CHAPITRE 46

CHAPITRE 46

1.

Akira jette un regard rapide sur l'écran de son téléphone. Un message de Katsumi, probablement. L’artiste est en train de terminer les panneaux latéraux qui feront du portrait de Jackson le centre d’un triptyque. Il est heureux de l'évolution de son œuvre mais les heures de tranquille isolement qu’il nous procure, à mon frère et moi, le chagrinent, comme ce moment où, avachis sur le divan, nous regardons en bavardant un documentaire sur Hawaii. Il envoie des messages à Akira tout au long de ses heures de travail, sa façon d'être au milieu de nous.

J’aimerais que Greg fasse de même. Mais depuis son départ, mon fiancé me fait signe de vie avec parcimonie. Il a loué pour un mois, reconductible, un petit appartement situé dans la maison de son ami Tanner, en demi-sous-sol, ce qu’on appelle ici une ‘mother-in-law unit’. Il m’appelle de temps à autres, j’ai aussi déjeuné avec lui dans un restaurant près de l'église. Il est affectueux - il tient à me montrer que nous sommes toujours un couple - mais peu bavard sur ses états d’esprit.

- Que fais-tu samedi matin ? demande Akira. Tu as des projets ?

- J’ai rendez-vous avec Guillain, mais c’est dans l'après-midi.

Celui qu’on appelle aujourd’hui Patrick Ellison a été très surpris de m’entendre, et rien moins qu’enthousiaste à l'idée de me voir.

- Et si je n’ai pas envie ? Tu sais, un peu comme toi, quand tu ne voulais pas me rencontrer dans les années soixante-dix…

- Envie ou pas, tu me dois bien ça, ai-je répondu d’un ton sans réplique, affichant une certitude que j'étais loin d'éprouver.

Après un moment de silence, et alors que je pensais qu’il allait raccrocher, il m’a proposé un lieu et une date. 

- Donc tu es libre samedi matin…. conclut Akira.

Je reconnais le pétillement dans son regard et un certain sourire qui laisse présager une surprise à venir. Ça ne tarde pas.

- Veux-tu être mon témoin ? Ou, comme on dit ici, mon ‘best man’ ? enfin, ‘best woman’ en l’occurrence ?

Je me redresse d’un seul mouvement.

- Samedi ? Ce samedi, dans deux jours ? Vous allez vous marier samedi ?

Akira hoche lentement la tête, ravi du choc qu’il a provoqué.

- Et c’est seulement maintenant que tu me le dis ?

- C’est seulement maintenant que c’est sûr ! Mon fiancé chéri tiquait un peu sur ta présence au premier plan, à mes côtés. Je lui ai dit : c’est moi qui décide qui sont ma famille et mes amis. Et qui je veux près de moi à mon mariage. Je ne négocierai pas là-dessus, ou alors on laisse tout tomber. Donc un léger voile d’incertitude a régné sur l'événement jusqu'à… (il me montre son téléphone) ce message que je viens de recevoir. Katsumi espère que tu nous feras l’honneur de participer à la cérémonie. Samedi à 11 heures.

Je me lève, la main sur la bouche. Une émotion, presque un affolement, grandit en moi.

- Je peux compter sur toi ? demande Akira, avec un sourire qui montre sa certitude sur ma réponse.

- Bien sûr que tu peux, tu le sais bien ! Mais… d’abord je n’ai rien à me mettre…

- Mais si, mais si…

Il se lève, et m'entraîne à sa suite vers la chambre. Tandis que nous montons les marches, il me donne les détails. La cérémonie aura lieu à côté, dans le salon de Katherine.

- C’est elle qui organise tout, la cérémonie, la réception… Elle est si généreuse. J’ai insisté pour payer la facture du traiteur quand même - elle connaît un sushi-master. Tout sera japonais. Elle dit que ça l’amuse…

- Et qui va vous marier ? Libby ?

- Non, Greg !

Je le regarde avec surprise. Comment Greg peut-il célébrer un mariage ? Il faut être pasteur en bonne et due forme pour que le mariage soit légal dans ce pays où un passage devant une autorité civile ne s’impose pas comme en France. Or Greg n’est même pas encore étudiant en théologie. Au-delà de cette question pratique, j’ai l’impression d’avoir été piquée par une guêpe - douleur imprévue, qui n’a rien de tragique, mais confirme la distance qui s’instaure avec mon fiancé.

