- Oh le salopard ! s’exclama Paul. Putain de connard, ils se connaissent ! Je le savais que c’était un putain de traître !
Baptiste se plongea dans sa mémoire parfaite, se remémorant la narration de Félix, dans la pagode de Paul, à Hiroshima, juste avant que la bombe nucléaire ne tombe.
- Il a menti par omission, la seule forme de mensonge indétectable par les prêtresses du mal. Malika ne pouvait pas le savoir.
- Il savait comment les combattre parce qu’il en avait déjà croisé, dit Paul en levant les yeux sur la brune.
Celle-ci conserva le silence. Baptiste ne sut comment interpréter tout ça. Trop de pièces manquaient encore. Il espérait enfin savoir ce qu’il était advenu de Kol. Il reprit sa lecture. Autour des deux prisonniers, le silence était total, assourdissant. La ville entière retenait son souffle pour écouter l’histoire narrée par l’ennemi au fond de sa prison. Sa voix porta, écoutée par des milliers d’oreilles averties.
Je soupirai intérieurement. Il avait accepté ! Restait maintenant à l’interroger en douceur, mine de rien. D’un geste, je proposai aux avertis de retourner à leurs vies. Ils le firent. Je souris. Je me retrouvai seul avec Félix.
- Permettez-moi de vous guider jusqu’à notre refuge, proposai-je.
- Volontiers, répondit Félix.
- Je suis curieux, dis-je en marchant à vitesse humaine.
Félix me lança un regard interrogateur.
- Quel âge avez-vous ? finis-je par demander.
Après tout, Blaar l’avait vu pour la première fois cinq siècles plus tôt. Or une telle maîtrise prenait du temps. Rares étaient les Vampires aussi vieux. Rarissimes les parvenus atteignant cette longévité.
- Environ un demi-millénaire, m’apprit Félix.
J’en eus le souffle coupé – ce qui ne m’empêcha évidemment pas de vivre, n’en ayant pas besoin. En revanche, cela me priva de la parole. Je me repris.
- Vous avez découvert et maîtrisé seul le contrôle de la procréation en moins d'un siècle ?
- Seul ? répéta Félix. Non, on me l'a dit. Tout comme je savais par enseignement que les Vampires peuvent manger de la nourriture humaine, boire du sang sans tuer ni transformer, ou que le cœur est notre point faible.
- Vous avez eu un mentor.
Félix hocha la tête.
- C'est impossible, dis-je. Aucun averti n'a répondu à l'appel. Pourquoi me cacher…
- Mon mentor n'était pas un averti. Il ne savait même pas qu'il y avait des Vampires en Amérique.
Je me figeai. Une terreur serra mon cœur. Je blêmis.
- Ça ne va pas ? demanda Félix.
Je crus défaillir. Toutes mes angoisses ressurgirent d’un coup. Les spectres revenaient et me griffaient méchamment le visage. Ils étaient là, quelque part. Je regardai autour de moi. Ils se cachaient. Ils nous étudiaient, j’en fus certain. Je me forçai à reprendre le contrôle de moi-même.
- Votre mentor n'était pas américain ? demandai-je d’un ton tranquille.
- Non, et moi non plus, d'ailleurs. Je suis viking à l'origine, annonça Félix.
Je dus mal cacher ma terreur car il fronça les sourcils.
- Racontez-moi, suppliai-je.
- J'étais chef marin dans mon clan viking. Un jour, notre chef nous a dit qu'il fallait que nous traversions l'océan alors nous sommes partis à l'assaut des vagues. Une terrible tempête éclata et sembla ne pas vouloir cesser. Je restai à la barre, sans perdre courage, même si mes forces déclinaient. L'un des marins, plus résistant que les autres, parvenait à maintenir le bateau en état. Après quelques jours, alors que je venais de repérer une trouée dans les nuages, je suis tombé. J'ai cru mourir. La douleur a été insoutenable et pourtant, je me suis réveillé et je n'avais jamais été aussi bien. À côté de moi se tenait le marin brillant. Il m'expliqua qu'il s'appelait en réalité Seth et qu'il avait fait de moi un Vampire. Il me dit ce que cela signifiait et ce dont je serais désormais capable. Il a été un mentor pour moi. Après divers obstacles et difficultés, nous avons rejoint la terre. J'avais trop faim. Je me suis nourri. J'ai attiré l'attention des Vampires propriétaires de ces terres. Seth m'a protégé. Il est mort pour moi.
