Ayra se tenait au bas du large escalier de pierre menant à l’entrée de Clairval. Pourtant, elle avait l’impression de découvrir un autre lieu. Deux rangées de sapins s’élevaient de part et d’autre de l’allée, leurs branches alourdies de guirlandes blanches qui scintillaient comme des étoiles. Un tapis doré déroulé sur les pavés captait chaque reflet, donnant l’illusion qu’une pluie de poudre d’or avait été jetée sous ses pas.
La porte massive, d’ordinaire sévère avec son bois sculpté, disparaissait presque sous une arche verdoyante décorée de boules rouges et de pommes de pin.
Un souffle d’air glacé fit picoter ses yeux, mais ce n’était pas seulement le froid qui les écarquillait : elle était tout simplement ébahie.
Ce ne fut qu’après quelques instants qu’elle remarqua Will, posté plus haut comme s’il l’attendait. Elle s’était déjà fait la réflexion, mais en le voyant ainsi, dans ce costume vert sombre, elle ne pouvait s’empêcher de penser à un lutin échappé d’un conte.
En le regardant ainsi, un pincement lui serra le cœur : elle revit aussitôt la dernière fois, quand Kael avait surgi pour perturber leur échange. Le lendemain, elle s’était empressée de présenter ses excuses à Will. Il lui avait répondu par un sourire indulgent, la fossette creusant sa joue, en lui promettant qu’il ne lui en tenait pas rigueur.
Ayra laissa son regard courir sur la plaine, observant les nouveaux arrivants qui franchissaient les escaliers de Clairval. Mais aucun signe de Kael. Cela faisait déjà plusieurs jours qu’il se montrait absent. D’un côté, elle se sentait soulagée de ne pas être confrontée à leur dernier rapprochement. De l’autre, la colère la gagnait : et si tout cela n’avait été qu’un simple jeu pour lui ? Si, pour Kael, elle n’avait été qu’un passe-temps ?
Will se retourna et lui adressa un sourire ; il l’avait déjà repérée.
— Drôle de tête, lâcha Élika à voix basse, juste à côté d’elle.
Ayra lui donna un léger coup de coude, un sourire en coin aux lèvres.
Élika avait finalement accepté de porter la robe longue argentée que Mira lui avait prêtée. Cintrée à la taille et fendue sur la jambe gauche, elle épousait parfaitement ses formes. Ses cheveux, relevés en un chignon savamment décoiffé, laissaient apparaître la finesse de sa nuque. Ayra l’avait trouvée époustouflante : jamais elle ne l’avait vue ainsi vêtue. Et, à en juger par le regard d’Eren lorsqu’il était venu les chercher, elle n’était pas la seule. Ayra aurait juré avoir surpris une lueur s’allumer dans ses yeux pourtant toujours si sérieux, quand Élika était arrivée l’air bougon dans la cuisine.
Elle, en comparaison, avait opté pour une robe en velours rouge. Sans manches, le bustier soulignait parfaitement la courbe de sa poitrine, et la couleur vive lui donnait des allures de braise au milieu des lumières hivernales.
Elle rejoignit Will devant l’arche de sapins qui masquait l’entrée. Elle lui adressa un sourire timide.
Les joues du garçon s’empourprèrent aussitôt lorsqu’il croisa le regard d’Élika. Elle l’observait de son air sévère habituel… mais Ayra, attentive, aperçut le léger sourire en coin de sa sœur. Elle comprit alors qu’Élika s’amusait à le déstabiliser.
Il piétinait en fixant Élika, comme cloué au sol, incapable de savoir comment s’y prendre. Il n’avait même pas osé la saluer. Ayra, agacée par ce spectacle, mit fin à son supplice en le poussant doucement vers l’intérieur. Elle lança un regard noir à sa sœur, qui, loin de se démonter, lui répondit par un sourire amusé.
De longues grappes de boules rouges et dorées descendaient du plafond, illuminant l’espace de reflets chauds. L’austérité habituelle du hall semblait presque effacée. Sous les deux escaliers en arc, une double porte se dressait, ouvrant sur la salle des festivités.
En entrant dans la salle, Ayra fut aussitôt éblouie par l’éclat des lustres qui se reflétaient sur les guirlandes dorées suspendues. Une bouffée de chaleur et d’odeurs épicées l’enveloppa : pain d’épices, cannelle, vin chaud… Le contraste avec l’air glacé de la plaine lui arracha un frisson.
