Dans la pénombre du soleil couchant, un homme traversait d’un pas tranquille les quartiers de la bordure extérieure de Busa. Le visage à découvert, il regardait partout autour de lui comme s’il découvrait la cité pour la première fois. Prenant bien soin de passer pour un visiteur tout à fait banal, Keneth s’arrêtait parfois pour observer un bâtiment ou demander son chemin aux marchands qui rangeaient leurs étalages. Pourtant, il savait parfaitement ou il se rendait. Comme à son habitude, il en faisait trop et il le savait, mais ça ne l’empêchait pas de ne rien faire pour y remédier.
Lorsque les passants commencèrent à se faire plus rares dans les rues, Keneth se décida à rejoindre son lieu de rendez-vous. Il finit par s’arrêter devant une porte qu’il avait déjà empruntée à de multiples reprises et y frappa trois coups. L’attente ne fut pas longue, déjà, un adolescent aux cheveux blonds cendrés et aux yeux timides entrebâillait la porte.
Keneth n’eut pas à prononcer un seul mot, elle s’ouvrit avant de se refermer derrière lui en silence. Il laissa l’adolescent sur le seuil et traversa un étroit couloir qui débouchait sur un salon modeste entièrement recouvert d’une fine pellicule de poussière. Évidemment, personne ne s’y trouvait. Il continua son chemin jusqu’à la cuisine, déserte elle aussi, et ouvrit une petite porte qui donnait sur un garde mangé aux étagères à moitié vides. Lorsqu’il referma derrière lui, ses yeux mirent quelques minutes à s’habituer complètement à la noirceur de la pièce, qui ne laissait filtrer que quelques raies de lumières de l’extérieur à travers l’interstice des poutres. A tâtons, il écarta le vieux tapis qui jonchait le sol et souleva la trappe qui y était dissimulée. Keneth plissa le nez aussitôt, assailli par l’odeur âcre et humide qui s’élevait du souterrain. Pourquoi fallait-il toujours traverser des lieux sombres et lugubres, si loin de la lumière du jour, pensa-t-il. Et surtout, comment faisait l’Organisation pour dénicher autant d’endroits comme celui-ci, à croire qu’il y en avait dans toutes les cités.
Keneth inspira une grande bouffée d’air et s’engouffra dans l’escalier à ses pieds. Il ne devait pas se plaindre, rejoindre l’Organisation était ce qu’il avait toujours souhaité. Ce n’était pas quelques catacombes sinistres qui allaient se mettre en travers de ses objectifs.
Il faisait moins sombre au bas des marches et Keneth attrapa l’une des torches disposées à l’entrée du souterrain avant de foncer à travers l’épais couloir de pierre. Ses premières missions avaient été un franc succès, même s’il avait perdu un peu de temps à se familiariser avec la cité, et il se demandait avec hâte quelle allait être la prochaine tâche que lui confirait le maître. Le maître en personne, songea-t-il. Il n’avait jamais pensé que cela puisse arriver en dehors d’un rêve, et pourtant c’était bel et bien arrivé. Depuis, il remerciait chaque matin et chaque soir sa bonne étoile, priant pour qu’elle continue à demeurer aussi généreuse avec lui. En réalité, le maître n’était que l’un des cinq bras droits du fondateur, mais pour lui, ils étaient tous comme des dieux.
Tout à son excitation, Keneth fonçait dans le labyrinthe de pierre quand il percuta violemment quelqu’un à l’embranchement d’un couloir. Le choc fut si fort qu’il en lâcha sa torche et faillit s’étaler sur le dos. D’un geste presque imperceptible, l’homme face à lui rattrapa le manche de bois puis le lui tendit. Celui-ci n’avait même pas reculé d’un pouce sous l’impact et prenait bien soin de tenir la flamme suffisamment loin de son visage, lui-même caché sous un long capuchon. Keneth, lui, se massait le nez en grimaçant et eut un hoquet de surprise quand il leva enfin les yeux vers l’inconnu.
— C’est… c’est vous ?!
Il l’avait instantanément reconnu, même s’il dissimulait perpétuellement son visage. Keneth s’inclina promptement devant l’homme dont il ne connaissait pas l’identité et qui pourtant l’avait prit sous son aile dès leur première rencontre. Un frisson parcourut son cou lorsqu’il repensa à la réunion ou quatre membres de l’Organisation s’étaient fait exécuter. Ce soir-là, il avait bien failli être l’un d’entre eux. L’homme lui avait promis de grandes choses et c’était bien ce qui était arrivé.
— Keneth ? Tiens, je te cherchais.
