Chapitre 46 : Révélations.

 

 
Il détestait ces fêtes. Le bruit, les rires forcés, la chaleur des chandelles… Mais ce qu’il haïssait par-dessus tout, c’était de la voir sourire à un autre.
Depuis qu’elle avait quitté la piste, il n’avait plus lâché sa silhouette du regard. Chaque pas qu’elle faisait pour s’éloigner, il le suivait.
Quand Ayra tourna dans le couloir désert, Kael sut qu’il n’attendrait plus.
Il lui avait attrapé le bras avant de la voir fuir encore.
Elle s’était arrêtée net et l’avait fixé avec ses grands yeux bruns, pleins de surprise.
— Tu comptes encore fuir, pendant longtemps ? lança-t-il, en élevant la voix pour couvrir le bruit de la salle.
Elle bafouilla quelque chose qu’il n’entendit pas. Son bras s’était un peu raidi dans sa poigne, mais Kael n’avait pas l’intention de lâcher.
Déjà agacé par sa proximité avec le rouquin et par l’agitation autour d’eux, il souffla entre ses dents.
— On ne pourra pas parler ici.
Sans attendre, il l’attira vers l’entrée. Elle opposa une résistance brève, presque instinctive, mais il fit comme s’il ne l’avait pas remarquée. Cette conversation, il l’aurait ce soir. Qu’elle le veuille ou non.
Dans le hall, il y avait aussi du mouvement. Quelques élèves assis sur les marches riaient entre eux. Kael souffla encore et finit par se diriger vers l’extérieur.
Le froid lui gifla aussitôt le visage. Instinctivement, il resserra sa main autour du bras d’Ayra.
La neige tombait en fine poussière. Horreur, pensa-t-il. Ils descendirent les quelques marches de pierre.
Il ne savait pas vraiment où s’arrêter. Mais Ayra le devança : elle arracha son bras d’un geste brusque.
Elle s’était figée sur le tapis doré, les bras croisés, le regard dur. Kael réalisa seulement alors qu’elle n’avait rien sur les épaules, juste cette robe légère qui découvrait sa peau.
— Tu comptes rester dehors, habillée comme ça ? demanda-t-il, la voix plus sèche qu’il ne l’aurait voulu.
— Tu voulais parler ? Alors parle ! répliqua-t-elle tout aussi durement.
— Tu fuis, lâcha-t-il, la voix tremblante. Il ne savait pas dire si c’était le froid ou l’énervement.
— Moi ? Je fuis ? siffla-t-elle en croisant encore plus fort les bras. Et toi, tu ne fais pas pareil ? Un jour tu restes, le lendemain tu disparais. Puis tu reviens… comme si de rien n’était. C’est ça, depuis le début !
Il la fixa, les mâchoires serrée .
— Pourtant, tu arrives bien à te cacher derrière ce type… ou même derrière ta sœur, lança-t-il d’une voix grave. Tu as peur, Ayra ?
— Tu es un joueur, Kael… et je ne veux pas faire partie de ton manège, répliqua-t-elle d’une voix tremblante. Elle avait parlé avec sincérité, et il crut voir son corps frissonner. Il en était certain : ce n’était pas seulement à cause du froid.
— Je ne joue pas avec toi, Ayra, dit-il, plus bas mais sans détour.
— Pourtant, c’est l’impression que tu donnes, répondit-elle du tac au tac, les bras serrés contre sa poitrine.
Il serra les poings si fort qu’il sentit ses ongles s’enfoncer dans ses paumes.
— Tu crois que je perdrais mon temps juste pour jouer ? C’est que tu ne me connais pas encore…, lâcha-t-il d’une voix rauque.
Ayra cligna des yeux, déstabilisée. Elle ouvrit la bouche pour répliquer, puis la referma aussitôt. Une brise glacée passa, soulevant quelques mèches sombres devant son visage. Les flocons, plus gros à présent, se déposaient sur ses cheveux comme de minuscules étoiles.
— Alors… tu veux quoi ? osa-t-elle demander, les joues s’empourprant malgré elle.
— Je n’en sais rien, admit-il. Mais une chose est sûre… quand tu n’es pas là, je ne fais que te chercher. M’inquiéter. Me demander comment tu vas…
Il baissa les yeux vers le sol couvert de neige. Jamais il ne s’était inquiété pour qui que ce soit. Et depuis qu’il avait croisé cette miss je-sais-tout, ses pensées n’étaient plus jamais en paix. Elle l’attirait, toujours, comme si quelque chose le tirait malgré lui vers elle.
Il releva la tête. Ayra avait fait un pas dans sa direction… puis s’était figée. Sa robe rouge tranchait vivement sur le décor blanc que la neige tissait autour d’eux. Elle ne bougeait plus, mais son regard sombre et profond restait accroché au sien.
Elle ne détourna pas le regard, et il le savait. Si douce en apparence, mais effrontée à l’intérieur. Elle aimait les défis, il en était certain.
Alors, Kael fit un pas. Puis un autre. Rien ne pourrait l’arrêter cette fois. Ses mâchoires serrées, son cœur battant à tout rompre, il avançait droit vers elle.
Ayra n’avait pas bougé. Elle le fixait toujours, ses bras relâchés le long de son corps comme une reddition silencieuse.
Arrivé devant elle, il la saisit sans réfléchir, encadrant son visage entre ses mains brûlantes malgré le froid. Et l’embrassa, avec toute la fougue qu’il retenait depuis trop longtemps.
Ayra eut un sursaut… puis céda aussitôt, l’attirant contre elle en enlaçant son dos, comme si elle avait attendu ce moment autant que lui.
Il sentit la morsure glaciale de l’air sur ses joues, aussitôt balayée par la chaleur brûlante de ses lèvres contre les siennes. La douceur de sa peau sous ses paumes le désarmait, presque autant que la façon dont elle lui rendit son baiser sans hésitation.
Sous ses doigts, il percevait la finesse de ses traits, la fragilité apparente… mais son élan fougueux lui prouva qu’elle n’avait rien de fragile.
Un goût de neige et de rouge encore tiède lui parvint, mélange déroutant qu’il n’aurait jamais cru désirer.
Tout en elle l’attirait, l’obsédait, et il en eut soudain la certitude : il ne pourrait plus jamais détourner les yeux.
Après quelques minutes, ils s’écartèrent légèrement. Ayra le fixa sans rien dire, comme pour chercher une réponse dans ses yeux. Elle leva la main et remit en place l’une des mèches rebelles de Kael. Un sourire discret passa sur ses lèvres encore gonflées par le baiser. Puis elle appuya son front contre son torse, le temps de calmer sa respiration saccadée.
Il la tenait toujours contre lui, comme si la lâcher la ferait s’envoler. Ses doigts effleuraient la peau chaude de son dos, et il n’aurait su dire combien de temps ils restèrent ainsi.
Ayra finit par relever la tête, ses yeux pétillants plantés dans les siens.
— Je pense qu’il est temps de rentrer, dit-elle calmement.
Il se raidit à cette idée. Comme si elle l’avait senti, elle lui prit la main et l’attira vers l’entrée du bâtiment sans la lâcher.
— Et ton rouquin, il va dire quoi, tu penses ? lança-t-il, le ton un peu dur.
Elle pouffa et tourna la tête vers lui.
— Je pense qu’il a bien compris qu’il ne se passerait rien entre nous.
— J’espère bien, grogna-t-il en l’attirant encore plus près, son bras glissé dans son dos.
Il était décidé à ce que tout le monde sache qu’elle était avec lui.
 