- Les autres Vampires ne vous ont pas pourchassé ? lançai-je, surpris.
- Bien sûr que si, mais j'avais un autre atout dans ma poche, quelque chose qu'ils ignoraient et vous aussi apparemment.
Nous y étions : le test que j’avais raté. Il savait quelque chose que j’ignorais, une information transmise par les puissants en personne. S’agissait-il de la clé de la victoire ?
- Je dois partager mon savoir, c’est ça ? continua Félix d’un ton espiègle.
Je hochai la tête, fébrile à l’idée de recevoir ce secret terrible. Sous mes yeux ahuris, le corps de Félix se changea. La transformation fut douce, facile, aisée, naturelle, simple, souple. Félix devint mon jumeau, mon double, mon sosie parfait. Il aurait trompé n’importe qui.
La terreur qui me saisit fut insurmontable. Les puissants pouvaient faire cela. Je n’eus soudain plus confiance en personne. N’importe quel averti pouvait en fait être l’un d’eux, camouflé, infiltré. Les temples, lieu sécurisé par excellence, devenaient un nid de vipères. Ils étaient là, j’en étais certain. Depuis combien de temps ? Combien ?
- Qu'est-ce que… ? bafouillai-je.
- Nous pouvons changer d'apparence à volonté, indiqua Félix en souriant. Comment faites-vous pour vivre au milieu des humains sans savoir cela ?
Félix revint à son apparence de base mais il semblait totalement humain. Il respirait et je pus constater à l'odeur que l'air expirée correspondait à celle d'un homme. J’entendais son pouls, ressentais sa tension et sa température corporelle haute. Félix clignait des yeux, sécrétait de la salive et des larmes. Ses cheveux et ses ongles poussaient. L'imitation était parfaite.
Je tremblai avant de sourire. Ma merveille allait enfin pouvoir grandir, se faire reconnaître et même, comble de joie, baiser !
- Est-ce difficile à maîtriser ? demandai-je en me rappelant que le contrôle de la procréation prenait parfois plusieurs siècles.
- J'ai réussi à le faire dans mes premières heures de vie, rappela Félix, mais dans mon cas, ce fut vital alors j'ignore si en temps normal, c'est aussi simple que ça.
Je tentai. J’y parvins dans l’instant. Mon corps m’obéit en douceur, sans difficulté. Ce fut comme voir ou entendre. Simple, naturel. J’en pleurai. Ces années de souffrance pour rien. Les puissants possédaient ce savoir. De ce fait, ils pouvaient être n’importe qui, y compris un simple humain, compris-je en frémissant. La terreur remonta d’un cran, oblitérant l’euphorie de cette découverte majeure.
Ils étaient là, j’en fus certain. Cachés, observant, attendant le bon moment pour frapper. Qui ? Où ? Depuis combien de temps ? Il fallait trouver un moyen de trier le bon grain de l’ivraie. Je pris ma décision. Pardonnez-moi, tous et surtout toi, ma merveille : j’ai décidé de garder le secret. Je devais garder cet atout dans ma manche pour les débusquer et les anéantir. Notre survie, notre liberté en dépendait. J’ai brisé le plus basique de nos serments : je n’ai pas transmis une connaissance majeure. Je vous supplie de me pardonner.
- Bon courage, s’amusa Paul en touchant son oreille.
Là-haut, le silence était ponctué de petits grognements de rage. Nul doute que tous les avertis venaient de tenter de changer d’apparence et d’y parvenir sans difficulté. Baptiste reprit sa lecture, les dents serrées. Il frappait l’ennemi en plein cœur, c’était certain. Gilles ne s’attendait probablement pas à ce que ses prisonniers lisent le texte à voix haute. Qui l’aurait fait ? Sauf que Baptiste agissait sur ordre de la brune qui elle-même était aux ordres de ? Malika ? N’était-elle pas morte à Hiroshima ? Quelqu’un d’autre ? Baptiste doutait et toujours pas de trace de Kol. Il reprit sa lecture à voix haute, secouant la tête de rage face à son impuissance. Lire un bouquin, voilà tout ce qu’il pouvait faire. Sauf que ces mots étaient une arme. Qui en tenait le manche ? Baptiste n’était pas certain de posséder la réponse.