— Je… je ne vous ai pas remercié pour tout ce que vous avez fait pour moi, bégaya Keneth. Pour votre recommandation. Pour tout ce que…
L’inconnu esquissa l’ombre d’un sourire.
— Ne t’en fais pas. Tu es exactement là où j’ai besoin que tu sois.
— Que puis-je faire pour vous ?
— Et bien vois-tu, je suis contrait de m’absenter régulièrement. Keneth, je veux que tu sois mes yeux et mes oreilles ici-bas. Je viendrais te rendre visite de temps à autre et tu me diras tout ce que je dois savoir.
Keneth rentra instinctivement sa tête entre ses épaules et déglutit avec difficulté, englouti par l’aura pesante de l’homme face à lui.
— Mais… le maître ? réussit-il à articuler.
Il distingua à peine le sourire qui se sculpta dans l’ombre du capuchon devant lui.
— Oh ! Ne t’inquiète pas, je ne te demande pas d’espionner ton maître. Vois-tu, nous soupçonnons une fois de plus certains de nos membres de n’être pas totalement fidèles à notre organisation. C’est pour cela que j’ai besoin de toi. Il faudra que tu me rapportes tous les faits qui te semblent sortir de l’ordinaire, chaque détail peut être important. Est-ce que je peux compter sur ton aide Keneth ?
— Mon… aide ? Oui. Oui, bien sûr ! Je suis à votre service, répondit-il, enorgueilli par les propos de l’homme.
— J’en suis heureux, approuva ce dernier. Je te laisse maintenant. Va, ton maître doit t’attendre.
Un étrange sourire sembla flotter sur le visage de l’inconnu, puis celui-ci disparu dans les couloirs sans se retourner, abandonnant Keneth, trop heureux de pouvoir aider son bienfaiteur pour s’en rendre compte.
Lorsque Keneth arriva dans le bureau de son maître, celui-ci était désespérément vide même si la dizaine de dossiers qui dégoulinait de son bureau et la chandelle qui se consumait toujours attestaient qu’il ne devait pas être loin. Il entra d’un pas hésitant et fouilla la pièce des yeux, comme pour vérifier que le maître ne se tenait pas caché quelque part. Quelques feuillets sur le sol attirèrent son attention et il se pencha pour les ramasser. C’était un geste innocent, il n’avait eu aucune intention de lire leur contenu, mais un claquement de langue désapprobateur immobilisa instantanément sa main.
— Je ne ferais pas ça à ta place.
Le ton de la voix le fit frissonner d’effroi. Avant même qu’il n’ait pu réagir, une lame menaçante se ficha sous son menton, le força à se relever d’une légère pression et l’obligea à reculer jusqu’à ce que ses jambes heurtent une chaise sur laquelle il se laissa choir. La lame ne se laissa pas distancer, elle suivit le mouvement sans rompre le contact avec la peau de Keneth et la personne à l’autre bout du manche entra dans son champ de vision. Il reconnut immédiatement la jeune femme recouverte de tatouages face à lui. Elle ne quittait presque jamais le maître et restait toujours un peu en retrait, comme une sorte de garde du corps. Que pouvait-elle bien faire seule ici ? Soudain, le souvenir de cette femme tuant sans le moindre effort quatre personnes lui revint en mémoire et son visage devint livide. Keneth était incapable de détourner ses yeux d’elle, tétanisé par le sourire mauvais sur ses lèvres et l’intensité de ses iris plus noir que de l’obsidienne pur. Elle s’amusait à caresser ses joues de sa lame, se délectant de la terreur qu’elle lisait dans son regard, et lui la laissait faire, incapable de faire le moindre mouvement et parfaitement conscient que même s’il l’avait voulu il n’aurait jamais pu rivaliser avec elle. La gorge de Keneth se contracta douloureusement, une idée se frayait progressivement un chemin dans son esprit. Elle n’avait aucune raison de s’en prendre à lui, n’est-ce pas ?
— Laisse-le tranquille, tonna une voix grave.