- Il est passé par internet, explique Akira, on peut se faire ordonner en ligne, c’est légal…

- Il ne m’a pas dit un mot ! Tu vois comme il devient lointain… En tout cas avec moi.

- Non, non… Ça n’a rien à voir, mon Xavier. On lui a demandé de ne rien dire, parce que nous avions encore des choses à régler entre nous, bien sûr ça ne te concernait pas mais…

Je le regarde, lassée.

- Ce n’est pas la peine de le défendre, les choses sont ce qu’elles sont.

- Je n’essaie pas… Écoute, Xavier. Greg a passé un savon à Katsumi pour, tu sais, ce qu’il t’a dit. Ça a été terrible. Oh, il n’a pas fait de scène, il était calme, implacable. Il lui a dit qu’il était “extrêmement déçu”. Katsumi s’était servi de leur amitié pour s’attaquer à toi, à votre relation. “Tu sais pourtant à quel point Max est importante dans ma vie. Je ne peux plus te faire confiance.” Katsumi lui a dit qu’il était désolé, qu’il avait parlé ainsi parce qu’il l’aimait… Greg ne l’a pas laissé s’en tirer à si bon compte, il lui a répondu “si tu m’aimais vraiment, tu te serais préoccupé d’abord de ce qui est bon pour moi - pas de ce que tu veux, toi. C’est comme ça qu’on agit quand on aime vraiment. C’est ce que Max fait pour moi, et certains jours, elle en bave, je ne suis pas un cadeau, figure-toi. Et toi, tu en rajoutes avec tes mensonges derrière mon dos…” Katsumi m’a tout raconté en larmes, il espérait, je crois, que j’aille parler à Greg et arrange tout magiquement. Je me suis abstenu et comme Greg n’habite plus ici pour le moment, pas d’espoir que le quotidien rétablisse leurs liens… Ça l’a beaucoup tourmenté, ce qui me désole parce qu’il souffre, et en même temps, il avait besoin d'être confronté aux conséquences de ses actes… Greg a bien fait de ne pas le rater.

Nous sommes arrivés dans la chambre, qui n’est maintenant plus mienne, je le vois à des multitudes de petits détails. Alors que j’ai insisté pour qu’ils y restent, une sensation irrationnelle de dépossession m’envahit. Dans la penderie qui est désormais richement fournie de vêtements de toutes textures et couleurs, bien loin du temps où seuls des T-shirts, des jeans et quelques robes y étaient rangés, Akira attrape une housse qu’il dépose sur le lit. 

- Mais Greg va pourtant vous marier, tu me disais ?

- Oui.

- Une idée de Katsumi pour reprendre contact avec lui ?

Akira rit parce que j’ai bien deviné.

- Ça ne t'embête pas de te marier juste pour permettre à ton futur conjoint de se rabibocher avec son boy-friend ?

Ma question provocatrice - et injuste, c’est un fait - fait sursauter Akira. Il me regarde avec surprise et attrape ma main.

- Max, viens t’asseoir près de moi. Tu sais bien que ce n’est pas vrai, on veut se marier de toutes façons. Et Greg n’est pas…

- Je sais, je sais… Excuse-moi.

Je caresse sa joue pour adoucir ma réaction.  Akira reste silencieux un moment avant de demander :

- Dis-moi tout. Ce mariage te contrarie ?

Sa question candide me fait exploser.

- Bien sûr que ce mariage me contrarie ! Comment en serait-il autrement ? Ton futur mari me déteste, je sens son hostilité à tous moments, et il doit m’en vouloir encore plus depuis la réaction de Greg ! Sans ton insistance, il aurait refusé que je sois ton témoin !