 
 
                                    *****
 
 
 
 
Il fallut quelques secondes à Élika pour comprendre.
Au centre du symbole tracé à la craie, la silhouette se découpait, indiscutable.
Son cœur rata un battement. L’adrénaline remonta brutalement de son ventre à sa gorge et un frisson la traversa de part en part. Ses yeux lui brûlaient, son corps tout entier se tendit.
Elle balaya la salle du regard, notant les marques sur les murs. Elle les connaissait trop bien : les impacts de la foudre.
Sa mâchoire se crispa. La haine lui monta aux lèvres comme un goût amer.
Des cheveux noirs parfaitement lissés, un regard aussi sombre que les siens, une armure… qui aurait pu être la sienne.
La gorge nouée, elle réussit à murmurer :
— Mi… Mira ?
La femme, les yeux écarquillés, tendit les mains vers elle.
— Je peux t’expliquer, Élika !
Sa voix… paniquée, tremblante. Élika ne l’avait jamais entendue ainsi. Pourtant, c’était bien son timbre familier, celui de sa tante, qui résonnait dans la salle.
— Tu… tu es un démon ? réussit-elle à articuler.
Ses pensées s’entrechoquaient, trop confuses pour trouver un fil clair. Elle avait besoin de temps pour remettre ses idées en place, mais les mots lui avaient échappé, bruts.
Elle refixa les impacts sur les cibles. Tout commençait à s’aligner dans sa tête. Ses yeux s’écarquillèrent, son souffle se bloqua. La boule dans sa gorge devenait presque douloureuse, comme si elle allait l’étouffer.
Elle secoua lentement la tête, incapable d’y croire, la vision brouillée par les larmes qui menaçaient.
— Ne me dis pas que c’est ce que je pense… murmura-t-elle, la voix tremblante.
— Oui… je suis ta mère, Élika. Lâcha-t-elle d’un ton las.
Un vertige la saisit. Ses oreilles bourdonnaient, son cœur cognait comme pour éclater sa poitrine. La colère monta d’un bloc, brûlante, insupportable. Toutes ces années… à jouer la tante dévouée, à la laisser patauger dans le doute et les questions sans réponse. Tout ce temps volé.
Élika serra les mâchoires si fort qu’elle en eut mal. Elle ne verserait pas une larme, pas devant elle. Pas devant ce mensonge incarné. La rancune et l’amertume lui nouaient la gorge, laissant place à une seule certitude : elle ne lui pardonnerait pas.
— Laisse-moi t’expliquer, Élika… fit Mira en tendant à nouveau les mains vers elle.
— Si je ne t’avais pas surprise, me l’aurais-tu dit un jour ? lança-t-elle, les mâchoires toujours serrées.
Mira se tut.
— Je ne veux rien savoir de toi. Sa voix claqua comme une lame.
 
