Toujours sous l’emprise du Collectionneur, Ianto se laissa tomber lourdement à terre. Depuis qu’il avait compris ce qu’était réellement Scipio, sa conscience s'était plongée dans un état de veille qui le maintenait hors de la réalité, hors de ses propres émotions. Tout lui était égal dorénavant.
À quoi rimait l’espoir lorsque le merveilleux côtoyait la pire des abominations ? Lorsque tout ce qui était bon et juste se muait en une chose infecte, monstrueuse, inimaginable ?
Il faudrait le dire à Jane, bien sûr, s’il la revoyait un jour. Il songea à elle, brièvement, à elle, à Angie, à tous ses amis du Royaume Caché. Que diraient-ils s’ils le voyaient ainsi, misérable, incapable de se défendre, tombé sous l’emprise de leur ennemi juré ?
Malgré tout, son ventre se réchauffa étrangement à leur souvenir, comme si quelqu’un y avait apposé un plaid moelleux, réconfortant. À y bien penser, d’ailleurs, cette chaleur n’était pas nouvelle, il se souvenait l’avoir ressenti lorsque le Collectionneur l’avait emmené à travers l’espace-temps, vers ce nouvel univers dont il n’avait pas encore éprouvé la réalité.
Il ouvrit un œil, péniblement.
Il se trouvait dans une pièce étroite et encombrée, un bureau peut-être, et c'était le bois dur d'un parquet qu'il sentait sous ses côtes meurtries. L'ombre du Collectionneur s'étendait sur lui, comme une menace permanente, bien qu’il lui tournât le dos pour le moment. Débarrassé de sa veste et de son gilet, il semblait occupé à chercher quelque chose sur un bureau chargé de livres et de documents. Autour de lui, la pièce était meublée d’antiques vaisseliers sur lesquels trônaient livres anciens et objets de collection dignes d'un musée vaudou : masques rituels, couteaux ouvragés, fioles et instruments divers… Une odeur de vieux papiers, de moisissure et de poussière planait dans l’atmosphère.
— Ah, tu es réveillé, mon petit moucheron, résonna soudain la voix sinistre de Scipio loin au-dessus de lui. Je te souhaite la bienvenue dans mon petit cabinet personnel ! Pas trop assommé par le voyage ? (Il s'accroupit à sa hauteur et riva son regard électrique dans les yeux mi-clos de Ianto.) Oh, j'oubliais, tu n'étais déjà pas en grande forme avant notre départ, n'est-ce pas ? La faute à notre dernière recrue… Un peu trop enthousiaste, mais très travailleur ! Mais j'imagine que ça t'est bien égal…
Le Collectionneur s'était relevé et marchait maintenant de long en large, projetant son ombre au gré de ses déplacements. Ianto s'efforça de le suivre et d'accommoder le flou de sa vision, chérissant la drôle de sensation de chaleur qui continuait à sourdre de son plexus. Il se sentait nauséeux, la tête dans du coton, comme un lendemain de cuite.
« Pas étonnant, avec tout ce que ton corps a subi… », se prit-il soudain à penser, réalisant dans le même temps que ce n'était pas lui qui avait eu cette pensée, mais l'autre lui. Il plissa les yeux, essayant de localiser le fantôme autour de lui, mais il ne voyait rien.
« Tu ne comprends pas ? Je ne suis plus autour de toi, je suis en toi ! »
Un clignement d'œil, incrédule.
« La chaleur que tu ressens… Je crois… Je crois que c'est moi qui provoque ça… »
— Tu me sembles distrait, mon cher moucheron, fit soudain le Collectionneur, le tirant de son dialogue intérieur. Tu réfléchis, peut-être ? À un moyen de t'enfuir ? Tu crois que tes amis viendront te chercher ? Ah !
Un sourire fin s'étira sur son visage aux traits gracieux. En cet instant, il sembla à Ianto que son expression s'adoucissait, qu'elle devenait moins cruelle, plus humaine. Mais ce n'était qu'un leurre bien sûr, il en était convaincu. L'autre Ianto s'était tu, il écoutait lui aussi. Maintenant, quand Ianto se concentrait, il pouvait le sentir, effectivement, dans un coin de son esprit. La situation s'était inversée. Quelle ironie !
— Pourquoi ce sourire ? Tu te berces encore d’espoir, vermine ? Tu ne me connais pas encore. Jane, elle, me connaît. Elle sait ce dont je suis capable. Elle me connaît bien, oh oui, et elle connaît aussi l’étendu de ma perversité…
Soudain, il sembla à Ianto que les mots du Collectionneur entraient en résonance avec d’anciennes paroles de la Gardefée. Mon Imagineuse s’appelait Seelje… et je l’aimais comme une sœur.
