Le Prêtre de l’Aube n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Dès les premières lueurs du jour, il s’était rendu au palais avec ses trois assistants, prêts à enfin rencontrer le roi. Cela avait pris beaucoup plus de temps que prévu et maintenant qu’il avait réussi à obtenir une audience il était hors de question qu’il ait la moindre seconde de retard.
Assis dans une espèce d’antichambre en attendant l’heure de son entrevue, il revoyait tranquillement les éléments qu’il avait récoltés grâce à ses apprentis. Bien qu’il n’ait pas pu entrer en contact avec la princesse Seknä, il avait appris, comme il s’en doutait, qu’elle résidait au palais parmi l’entourage proche du roi. Il savait également que beaucoup de nobles étaient actuellement présents à la capitale, dont le Vicomte de Vornatus, très certainement en raison du prochain mariage du roi. Après tout, qui ne voudrait pas se rappeler à Sa Majesté en une si belle occasion ? Ce mariage était un événement que le Prêtre de l’Aube n’avait malheureusement aucun moyen d’empêcher. Il n’avait rien de particulier à reprocher à la future reine, la Comtesse de Vornatus, si ce n’est que cette union allait projeter son fils bâtard à la place de prince. Cette seule pensée lui arracha une grimace, heureusement, la partie était loin d’être terminée, il avait encore son rôle à jouer.
L’Église Indicible ne s’était jamais réellement établie au Royaume de Piques, il l’avait toujours su, mais grâce à ses apprentis il savait désormais qu’elle était peu connue de ses habitants et que l’existence même des Prêtres de l’Aube relevait plus de légendes de bonnes femmes pour effrayer les enfants désobéissants que d’une réalité. À vrai dire, il ne trouvait pas cela très étonnant de la part de personnes vénérant une Divinité soi-disant toute puissante et supérieure à ses semblables. Les Divinités n’étaient pas quatre pour rien, chacune avait ses forces, ses faiblesses et même ses mauvais côtés dans un sens, mais ensemble elles étaient tout, rien ne pouvait les égaler. Un petit sourire compatissant flotta sur les lèvres du Prêtre de l’Aube. Malgré tout, il n’en voulait pas à ce peuple ignorant, ce n’était que des brebis égarées attendant que l’Église Indicible leur montre la voie. Bien qu’ils ne soient pas encore illuminés par la vérité, ils n’étaient pas totalement perdus, le fait qu’ils adorent l’une des Divinités témoignait qu’ils méritaient le pardon.
Malheureusement, le Prêtre de l’Aube n’avait pas découvert grand-chose de plus sur la cité, mis à part d’infimes bruits de couloir, presque imperceptibles, préférant voir le Duc de Lignis devenir prince à la place du Vicomte de Vornatus. La princesse Seknä avait donc fait du bon travail en usant de son influence à la cour. Cependant, il restait d’autres murmures, plus fréquents, qui estimaient qu’aucun des fils bâtards ne méritait d’accéder à ce titre. C’est parce qu’ils ne connaissent pas Erkhän, songea le prêtre. Le temps devait encore faire son œuvre, mais bientôt il leur montrerait à tous la resplendissance qu’il voyait chez le Duc de Lignis.
Peu de temps avant midi, le Prêtre de l’Aube fut enfin introduit dans l’immense salle du trône où l’attendait le Roi de Piques Ëkhyr de Sectra. Suivi de près par ses assistants, il s’avança jusqu’au centre de la pièce en observant discrètement les lieux. De magnifiques tapisseries ornaient les murs avec un tel réalisme qu’elles semblaient presque prendre vie en silence, leur fils d’or accrochant la lumière des flammes en sculptant leurs mouvements. Malgré les mille bougies qui éclairaient l’ensemble et se reflétaient sur les dalles sombres, la longue robe blanche et écarlate du prêtre tranchait face à la dureté des murs de pierres volcaniques de la pièce. Le roi le surplombait du haut de son trône d’ébène, dont le bois massif façonnait sublimement toute sorte de formes ou de créatures qu’il était trop loin pour discerner. Étonnamment, la salle était quasiment déserte hormis le monarque, seulement occupée de quelques conseillers et du chambellan. Trois des côtés de la salle étaient surélevés de quelques marches, de sorte que la personne demandant audience soit en position d’infériorité et sous le regard de tous. Cette architecture devait intimider beaucoup de visiteurs, mais ce n’était pas le cas du Prêtre de l’Aube, il connaissait parfaitement sa place. Il s’inclina profondément devant le roi et ses assistants mirent aussitôt un genou à terre. Les lourdes portes se refermèrent dans un bruit sourd derrière eux.