Son regard accrocha Dahlia, déjà encerclée par deux étudiantes qui riaient en admirant sa robe fleurie — évidemment, elle avait trouvé le moyen d’y glisser un motif végétal malgré le thème de Noël.
Un peu plus loin, Lucas goûtait aux petits fours avec un sérieux d’expert, ce qui tira un sourire à Ayra.
Adossé à une colonne, Riven observait la foule d’un air critique, comme s’il jaugeait déjà le terrain pour un combat.
Élenor, quant à elle, semblait absorbée par les vitraux. Son carnet, à moitié caché sous la table des rafraîchissements, était déjà ouvert, prête à saisir le moindre détail.
Elle leva les yeux. Elle ne s’était jamais rendu compte que les colonnes étaient striées de dorures. Avec la lumière des lustres et des guirlandes, elles accrochaient le regard, donnant à la salle un éclat plus chaleureux qu’à l’accoutumée. Les lourdes tentures noires, relevées pour l’occasion, laissaient apparaître les vitraux dont les couleurs se reflétaient sur les murs.
Elle sursauta presque en entendant Will tousser près d’elle. Elle l’avait presque oublié.
— Tu veux quelque chose à boire ? demanda-t-il, le poing devant la bouche.
— Oui, merci, répondit-elle d’un ton distrait, le regard encore accroché à la salle.
Elle aperçut Eren qui inspectait les lieux, les yeux grands ouverts, visiblement aussi ébahi qu’elle l’avait été. Il ne manquait plus que la bouche entrouverte, pensa-t-elle, amusée, en réprimant un sourire.
À l’inverse, Élika se massait délicatement la tempe, les sourcils froncés.
— Ça va ? demanda aussitôt Ayra.
— Oui, répondit-elle en fermant les yeux. Beaucoup de bruit, beaucoup de monde… Ça passera.
Elle ne répondit pas. De toute façon, Élika n’aimait pas qu’on insiste quand elle avait déjà clos la discussion.
En se retournant, Ayra aperçut Will au loin, penché maladroitement sur un bol, essayant de remplir deux verres à l’aide d’une louche trop grande pour lui. Elle esquissa un sourire avant qu’un tap, tap, tap ne résonne : l’orchestre venait de lancer un air entraînant, et la piste de danse s’ouvrit aussitôt.
Tout autour d’elle vibrait de couleurs et de musique, mais une ombre revenait obstinément hanter ses pensées : l’absence totale de Kael ces derniers jours.
Will revint vers elle, deux verres à la main. Ses doigts gouttaient de ponche, preuve qu’il en avait renversé la moitié. Ayra dut se mordre la lèvre pour retenir un rire.
Dahlia déboula à cet instant, ses deux tresses bondissant sur ses épaules.
— On va danser, Ayra ?!
Avant qu’elle n’ait pu répondre, son amie l’avait déjà happée par les bras et l’entraînait vers la piste.
L’air résonnait, joyeux et entraînant, et Ayra se laissa emporter malgré elle.
Il se laissait aussi entraîner par la musique, tout sourire. Ayra se détendit un peu et continua à bouger, mais avec une cadence plus lente et retenue. Son corps suivait, mais son esprit restait ailleurs.
À côté, Dahlia ne prêtait attention à personne : les yeux fermés, les bras en l’air, elle sautait comme si le monde lui appartenait. Ayra sourit malgré elle — il n’y avait qu’elle pour vivre un bal de cette manière.
Tout en souriant, son regard fut attiré par un coin de la salle. Kael était là, appuyé contre une colonne. Ses cheveux attachés sur le dessus, veste en cuir noir et pantalon sombre, il avait les bras croisés. Il la fixait sans expression.
Ayra se figea. Elle n’entendait plus la musique, seulement son cœur qui battait à tout rompre.
Ce n’est que quand Will lui prit les mains qu’elle réalisa que le rythme entraînant avait laissé place à une mélodie lente, invitant les couples à se rapprocher.
Elle se laissa entraîner par Will, mais son regard revenait sans cesse vers Kael, immobile contre sa colonne.
Elle vit Eren s’approcher de lui. Ils échangèrent quelques mots, mais Kael ne la quittait pas des yeux.
Ayra tenta de garder une certaine distance, tendant légèrement les bras pour ne pas trop se coller à Will. Elle en avait presque honte : il ne méritait pas ça. Avec son sourire doux et cette fossette familière, il paraissait si aimable. Mais elle n’y arrivait pas, quelque chose en elle refusait de s’abandonner à cette danse.
Elle tourna à nouveau la tête vers Kael, mais il n’y était plus. Seuls Élika et Eren discutaient en sirotant un verre.