- Ceci dit, le contrôle de l'apparence permet autre chose, annonça Félix, apparemment heureux de pouvoir enfin transmettre un savoir tenu secret depuis trop longtemps.
- Quoi donc ?
- Venez, vous allez comprendre, annonça Félix.
Je suivis mon nouvel ami jusqu'à un champ où travaillaient quelques paysans.
- Par contre, je ne suis pas très doué alors, le résultat ne va pas être stupéfiant, mais quand même ! précisa Félix en sautillant de joie.
Félix se tut et regarda les paysans en inspirant et en expirant fortement. Je n'avais pas la moindre idée de ce qu’il cherchait à faire. Après un très long moment de silence complet, je perdis patience. Je m’apprêtai à demander une explication lorsqu'un des paysans posa sa bêche et se dirigea vers nous. J’observai, incrédule, l’humain s'approcher puis offrir sa gorge à mon compagnon qui tua sa proie sans le moindre effort.
- Ça facilite vraiment la chasse, assura Félix.
- Comment ?
- Il faut… comment dire… ajuster son odeur à celle de la proie. C'est difficile à expliquer en fait, admit Félix.
- Il est venu à toi, bredouillai-je, incrédule.
- On peut contrôler ce que ressentent les humains, leur inspirer le dégoût, l'amour, la terreur ou la neutralité la plus totale. Cela facilite grandement la vie parmi eux.
Cela, je voulais bien le croire. Le contrôle des émotions, voilà un pouvoir que je pourrais transmettre aux avertis. Je cacherai la transformation mais avec ça, au moins mes compagnons pourraient vivre plus à leurs aises au milieu des humains. Les puissants aussi, pensai-je. Ils pouvaient prendre l’apparence de n’importe qui et contrôler les émotions de leur proie. À nouveau, l’angoisse fit disparaître la joie de cette découverte.
- Vous semblez encore plus remué que tout à l'heure, remarqua Félix.
- Votre mentor, Seth, vous a-t-il parlé d'autres Vampires en dehors de l'Amérique ?
Je devais obtenir un maximum d'informations afin de mieux cerner l'étendue de la menace. Félix se replongea dans ses souvenirs avant de citer Seth :
- Il m'a dit : « Normalement, on ne transforme pas quelqu'un qui ne le désire pas. Paul me tuera quand il l’apprendra. Caly va sûrement s’y opposer. » Donc, il devait y en avoir d'autres. Au moins deux.
- Votre mentor vous a-t-il dit, par hasard, l'âge qu'il avait ? interrogeai-je.
À nouveau, Félix dut utiliser sa mémoire infaillible pour pouvoir répondre :
- Environ mille ans, annonça Félix.
- Ce n'est pas une chimère.
Tous mes poils se hérissèrent. Cela confirmait mes craintes : ils étaient là, autour de nous, partout et nulle part à la fois.
- Quoi donc ?
- Les puissants… Ils existent… Ils sont toujours là, invisibles, intouchables, insaisissables. Vous dites qu’ils ne transforment pas sans l’avis de la victime ? Peut-être que cela les contraint à ne transformer que rarement. Peut-être sont-ils peu nombreux. Peut-être puis-je éliminer la menace… Il faut… Je dois être prudent, avancer mes pions avec stratégie et rigueur.
- Combien êtes-vous exactement ? interrogea Félix.
- Nous proposons à tout Vampire suffisamment puissant pour mériter de nous rejoindre de le faire. De plus, nous créons souvent des petits que nous formons. Notre nombre est en constante augmentation.
- Une approximation me suffira, précisa Félix.
- Il y a encore dix ans, nous étions mille trois cents quatre. Ces dix dernières années, le nombre de Vampires suffisamment puissants pour pouvoir nous rejoindre a drastiquement augmenté, si bien que nous sommes aujourd’hui mille cinq cent douze.
- À quoi est due cette subite augmentation ?