À demi replié sur lui-même, il aperçut le roi croiser ses jambes et s’appuyer sur l’accoudoir opposé de son trône en se tenant le menton, l’air pensif. Les secondes parurent s’étirer, silencieuses et interminables, tandis qu’il se sentait observer avec curiosité, comme une bête de foire. Cela non plus ne dérangeait pas le prêtre.
— C’est donc vous, le Prêtre de l’Église Indicible, médita le roi.
Le Prêtre de l’Aube s’inclina encore un peu plus bas avant de se relever.
— Votre Majesté, c’est un immense honneur d’avoir le privilège de vous rencontrer enfin.
— Hum…, éluda le roi. Dites-moi, vous êtes bien loin de chez vous. Il me semble que votre église est principalement établie au sein du Royaume de Cœur, que nous vaut donc votre visite ?
— Votre Majesté est bien renseignée, je n’en doutais pas, admira le prêtre. Il est vrai que l’Église Indicible est née dans le sud, mais, au fil du temps, nous nous sommes dispersés pour montrer la voie, car tous méritent de l’emprunter. La lumière des Divinités nous éclaire tous.
Le roi fronça un sourcil, comme s’il était irrité par les paroles du prêtre.
— La lumière « des » Divinités, grinça sa voix. Dites-moi, pourriez-vous raviver ma mémoire, quels sont vos préceptes déjà ?
— Oh nous ne sommes que les humbles serviteurs des quatre Divinités qui ont jadis créé ce monde. Nous ne vivons que pour guetter leur retour et guider leur peuple sur la voie.
— Vous estimez donc qu’elles sont égales ?
Le Prêtre de l’Aube retint de justesse les paroles qui allaient spontanément sortir de sa bouche. Il ne remarquait que maintenant que quelque chose avait changé dans l’atmosphère de la pièce. Face à lui, le roi le transperçait de ses yeux gris sans montrer la moindre trace d’émotion et certains de ses conseillers commençaient à se tortiller nerveusement en haut des marches. L’homme d’Église devait faire preuve de plus de prudence et peser les mots qu’il allait utiliser. Il était inutile de mentir, ça ne lui apporterait rien de bon, mais il pouvait toujours tenter d’adoucir les choses.
— Oui, finit-il par répondre. Nous devons tout aux Divinités : notre monde, notre vie, notre Affinité. En tant que leurs dévoués serviteurs nous ne sommes pas capables de juger si l’une ou l’autre est supérieure, nous ne sommes là que pour les servir, voilà ce qu’estime l’Église Indicible. Nous, ses membres, ne pouvons qu’attester de leur toute-puissance sans pouvoir la mesurer.
Le roi le regarda un peu plus intensément, puis se laissa glisser en arrière, s’affalant à demi dans son imposant trône.
— Je vois. Mon peuple croit en la toute-puissance de la Divinité de la Flamme, vous comprenez donc qu’une vision comme celle de votre église est, disons, plus ou moins malvenue.
Le Prêtre de l’Aube inclina la tête devant le roi, mimant des excuses sincères.
— Je peux comprendre votre point de vue, Majesté, et je puis vous assurer que je n’avais nullement l’intention de vous froisser.
Dans la salle d’audience, la tension était palpable. On pouvait presque sentir crépiter l’air, comme si les Divinités elles-mêmes étaient venues assister à cet échange. Les conseillers étaient incapables de rester immobiles et ne savaient plus où se mettre, il n’était pas difficile de deviner qu’ils auraient préféré être n’importe où plutôt qu’ici. Imperceptiblement, le Prêtre de l’Aube esquissa un regard vers ses assistants, qui heureusement, ne bougeaient pas d’un millimètre, toujours agenouillé face au roi.