Elle balaya la salle du regard, plusieurs fois, le cœur battant, mais ne parvint pas à l’apercevoir parmi la foule.
En passant, elle vit qu’Élenor et Riven avaient rejoint la piste. Élenor avait les yeux fermés, la tête posée sur le torse du garçon, un sourire aux lèvres. Leur complicité transparaissait avec une évidence qui serra un instant la poitrine d’Ayra.
Elle n’avait pas croisé une seule fois le regard de Will. Elle se forçait à sourire, mais ses yeux glissaient ailleurs, sans vraiment le voir.
Chaque note rallongeait son supplice. Elle priait pour que la musique cesse, mais les minutes s’étiraient comme des heures.
Quand la musique s’arrêta, elle se dégagea aussitôt des bras de Will et laissa échapper un soupir de soulagement.
— Je vais… je vais me rafraîchir, lâcha-t-elle rapidement, sans attendre sa réponse, déjà tournée vers la sortie.
Elle se dirigea d’un pas rapide vers les toilettes. Elle avait besoin de sentir l’eau froide sur sa peau, de calmer ce trop-plein qui lui serrait la poitrine. En se faufilant entre les invités, tous absorbés par l’ambiance festive, elle essaya de garder la tête baissée.
Un parfum familier lui effleura les narines. Elle n’eut pas le temps de réfléchir : une main ferme attrapa son bras.
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— Tu ne veux pas un peu d’eau ? lui proposa encore Eren, inquiet, en remarquant que son mal de tête ne passait pas.
Élika fit non de la tête. La douleur, d’abord sourde, s’était intensifiée dès qu’ils avaient franchi la porte de la salle. Les lumières des lustres, qui faisaient briller les guirlandes d’or, lui paraissaient presque aveuglantes. Chaque éclat lui brûlait les yeux comme une lame trop vive.
L’odeur d’épices sucrées — vin chaud, cannelle, pain d’épices — lui montait à la tête et alourdissait son estomac. Autour d’elle, les rires et les conversations s’entrechoquaient en un bourdonnement continu, qui ne faisait qu’enfoncer ses tempes.
Machinalement, ses doigts revinrent se presser contre sa tempe, un geste répété depuis des jours. Pourquoi ces migraines s’obstinaient-elles à lui tirailler le crâne avec une telle régularité ? Elle ne comprenait pas.
Mais elle refusa de céder. Elle resterait pour Ayra. Pas question de laisser ce foutu mal de crâne lui gâcher la soirée.
— Ah, il s’est décidé, celui-là…, lâcha Eren.
Élika suivit instinctivement son regard. Kael. Bien sûr qu’il viendrait ! Juste pour semer la zizanie avec Ayra. Cette dernière dansait de manière trop raide avec le rouquin, les yeux en alerte comme si elle attendait une attaque. Malgré la douleur qui lui martelait la tête, Élika ne put s’empêcher de sourire devant la scène.
— Tu m’excuses deux minutes ? demanda Eren.
— Oui, je t’en prie… et remonte-lui les bretelles, s’il le faut ! répliqua-t-elle, le coin des lèvres relevé.
Elle inspira profondément, essayant de calmer ce mal de crâne qui cognait en sourdine. Ses yeux balayèrent la piste : les couples tournaient, se dandinaient, emportés par la musique. Elle aperçut Lucas, entouré de quelques filles, la poitrine bombée, la tignasse blonde projetée en arrière sous les lumières. Visiblement, son numéro de charme faisait effet.
Puis soudain, bam. Un coup violent frappa sa tempe. Elle cligna des yeux. Tout devint flou une fraction de seconde.
Devant elle, l’image vacillante d’un couple se dessina : une femme aux cheveux presque blancs, éclatants sous la lumière, riant aux éclats, et à ses côtés un homme aux épaules larges, aux cheveux châtains relevés. Ils tournaient ensemble, heureux… et la vision se brisa net, comme un verre qui éclate.
Élika vacilla légèrement, une main sur sa tempe, le souffle court.
Elle sentit une main se poser dans son dos. Elle tourna la tête, encore brouillée par la douleur.
Eren était revenu. Il la fixait, les sourcils froncés.
— Tu es toute pâle, dit-il.
— Ça va aller…
— Non, ça n’ira pas. Tu devrais rentrer te reposer, répliqua-t-il d’un ton sévère qu’elle commençait à bien connaître.
— Je dois rester pour Ayra… souffla-t-elle.
— Ayra pourra rentrer avec les autres. Je vais te ramener. Sa voix ne laissait aucune place à la discussion.