Et si… et si c’était un mensonge ? Peut-être une demi-vérité ? Si son Imagineur était - avait été Scipio ?
Le concerné s'accroupit devant Ianto et plissa les yeux, comme s'il cherchait à lire dans son esprit.
— Tu as rencontré Jane, n'est-ce pas ? Je le vois dans ton regard. Tu la connais, oh oui. Comment va-t-elle depuis tout ce temps ? Et comment vont nos deux chères reines ? Et Ray, Cinni, Andy ?
En entendant ce dernier nom, Ianto tressaillit. L'autre le remarqua immédiatement.
— Tiens, tiens. Tu connais donc Andy ? C'est intéressant. Ce cher Andrew. Il tient tellement à sa petite Jane, l’enfant contre-nature… Sais-tu au moins d'où lui vient sa cécité ? Oh, tu pensais que c'était héréditaire ? Génétique, peut-être ? Non non non, Jane possédait toute sa vue, autrefois… Et puis elle a croisé notre chemin…
Ianto grogna.
C'est un bavard, celui-là, hein ? murmura son double en esprit.
On dirait bien, oui.
Ce qui nous laisse le temps de réfléchir à une stratégie.
Quelle stratégie ? Je suis faible. Incapable de quoi que ce soit. Ma seule force, c’est mon invulnérabilité, et elle ne marche pas sur ces types.
L'autre ne répondit pas, mais profita que le Collectionneur s'était détourné vers son bureau pour redresser son corps meurtri.
C'était… perturbant. Son double fantôme ne se tapissait pas que dans son esprit, il avait aussi pris possession de ses gestes. Il sentait l'effort de ses muscles meurtris, martyrisés, tandis que son autre lui s'efforçait de s'accrocher à la tablette du vaisselier contre laquelle il reposait. Il cherchait quelque chose. Tandis qu'il accommodait sa vision, Ianto comprit ce que son double tentait d'atteindre : parmi le fouillis étrange et macabre qui encombrait le dessus des placards, il y avait un couteau, fin et pointu – peut-être un coupe-papier.
Qu'est que tu comptes faire ? Tu sais bien que je ne peux…
Il fut interrompu par l'éclat de rire du Collectionneur, dont le regard brillait d'une lueur de folie.
— Eh bien, eh bien, petit moucheron, qu'est-ce que tu espères faire avec ça ? (Tandis qu'il parlait, s'approchant à nouveau, près, si près de lui qu'il pouvait sentir l'odeur de son eau de Cologne, l'autre s'était emparé du couteau, et le tenait fermement de la main droite.) Tu comptes me planter cette chose dans le cœur ? Oh, mais vas-y, ne te gêne pas ! (Il était maintenant à quelques centimètres de lui, les deux bras tendus de part et d’autres de ses épaules, et souriait d’un sourire étincelant.) Je sais que tu en es incapable, vermine. Tu ne peux physiquement pas me faire de mal, alors que je peux te faire subir tout ce que je souhaite, n’est-ce pas tordant ?
Le Collectionneur/Imagineur éclata d’un nouveau rire sauvage, féroce, dénué de toute joie. Ianto se recroquevilla en esprit, incapable de réagir, incapable de prendre le dessus, quand, soudain, le rire s’étrangla aussi subitement qu’il avait éclaté. Ianto leva les yeux : le visage de l’autre affichait une expression incrédule, tandis que ses deux mains se pressaient sur le côté droit de son ventre. Une tache rouge et poisseuse s’y répandait, tranchant avec le blanc de sa chemise.
— Comment… ? Tu es un… Tu ne peux pas… Tu ne peux pas me tuer, gargouilla Scipio avant de s’écrouler à la renverse.
L’esprit confus, Ianto baissa le regard sur la lame pointue et aiguisée qu’il tenait toujours dans sa main droite, et qui était à présent couverte de sang. Comment avait-il fait cela ?
Ce fut l’autre qui répondit au moyen de ses cordes vocales, parlant d’une voix rauque mais assurée.
— L’autre, peut-être pas. Mais moi, je ne suis pas l’un de vos Gardefés-machin-chose. Je suis humain. (Un silence) Enfin, je l’étais. Et je sais me servir d’un…
Ianto – les deux Ianto – ne termina pas sa phrase. Un vertige soudain fit vaciller la pièce autour de lui. Il pencha le menton pour vomir un mélange de bile et de salive qui s’étala sur son torse nu.
Oh merde, je crois que tu es à bout, mon vieux. Je n’arrive plus à…
Et tout devant noir.