— Cependant, reprit le monarque sans cesser de marteler le bois de son accoudoir du bout de ses doigts, j’apprécie votre honnêteté. Je tolérerais donc votre présence un peu plus longtemps. Dites-moi, prêtre, quel est votre but ?
À cette remarque, le Prêtre de l’Aube sentit sa nuque se raidir. L’entretien ne se passait pas comme prévu. Il pouvait sentir que quelque chose n’allait pas, comme s’il lui manquait une information essentielle pour comprendre ce qu’il se passait vraiment.
— Mon but est simple, votre Majesté. Je ne vis que dans l’espoir de servir les Divinités et leurs élus.
— Leurs élus… vous m’en direz tant.
Le roi se redressa brusquement sur son trône. Il agrippa les accoudoirs et se leva d’une impulsion, puis fixa tour à tour les membres de la pièce et entreprit une lente déambulation en haut des marches, les mains jointes dans son dos. À sa gauche, un filet de sueur dévala le front pâle de l’un de ses conseillers.
— Depuis quelques jours, vous avez élu domicile dans ma capitale, c’est bien cela ? Si je comprends bien, vous avez traversé les royaumes dans le seul but de servir les préceptes de votre église.
La voix du roi était calme, presque charmeuse, mais elle sonnait presque comme le murmure d’un roulement de tonnerre.
— C’est bien ça, Votre Majesté.
— Et pour cela, vous avez décidé de vous établir dans la cité de mon royaume la plus au nord, avouez que vous auriez pu faire bien plus simple.
Le Prêtre de l’Aube déglutit avec difficulté, il faisait de son mieux pour ne pas laisser transparaître l’inquiétude qui montait progressivement en lui.
— Votre Majesté, il me semblait incorrect d’enseigner la voie de mon église sans m’être au préalable présenté devant vous et sans votre permission.
— En cela, je suis d’accord avec vous, approuva le roi. Je vous reposerai donc ma question, que nous vaut votre visite ?
— Je ne souhaite que vous servir, Majesté.
Un petit rire effrayant s’éleva des lèvres du monarque.
— Et cette idée vous est apparue subitement ?
— À vrai dire, commença le prêtre en s’éclaircissant la voix, je trouvais étrange qu’aucun représentant de l’Église Indicible ne soit venu à votre rencontre, j’ai donc décidé d’être le premier à avoir l’honneur de vous servir.
Ce n’était pas la seule raison qui l’avait poussé à se rendre jusqu’au Royaume de Piques, mais ce n’était pas pour autant un mensonge. L’idée d’être le premier de son ordre à servir les plus puissants élus de ce royaume le séduisait depuis longtemps et ce sentiment n’avait été que renforcé davantage en rencontrant le Duc Erkhän de Lignis. Le roi baissa les yeux sur lui, un air de défi gravé sur les traits de son visage.
— Et si je souhaitais me passer de vos services ?
— Alors je vous montrerai à quel point je peux vous être utile.
Le Prêtre de l’Aube n’avait pas hésité une seconde. Le roi s’immobilisa et continua de le fixer. Très lentement, il entreprit de descendre les marches qui les séparaient, un sourire mauvais flottant sur ses lèvres.
— Je vous trouve bien présomptueux.
Le prêtre baissa aussitôt la tête et s’inclina respectueusement en signe de soumission.
— Veuillez pardonner mon impertinence, Majesté.
— Votre réponse ne m’a pas satisfaite. Dites-moi pourquoi vous êtes ici.
— Comme je vous l’ai dit, Majesté, pour vous serv…
Il ne put jamais terminer sa phrase. Sans que personne n’ait eu le temps de faire le moindre geste, le roi avait franchi les derniers mètres entre eux. Il défiait à présent le prêtre de toute sa hauteur et serrait sa gorge de sa main droite, l’empêchant de formuler le moindre mot de plus. Ses doigts puissants s’enfonçaient dans sa peau moite et ses yeux gris étaient aussi froids et tranchants que la lame d’un bourreau.