- Non, non, il ne te déteste pas, Xavier… Souviens-toi, vos promenades dans Tokyo, ses confidences sur sa famille, ça n’aurait jamais eu lieu ! Il a peur, Xavier… Peur de ton influence, ta présence auprès de moi, et Greg maintenant qu’il s’est attaché à lui. Pense à son enfance : il adorait sa mère et il ne la partageait avec personne, même pas son père qui était si lointain. Aujourd’hui, il apprend à partager et il va découvrir que ce n’est pas un péril… Être marié, ça va l’aider, je crois. Le rassurer…

Je hoche la tête mais mes craintes ne diminuent pas vraiment. Le mariage n’est pas un remède aux esprits instables. Les décisions d’Akira m’inspirent confiance d’une façon générale, mais il se trompe souvent dès qu’il s’agit de Katsumi, il l’admet lui-même.

 - Passons aux choses sérieuses. Regarde….

Il dézippe la housse et je découvre la robe qu’il a choisie pour moi. 

-         Oh…

C’est tout ce que je peux dire en la voyant, elle est d’un bleu profond. Je la touche, le tissu me surprend par sa légèreté.

-         Bleu des mers du Sud, explique Akira. Ce n’est pas une image : ils se sont inspirés directement de la couleur des profondeurs de l'océan Pacifique. Qu’en penses-tu ?

-         J’adore cette couleur !

-         C’est la couleur de notre mariage.

-         Quoi ?

-         Oui, ici, Katherine nous a expliqué, tu choisis une ou deux couleurs qui sont le thème des décorations et des tenues du mariage. Nous, ce sera bleu, ce bleu exactement. Enfile la…

En quelques mouvements, je quitte mes jeans et mon T-shirt. La robe glisse sur mes épaules. Elle s'arrête aux genoux et me laisse libre de bouger. Je souris à Akira.

- Je me sens… comme un poisson dans l’eau…

Akira fait une petite grimace - ma plaisanterie est un peu trop évidente - mais il regarde ma silhouette avec satisfaction. Il a bien choisi. Mon reflet dans le miroir le confirme : aussi légère et simple qu’elle paraisse, la robe me donne une élégance que j’ai peu connue. Le souvenir de la robe rose, pourtant toute différente, portée lors de mon mariage à Cluny, me revient. Je m’exclame :

- Tu ne te trompes jamais ! Comment ça se fait que tu ne travailles pas dans la mode ?

- Oh ça arrivera certainement un siècle prochain… Et j’ai les chaussures qui vont avec…

Elles sont du même bleu, fines, mais le talon est modeste. Pas de talons hauts - quel soulagement. Je n’aurai pas besoin de me lancer dans une nouvelle interprétation publique de la danse ivre du flamand rose. En revanche, elles sont pointues. Mes orteils n’adorent pas mais je surmonterai volontiers cet inconfort.  

Nouveau regard dans le miroir. Oui, je me plais vraiment dans cette robe. Je suis en général indifférente à mon apparence, je veux passer inaperçue. Me voilà aperçue, d’une façon flatteuse qui n’a rien de contrariant.

La voix de Katsumi résonne en contrebas. Il entend la réponse d’Akira et monte les escaliers rapidement. Dès qu’il nous voit, il annonce, passant du japonais a l’anglais :

- Ça y est, j’ai terminé. Le triptyque est fini. Il faut que je mette un peu de distance, sinon je vais continuer à peindre et j’abimerai ce que j’ai créé.

- On peut aller voir ? demande Akira, déjà en mouvement.

Katsumi le stoppe net.

- Non ! Pas encore. Il sera en vue samedi. Pour le moment, je l’ai seulement montré à Katherine.

Il parle à mon frère sans regarder dans ma direction. J’interviens dans la conversation.

- Qu’est-ce qu’elle en pense ?

- Elle n’a rien dit… répond Katsumi, les yeux toujours sur son fiancé. Elle a pleuré. Alors, j’ai pleuré aussi. Et elle m’a embrassé.

Finalement, il tourne la tête vers moi et son expression change au point que je suis tentée de regarder par-dessus mon épaule pour trouver ce qu’il fixe avec un tel étonnement.

- Cette robe ! Elle te va si bien ! Tu es magnifique ! Tu devrais t’habiller comme ça tous les jours ! Tu ne dois pas t'habiller autrement ! Plus jamais !

Il y a presque de la colère dans son exclamation de surprise comme si je dissimulais sciemment des informations essentielles avec mes vêtements décontractés. Puis il sourit et me prend dans ses bras comme si nous allions valser.

