglantées, de crasse et de blessures suintantes. Une exclamation s'échappa involontairement de sa bouche.
Ianto.
Il se redressa aussitôt et se précipita vers les deux hommes qui commençaient déjà à disparaître, avalés par une lueur dorée semblable à celle que produisait la Faille quand elle s'activait. Son coeur cognait à tout rompre. Ce n’était pas son Ianto, évidemment, et pourtant… Il hurla son nom, vit du coin de l'œil Angie qui s'occupait de la Collectionneuse se redresser à son tour et hurler la même chose.
Mais la distance était trop grande et les obstacles trop nombreux. Il serait trop tard quand il parviendrait jusqu'à eux, et l'évidence de cette constatation transperçait son âme en une douloureuse amertume. Si près du but… Toute une expédition de sauvetage pour manquer le seul être qui comptait…
Alors qu'il y était presque, il sentit un courant glacé le traverser, manquant de faire exploser son cœur qui battait la chamade. L'espace d'un instant, il avait cru sentir… Non, non, c'était impossible. Pourtant, la seconde d’après, il vit quelque chose s'enfoncer dans la poitrine de Ianto au moment même où celui-ci disparaissait, emporté par son tortionnaire. Ça avait été fugace, comme une distorsion de l’espace, une silhouette floue qu’il avait à peine eu le temps d’appréhender, mais il ne lui avait suffit que de ça, que de cet instant, à peine une nanoseconde, pour savoir. Pour le reconnaître.
Son Ianto. Celui qu’il aimait.
Celui qu’il avait perdu, par deux fois.
Celui qu’il ne pensait jamais revoir.
Le temps parut s’arrêter avec lui, alors qu’il tombait à genoux à l’endroit où le Collectionneur s’était évaporé. Il vit au-dessus de lui les silhouettes indistinctes de Martha et d’Angie qui enchaîna une avalanche d’injures très insultantes envers la mère du Collectionneur, sa sexualité et, de manière générale, les femmes qui se vendaient à autrui. Il passa une main sur le sol bétonné de la cave, fit glisser entre ses doigts le sang encore frais de Ianto, l’autre, celui dont le sort n’aurait pas dû le concerner, mais comment ne pas se sentir concerné ?
Il ferma les yeux, visualisa à nouveau le tableau sordide formé par cet homme en complet noir dont il avait à peine pu distinguer les traits et sa victime effondrée. Ce corps pâle, amaigri, lardé de coups et de blessures, méconnaissable et pourtant si familier, dont l’état pitoyable lui donnait des envies de meurtre envers la personne qui lui avait infligé ça…
Une main sur son épaule le fit redresser la tête et il croisa le regard de Martha.
— Est-ce que… est-ce que tu l’as vu, Martha ? La chose qui s’est introduite dans… dans l’autre Ianto, est-ce que tu as distingué ce que c’était ?
Les mots s’entrechoquaient dans sa bouche tandis qu’il se relevait, aidé par la jeune femme. Autour d’eux, l’assaut s’était calmé, et les différentes unités s’efforçaient de contenir les prisonniers et de libérer les victimes, en prenant garde aux Weevils devenus fous.
Elle fronça les sourcils et secoua la tête.
— De quoi tu parles, Jack ? Il n’y avait rien qui…
Elle fut interrompue par Beve qui se précipitait, Jane à sa suite.
— Capitaine Harkness ! Avez-vous vu le Collectionneur ? À quoi ressemblait-il ?
Jack passa une main sur sa nuque, trop secoué pour donner une réponse intelligible.
— Non… pas… pas son visage, c’était… (Ça n’allait pas. Il devait se reprendre. Il inspira un grand coup et se tourna vers les deux femmes, les yeux orageux de colère.) Il faisait sombre, mais il était grand. Cheveux brun, look distingué. Costume noir. Il avait une victime avec lui quand il s’est enfui. Votre Ianto…
Il n’avait pas à en dire plus. Un hoquet de surprise s’échappa de la gorge de Jane, dont les yeux blancs s’emplirent immédiatement de larmes.
— Il s’est enfui avec Ianto ? Oh non…
— Nous savons pister les Collectionneurs, non ? éclata une Angie furieuse, qui tournait en rond comme un lion en cage. Qu’est-ce qu'on attend pour les poursuivre ? Jones est peut-être… peut-être…
Elle éclata soudain en sanglots et enfouit son visage dans le treillis d’un agent de l’UNIT qui passait à côté d’elle. Déconcerté, ce dernier lâcha son M1911, jeta des regards incertains à droite et à gauche et finit par enrouler ses bras autour de la jeune femme en pleurs. Aussitôt, celle-ci se dégagea et lança un regard meurtrier au soldat qui ne savait plus où se mettre.
— Il faut le retrouver, on ne peut pas l’abandonner ! reprit-elle en nettoyant ses joues humides.
— Ce n’est pas si simple, Angie, tu le sais comme moi ! répondit une Beve furieuse. Il nous faudrait de quoi les pister, et ça va nous prendre des semaines pour…
Soudain, elle s’interrompit et baissa le regard sur la main gauche de Jack, qui était restée fermée sur la petite fiole arrachée à son premier adversaire. Il haussa un sourcil, incertain, et porta la fiole devant ses yeux. À l’intérieur, le liquide rougeoyant lui semblait curieusement familier, sans qu’il comprenne d’où lui venait ce sentiment.
— Est-ce que c’est… ? balbutia Beve en un murmure à peine audible.
Jane, qui pourtant ne pouvait voir l’artefact, lui répondit avec un sourire rempli d’espoir :
— Oui… oui, moi aussi, je les entends, je les ressens ! L’essence des anciennes ailes de Ianto. Avec ça, capitaine Harkness, nous allons pouvoir le tracer !
Angie laissa échapper un « yes » sonore qui résonna dans tout l'entrepôt. Jack échangea un regard avec Martha. Il voulait comprendre ce qu’il s’était passé, ce qu’il avait ressenti.
Et s’il devait pour cela traverser le multivers, alors, il le ferait.