- Deux possibilités existent. D’abord, la découverte du nouveau monde semble avoir fait sortir des Vampires qui se terraient jusque-là. Ensuite, la libération de certains territoires a permis à nos gouverneurs de mieux observer leurs habitants.
- J’ai l’impression que vous êtes nombreux et puissants, annonça Félix en se penchant pour passer sous une branche. Je doute que quiconque puisse s’en prendre à vous aisément. Vous semblez craindre ces Vampires en particulier. Pourquoi ?
Je lui récitai le livre des origines jusqu’à notre rencontre, la version à ce moment-là distribuée et connue de tous. Félix écouta silencieusement tandis que nous marchions sous les arbres, entourés des chants d’oiseau, des feulements de félins, du bruissement des feuilles. Il ne pleuvait pas. Vu le ciel et la pression atmosphérique, cela ne tarderait pas.
- Ils ont attaqué sans raison, pleurai-je une fois mon passé raconté. Nous ne faisions rien de mal. Nous baisions, c'est tout. Ils ont exterminé tout le monde.
- Je comprends que vous soyez en colère contre eux.
Étais-je en colère ? Oui, probablement que ma peur contenait une rage démesurée. J’aurais tant aimé vivre avec eux, apprendre d’eux, leur parler, échanger, discuter, partager. Ils avaient choisi la guerre. Pourquoi ?
Aujourd’hui, je n’avais plus de raison d’avoir peur. Les avertis me donnaient l’avantage. Ma terreur s’estompa pour laisser place à ma colère et je ne voulus qu’une seule chose : les voir souffrir.
- Vous désirer leur mort ? demanda Félix.
- Je ne sais pas, admis-je. Je manque d’information. Je voudrais déjà savoir où ils sont, combien ils sont, ce qu’ils font.
- Ça me plairait bien de jouer les espions, annonça Félix.
- Il s’agit de trouver des Vampires qui n’existent peut-être plus parmi des millions. Avez-vous la moindre idée de la manière dont vous allez pouvoir réaliser ce miracle ?
- Non, mais ce défi m’intéresse. Sans difficulté, pas d’intérêt, lança Félix en souriant.
- Très bien, je vous remercie.
- Cela me plaît de devoir faire cela. Je vous enverrai des rapports par courrier. Où dois-je les adresser ?
- À chichen Itza. C’est là que nos temples se trouvent. Vous ne voulez pas venir voir ?
- Non, merci. Je vais trouver vos puissants.
- Félix ! Attendez ! lançai-je.
Mon interlocuteur se figea.
- Où étiez-vous depuis des siècles ?
- Sous l’eau, répondit Félix. Des années de bonheur dans un monde splendide. On s'y sent vraiment libre. C’était très reposant mais un peu d’action me fera du bien.
- Sous l'eau ? répétai-je, incrédule. Pendant plusieurs siècles ?
Félix avait déjà disparu. Je restai un instant abasourdi. Je savais que le besoin de respirer n’existait plus mais il devait bien se nourrir ! Je retournai aux temples sacrés. Je m’enfermai dans mon bureau et rédigeai deux versions du livre des origines. Celle-là, la vraie, je la gardai précieusement enfermée, cachée, dissimulée. Je ne la livrerai qu’au moment où notre victoire serait assurée. Dans l’autre, je mentis, décrivant Félix comme un parvenu nous offrant deux nouveaux savoirs : le contrôle des émotions et la possibilité de vivre sous l’eau. Les avertis furent ravis. Tandis qu’ils m’encensaient, mon cœur se serrait à l’idée de les trahir de la sorte. Je n’avais pas le choix. Je devais me montrer prudent. Attendre que Félix me fasse son rapport. J’espérais avoir tort et que les puissants soient morts. J’espérais avoir raison pour ne pas trahir les miens sans raison. Je n’ai pas eu à regretter mon choix. Ils étaient bien là.
- Encore un chapitre terminé, annonça gravement Baptiste en levant les yeux sur la brune qui souriait de toutes ses dents.
Le silence plombait la cité sous-marine, lui compressant le torse. Un étau se resserrait. La déchirure amènerait des violences, Baptiste le pressentait. La suite ne serait pas belle à voir. Il poursuivit sa lecture, conscient d’être écouté de tous.