- Peut-être que je vais changer d’avis et épouser cette femme samedi…

Nous rions tous les trois. Il retrouve tout son sérieux et me regarde dans les yeux, ce qu’il n’a quasiment jamais fait depuis mon retour de Thaïlande. Son expression me transporte à Tokyo, à ces journées où il m’appelait Tara, comprenait mes angoisses et m’ouvrait son cœur. Il m’a manqué.

- Je suis honoré de devenir ton beau-frère dans deux jours, me dit-il. Et… je suis désolé pour….

Il fait un geste de la tête vers le couloir où il m’avait fait cette déclaration provocante. Je souris et réponds simplement :

- Merci. Mon frère Katsumi. Merci.

Il m’embrasse sur la joue et marche rapidement hors de la chambre.

- Bon, j’y retourne.

 

2.

Un mariage américain traditionnel obéit à certains rituels. Le marié, flanqué de son best man, et de ses groomsmen, des gentilshommes d’honneur en quelque sorte, tous strictement habillés pareils, attendent devant l’autel. La mariée arrive, souvent au bras de ses parents, précédée de ses demoiselles d’honneur, qui ne sont pas des petites filles. Elles sont vêtues de la même robe, de la même couleur, menées par la maid of honor, l'équivalent féminin du best man - les témoins du mariage.

Bien sûr, une certaine souplesse est de mise selon les circonstances. Les Américains se laissent émouvoir par les moments solennels - beaucoup versent des larmes lorsque la mariée fait son entrée - mais ils sont aussi pragmatiques.

Les mariés d’aujourd’hui n’ont pas grand monde à inviter pourtant je compte une bonne trentaine de chaises pliantes, la plupart empruntées à Trinity, dans le salon de Katherine dont les meubles habituels ont été poussés ou déplacés. En plusieurs rangées, elles sont installées en demi-lune autour de la cheminée.

Un petit attroupement a lieu devant l'œuvre de Katsumi - des exclamations d’admiration, des larmes. A leur ressemblance et l'émotion qu’ils ressentent, je comprends que Katherine a invité sa nombreuse famille à découvrir la toile. Ils entourent l’artiste, le serrent dans leurs bras, lui posent des questions. Dans la foulée, ils assisteront au premier mariage célébré par Greg

Leurs réactions sont légitimes. J’ai été saisie en découvrant le portrait et je pourrais rester longtemps dans sa contemplation. Assis et pensif, Jackson me renvoie mon regard. Il vient seulement de m’apercevoir, dirait-on et on devine le sourire qui va m’accueillir. Les panneaux latéraux montrent ses enfants, Aly à droite, coloriant ses hiéroglyphes, sous les yeux de son père, esquissé de profil. Baby Greg à gauche, endormi dans les bras de Jackson. Katsumi a rendu parfaitement sa personnalité, son charisme, son amour pour ses enfants. 

Akira et moi avons pris place chacun sur une chaise pliante au premier rang, près de l’espace où la cérémonie va avoir lieu : devant la cheminée, au-dessus de laquelle la TV géante est installée. Greg nous y a rejoint. Il fait des gestes de la main aux membres de sa famille et leur fait signe qu’il leur parlera plus tard. Assis près de moi, la main posée sur mon épaule, il effleure mon cou du bout des doigts, ce que je trouve délicieux. Nous avons échangé des regards impressionnés. Ma robe lui plaît. Elle est si légère que Akira a ajouté un joli cardigan blanc pour que je n’ai pas froid.

- On me conseillait une étole, a-t-il commenté. C’est plus chic, c’est sûr. Mais je te connais : tu as envie d’avoir des manches, les mains libres et des poches !

J’ai approuvé en riant. Akira m’a aussi offert un collier de perles ce matin. Une seule rangée toute simple mais le jeu complexe de fermoirs de sécurité suffit à montrer que ce sont des perles de prix. Leur orient est délicat, presque rosé. Il a aussi fait venir une jeune coiffeuse qui s’est installée dans la salle de bains, a donné à mes cheveux un reflet auburn avant de réaliser un chignon romantique.