— Vous pensiez réellement que j’ignorais qui vous étiez ?
L’expression du roi s’était transformée en un air sadique et s’intensifia lorsque sa main commença à chauffer doucement contre la gorge qu’il tenait fermement. Le prêtre grimaça, gesticulant péniblement au bout de ses doigts, incapable de se libérer. Autour d’eux, personne ne bougeait, pas même ses assistants.
— Vous êtes loin d’être un simple prêtre, cracha le roi, vous êtes un Prêtre de l’Aube.
Il observa la terreur se déverser sur l’homme d’Église, qui avait de plus en plus de mal à contrôler les soubresauts de son corps sous l’effet de la douleur. Malgré tout, le prêtre puisa au plus profond de lui et fixa le monarque dans les yeux, luttant de son mieux pour rester immobile.
— Vous n’avez pas menti, reprit le roi, vous servez les élus. Mais vous n’avez pas parlé de ce que vous réservez aux autres, aux impurs. Pourtant vous voilà ici, devant moi. Ah, vous ne manquez pas d’audace, vous qui savez pertinemment que le futur prince, mon fils, ne possède pas l’Affinité.
Le roi se mit à sourire de plus belle, il leva sa main gauche, mais au lieu de venir rejoindre sa main droite autour de la gorge du prêtre il l’appliqua violemment sur son visage. Un cri étouffé s’éleva de la bouche du Prêtre de l’Aube, puis une odeur de chair brûlée commença à se répandre dans la pièce et certains conseillers se pincèrent le nez, écœurés.
— Vous pensiez réellement pouvoir envoyer vos sous-fifres enquêter dans mon royaume, dans ma cité, sans que je ne m’en aperçoive ?
Tout en parlant, il accentua un peu plus la pression de ses mains, arrachant quelques larmes à sa pitoyable victime. En dépit de la douleur, le prêtre fixait toujours le monarque, comme pour montrer qu’il acceptait son châtiment. Les deux hommes restèrent ainsi de longues minutes avant que le roi ne le lâche enfin et l’homme d’Église s’écroula sur le sol comme un pantin à qui l’on aurait tranché les fils.
— Je dois admettre que vous m’impressionnez, je connais peu de personnes qui seraient capables de rester aussi impassibles.
Il y avait une pointe de respect dans sa voix. Le Prêtre de l’Aube tenta de se relever maladroitement en prenant appui sur ses bras, mais la souffrance l’empêchait de rassembler correctement ses esprits, il ne put qu’articuler faiblement.
— Je… je vous remercie d’avoir… eu le privilège de mesurer l’étendue de votre Affinité.
Le roi le dévisagea, étonné par sa réaction. Quelque chose émergea à travers le dégoût que son visage affichait devant la vision défigurée du prêtre, il ne pouvait pas avoir de doute, celui-ci était sincère. Un court rire l’anima tandis qu’il essuyait ses mains souillées sur le tissu de soie que venait de lui apporter l’un de ses conseillers.
— Vous m’intriguez, mon cher, s’amusa le monarque. Finalement, je vais peut-être vous laisser en vie encore un peu. Vous trois, débarrassez-moi de cette pitoyable chose et faites en sorte qu’il se remette vite, j’ai encore à lui parler. Et vous logerez au palais à partir de maintenant, dorénavant je vous déconseille de vous balader hors de son enceinte. Un incident est si vite arrivé.
Les trois assistants se précipitèrent aussitôt vers leur maître qui semblait lutter pour ne pas s’étaler sur le sol. Le Prêtre de l’Aube était terrassé par la douleur, ses yeux distinguaient à peine quelques détails parmi les masses floues qui dansaient devant lui et son estomac vide menaçait de déborder à tout moment. Il n’arrivait plus à réfléchir, pourtant, il avait la sensation qu’il venait d’être témoin d’un acte béni des Divinités. Ses assistants le soulevèrent et l’entraînèrent avec difficulté hors de la salle, marmonnant à demi-mots des prières de reconnaissance pour être encore en vie. Sur le chemin, aucun d’eux n’osa fixer le visage de leur maître, dont la peau semblait couler comme de la cire.