 
Élika détourna aussitôt les yeux, refusant de croiser une dernière fois ce regard qu’elle avait cru familier. Elle tourna les talons et quitta la salle à la hâte. Ses larmes brouillaient sa vue, sa poitrine lui brûlait, et chaque pas résonnait comme une fuite éperdue. Elle avait l’impression qu’on s’était joué d’elle depuis le début, que toute son existence n’était bâtie que sur un mensonge.
 
 
Elle courait sans réfléchir, ses pas claquant sur les pavés détrempés. L’air froid fouettait son visage, mais rien n’éteignait la brûlure qui la consumait de l’intérieur.
Chaque respiration était hachée, chaque battement de cœur cognait à ses tempes. Le tonnerre éclata au-dessus d’elle, comme pour suivre sa rage. Des éclairs minuscules couraient déjà sur ses doigts, incontrôlables.
Elle serra les poings, mais plus elle tentait de contenir cette énergie, plus elle sentait qu’elle allait exploser.
Elle courait sans voir devant elle, jusqu’à ce qu’un flash la transperce.
Un visage flou d’homme aux cheveux châtains, son sourire, une voix qui l’encourageait. Un claquement de doigts. Une flamme jaillie. Puis plus rien.
La douleur à sa tempe se fit lancinante, intenable, comme si son crâne allait éclater sous la pression des souvenirs arrachés à l’oubli.
Ses jambes cédèrent. Elle s’écrasa à genoux dans la neige, ses mains s’agrippant à la glace dure. Ses sanglots éclatèrent enfin, bruyants, incontrôlables.
Alors la foudre jaillit de ses doigts. Des flammes s’y mêlèrent, se tordant ensemble dans une danse instable, avant de se consumer en fumée au contact du tapis glacé.
Elle ne comprenait plus si c’était sa douleur, sa colère ou ce qu’elle était réellement qui explosait là.
Elle n’avait pas pris de manteau. Pourtant, pour une fois, elle ne sentait pas le froid.
La place était déserte, figée sous la neige. Les terrasses, d’ordinaire animées, restaient closes en cette saison.
 
Elle se tourna vers l’église. À travers le vitrail mauve, elle crut voir des flammes danser. La première porte était entrouverte. Derrière, un sas aux vieux carreaux laissait deviner l’intérieur : un autel chargé de cierges dont la lueur vacillante lui donna la chair de poule.
Une envie irrépressible monta en elle, brutale : entrer. Comme si quelque chose, à l’intérieur, l’appelait. Comme si des réponses l’y attendaient.
Elle leva une dernière fois les yeux vers le clocher sombre et pointu. La cloche se mit à sonner, brisant le silence de la place.
Élika y vit un signe. Une invitation.
Alors, elle s’enfonça dans l’obscurité du lieu, sans un regard en arrière.
Dans un grincement de vieux bois, elle ouvrit la deuxième porte. L’écho résonna longuement dans l’église vide.
La porte se referma derrière elle d’un battement sourd, la faisant sursauter.
Ses pas claquaient sur les dalles froides, solennels malgré elle. Du bout des doigts, elle effleura le mur aux pierres grises, glacées, comme si elles absorbaient la chaleur de sa peau.
De grandes statues de pierre dominaient les arches, des silhouettes figées aux visages sévères, semblant garder le lieu.
Au fond, l’autel couvert d’or et de pierres précieuses représentait une dame au voile strict, les mains jointes dans une éternelle prière. Les flammes des cierges faisaient danser son ombre, lui donnant presque l’air vivant.
Un silence épais régnait, presque pesant, comme si l’air retenait son souffle.
Et soudain, dans un recoin plus sombre, Élika aperçut une porte de bois sculpté et ferré. Elle se distinguait du reste par son allure massive et mystérieuse, comme si elle avait été posée là pour dissimuler un secret.
Son instinct l’incita à s’approcher.
Elle crut voir la porte vibrer, comme sous un souffle invisible, dans un grondement sourd. Était-ce sa vue encore brouillée par les larmes ?
Des piques de fer forgé encadraient le bois sombre, usé par le temps. La poignée ronde, glacée, céda dès qu’elle la tourna.
La pièce baignait dans la pénombre. Des meubles et des objets disparaissaient sous de vieux draps blancs.
Élika franchit le seuil, son pas lent, le regard fouillant l’ombre, à la recherche de ce qui l’avait appelée.
Un craquement résonna, comme si une pierre venait de se fendre.
Élika se figea, puis avança vers le bruit, le cœur battant.
À mesure qu’elle approchait, elle crut voir un drap glisser de lui-même, découvrant peu à peu ce qu’il recouvrait.
Une lueur traversa alors l’étroite fenêtre grillagée, projetant ses reflets pâles sur une large pierre marquée de dessins étranges.
Elle s’en approcha encore, les yeux brûlants, plissant le regard pour en déchiffrer les détails.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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