Seuls les yeux écarquillés de Keneth réussirent à se tourner vers la porte qui venait de s’ouvrir, il n’avait même pas remarqué que celle-ci avait été sciemment refermée. Soulagé, il se mit à bénir silencieusement l’intervention de son maître, il ne pouvait plus rien lui arriver. Le vieil homme traversa la pièce sans plus se soucier d’eux et se mit à fouiller parmi les nombreux dossiers qui jonchaient son bureau. Il finit par en choisir un et feuilleta rapidement les pages en s’appuyant distraitement contre l’imposant meuble de bois. Un moment, Keneth eut l’impression qu’il était devenu parfaitement invisible. Lorsque le maître releva enfin la tête, il les fixa un moment, sans articuler le moindre mot, et la jeune femme retira sa lame d’un mouvement si rapide qu’elle s’évapora sans que Keneth soit capable de dire où elle l’avait dissimulée. C’était comme si l’arme avait soudainement disparu. Le corps de Keneth se relâcha d’un seul coup et ce n’est qu’à ce moment qu’il remarqua qu’il était resté figé tout ce temps. La jeune femme s’éloigna à regret et se jeta sur une chaise qui trônait dans le coin le plus sombre de la pièce. Un air boudeur déformait son visage, la faisant curieusement ressembler à un enfant capricieux à qui l’on aurait confisqué son jouet. À cette idée, Keneth s’étrangla à demi et tenta de réprimer un frisson.
— Je crois qu’elle t’aime bien, constata le vieillard.
— Ah…
Il aurait été incapable de dire quoi que ce soit d’autre. Il jeta furtivement un regard vers elle et se renfonça instinctivement sur sa chaise, il n’avait aucune envie de savoir ce qui arrivait à ceux qu’elle n’appréciait pas.
— Keneth, écoute, poursuivit le maître. Je n’ai malheureusement pas beaucoup de temps à t’accorder. Les choses s’accélèrent ici, le jour tant attendu est proche. Le travail de tant de générations est sur le point d’aboutir, nous allons tenter le tout pour le tout et cette fois, rien ne pourra nous arrêter.
Le vieillard s’interrompit quelques secondes, lui laissant le temps d’intégrer les conséquences de ses propos. Il avait pris l’habitude de s’exprimer ainsi avec lui, comme si Keneth avait besoin de pauses pour mieux comprendre et il avait fini par se dire que c’était peut-être le cas. Depuis, il écoutait toujours le maître avec une attention accrue, à la recherche d’un message ou d’un sens caché qu’il devait déceler. Keneth ne connaissait pas les détails, mais s’il comprenait bien, cela signifiait que l’Organisation touchait à son but, le retour des Divinités était proche. Un large sourire illumina son visage et le vieil homme acquiesça.
— Oui, nous avons tous hâte. Cependant, il reste encore une entrave à notre plan même si elle demeure pour l’instant inaccessible. Enfin, ce n’est pas pour cela que je t’ai fait venir, éluda-t-il d’un geste. Tu as forcément déjà entendu parler de l’Église Indicible, n’est-ce pas ?
— Bien sûr, maître.
— Tout comme nous, leur vœu le plus cher est le retour de nos Divinités disparues. Nous ne sommes pas toujours en accord sur les manières de procéder, mais nous avons le même but et il nous est arrivé de travailler ensemble par le passé. Quoi qu’il en soit, nous tâchons de ne pas entraver l’avancée l’un de l’autre, tant que celle-ci ne va pas l’encontre de nos principes.
Le vieillard fixait Keneth d’un regard de pierre, les mains crispées sur ses documents.
— Bien, tu comprends, approuva-t-il du bout des lèvres. Nous avons été informés récemment que beaucoup de leurs membres rejoignaient le Royaume de Piques sur les directives d’un Prêtre de l’Aube aux propos, disons, avant-gardistes. Je veux que tu te rendes là-bas et que tu rencontres ce prêtre. Je veux que tu lui exposes nos plans, tiens, tu trouveras dans ce dossier ce que tu as le droit de lui révéler. Nous pensons qu’il pourrait peut-être nous apporter une aide considérable.
Keneth attrapa les documents d’une main tremblante et se recroquevilla pour les lire. Le regard qu’il sentait toujours sur sa nuque lui rappelait la présence de la jeune femme dans un coin de la pièce et l’empêchait de se réjouir complètement de l’importante mission qu’on venait de lui confier. Il les regarda attentivement pendant que le maître rassemblait quelques affaires dans une grande serviette, puis se leva pour signifier qu’il avait terminé. Keneth était trop heureux de tenir debout sur ses jambes pour réagir lorsque le vieillard lui prit les feuillets des mains et les approcha des dernières étincelles des bougies posées sur son bureau. Le papier s’embrasa et termina sa course dans une petite corbeille à leurs pieds.
Keneth sut que l’entretien était terminé. Il salua profondément le maître, puis se dirigea vers la porte qui menait aux couloirs lugubres et humides des souterrains. Sa voix grave l’interrompit au moment où il posait sa main sur la poignée de la porte.
— Une dernière chose Keneth. Tu sais comment sont ces « fanatiques religieux », méfie-toi.