Il exerça une légère pression au bas de son dos pour la pousser à avancer. Élika se raidit un instant, mais ne protesta pas.
Eren savait être autoritaire. Même elle, pourtant d’un tempérament ferme, n’osait pas le contredire.
Élika s’était emmitouflée dans son manteau de laine, les mains enfoncées dans les poches. Sa robe fendue à la jambe lui donnait presque l’impression d’être nue, tant le froid s’y engouffrait.
Le silence des rues lui faisait du bien. Eren avait eu raison : sa tempe battait moins fort déjà.
Leurs pas résonnaient sur les pavés.
Une fine neige commença à tomber, recouvrant les pierres d’un voile discret et éclairant la nuit juste assez pour guider leur marche.
Elle n’avait aucune difficulté à s’orienter dans le noir, mais la douleur lui donnait l’impression que sa vue s’était affaiblie.
Les flocons qui se posaient sur ses joues la faisaient frissonner à chaque fois.
Elle jeta un coup d’œil à Eren. Il paraissait absorbé par ses pensées, le regard fixé droit devant lui. À chaque souffle, un nuage blanc s’échappait de sa bouche.
Ils marchaient toujours en silence sur le chemin de campagne menant chez Mira.
Sous la fine couche de neige, les champs et le sentier paraissaient s’étendre à l’infini, avalés par l’obscurité. Seuls leurs pas, étouffés par le sol blanc, rappelaient qu’ils avançaient encore.
Elle écarta les fines branches nues et resta stupéfaite.
La boîte contenant les cinq objets était là, posée comme si quelqu’un l’avait négligemment abandonnée.
Eren lui attrapa le bras. Lui aussi avait reconnu la boîte.
— Comment c’est possible… ? souffla Élika, le cœur battant.
— Tu es encore étonnée des choses étranges ? répliqua Eren, avec un sourire qui sonnait faux.
Un nouveau pic de douleur transperça sa tempe. Dans le flou de sa vision, une image fugace s’imposa : deux mains d’homme qui lui tendaient le collier orné de la corne.
Eren serra la boîte sous son bras, le visage fermé.
— Je vais aller la ramener, dit-il d’un ton sans appel.
Ils n’étaient plus qu’à quelques pas de la maison de Mira.
— Tu peux y aller. Je vais rentrer seule, répondit Élika, tentant de masquer le trouble qui lui crispait encore la nuque.
Eren s’arrêta, fronçant les sourcils.
— Tu es sûre ?
— Oui. Ce n’est qu’à quelques mètres.
Elle n’attendit pas son accord, pivota sur ses talons et s’engagea vers l’allée.
— Repose-toi bien ! lança-t-il derrière elle.
Elle lui fit un signe bref sans se retourner,
Elle pressa le pas, impatiente de rejoindre la chaleur rassurante de la maison de Mira. La neige, jusqu’ici fine et légère, tombait désormais en flocons plus lourds, étouffant les bruits de ses pas. Si elle en appréciait la beauté, elle détestait pourtant le froid mordant qui s’infiltrait sous sa robe.
Sur le perron, elle ouvrit la porte à la hâte. Une bouffée de chaleur s’échappa aussitôt du hall, l’enveloppant comme une couverture. Elle referma derrière elle, secoua ses chaussures et les retira. Celles-ci, jolies mais inconfortables, lui avaient paru bien trop légères pour cette saison glaciale.
Seule une lampe d’appoint diffusait une lueur douce dans le hall désert. Le calme était presque trop parfait.
Élika inspira profondément. Malgré la chaleur, son crâne continuait à pulser. Une idée s’imposa : s’entraîner. L’effort ferait peut-être reculer la douleur, comme si elle pouvait l’expulser de son corps.
Sans attendre, elle monta dans sa chambre, enfila une tenue plus confortable, attacha ses cheveux en une queue haute et sentit son agitation se transformer en une détermination fébrile.
Elle sortit pour se diriger vers la salle d’entraînement. Pas de Mira dans les parages, peut-être dormait-elle déjà.
Elle arriva rapidement dans le couloir, devant la porte dissimulée à même le mur. Elle posa sa main contre la pierre froide. Le clic se fit entendre aussitôt.
La porte s’entrouvrit et, en un pas, elle s’arrêta net.
Au centre de la salle, une silhouette sombre se découpait dans la pénombre, immobile, encerclée par un symbole gravé au sol.
Élika sentit son souffle se bloquer dans sa gorge. Ses yeux s’écarquillèrent.