A-t-il aussi déniché le costume de Greg, et la cravate bleu sombre qui tranche avec sa chemise d’un blanc éclatant ? Probablement. L’ensemble est très réussi, j’ai du mal à détacher les yeux de mon fiancé.

Akira, superbe en smoking noir - mais avec lui, pas de surprise, il est élégant quoi qu’il porte- avec nœud papillon bleu nuit, assorti à sa pochette, pousse un soupir discret, comme s’il trouvait le temps long. La cérémonie a déjà une heure de retard. Mais je le connais trop bien : sous cette prétendue lassitude, il est ravi. Akira pourrait passer des heures les yeux fixés sur Katsumi radieux, entouré d’admiration affectueuse.

- Tu crois qu’on sera mariés à l’heure du dîner ? me souffle-t-il.

- Ça va me poser un petit problème…. Mon rendez-vous avec Guillain…

- Oh, tu iras le voir, tu reviendras ici, et nous continuerons d’attendre ensemble…

- Euh, qui est Guillain ? intervient Greg.

- Tu sais bien, celui dont Bergaud parlait, que nous avons eu tant de mal à joindre… On cherchait son numéro de téléphone partout…

- Ah oui…

Greg réfléchit un instant puis se penche vers moi. Il va insister pour que je ne me présente pas seule à cette rencontre, il va vouloir m’accompagner… Mais son esprit est tout à fait ailleurs.

- Demain, je prêche à Trinity pour la première fois, un vrai sermon à partir de la Bible. Tu viendras ?

J’ai envie de répondre que, si Guillain ne me fait pas exploser, oui, il me verra dans le sanctuaire. Mais je me contente de hocher la tête.

- Tanner sera sans doute là, avec sa famille, ajoute-t-il. J’aimerais que tu les rencontres. Je m’entends bien avec ses fils, tu sais, il en a deux, douze et dix-sept ans. J’ai eu une longue conversation avec le plus âgé hier soir, j’avais l’intention de peaufiner mon sermon, mais il voulait parler, c’est important de ne pas rater ces opportunités. Il a du mal à communiquer avec son père…

Je joue distraitement avec le collier de perles. Greg a-t-il rejeté le monde des Semblables en partant habiter ailleurs ? Il ne semble plus intéressé par notre enquête. Sa façon d’absorber le choc des révélations récentes ? Ça ne durera sans doute pas - une petite dizaine d'années, qui sait… Pour le moment, il retrouve son univers, va à la rencontre des personnes normales qui cherchent leur voie. Il est l’homme du labyrinthe, celui que Vilma m’avait montré le 4 juillet… Un frisson me parcourt. Un peu froid, malgré le cardigan blanc, triste aussi…

Akira pose discrètement la main sur ma jambe. Nous échangeons un regard et sans qu’il ait besoin de dire un mot, je comprends ce qu’il veut communiquer. Ne tire pas de conclusion sur ce qui se passe aujourd’hui. Pas de pessimisme anticipé. Puis il lance à mon fiancé :

- On est censé partir tout à l'heure pour notre lune de miel. Semiahmoo Resort, au bord de l’eau, près de la frontière canadienne. Au besoin, Greg, tu nous suis avec Max, tu nous marieras là- bas…

Nous rions. Le temps s'écoule pendant lesquels Akira explique qu’il aimerait faire du canoë et des promenades avec Katsumi, et s’interroge sur la météo. Je jette un regard vers Amy, assise près de Libby. Elle a gardé longtemps les yeux sur les toiles. Elle se tourne vers moi. J’articule silencieusement ‘ça va ?’ et elle répond par une petite moue qui exprime un malaise aux contours incertains.

Finalement, les invités prennent place sur les chaises pliantes. Katsumi est absorbé dans une conversation avec une dame portant une robe lilas qui lui montre des photos de famille : un projet de portrait prend forme.

- Katherine est une agente formidable, souffle Akira. Elle lui trouve des clients, ce n’est pas la première fois…

Greg se penche vers mon frère.

- C’est sa façon de s’assurer qu’il reste près d’elle.

Katsumi regarde autour de lui, réalisant soudain le silence qui l’entoure. Tous attendent désormais le début de la cérémonie. Il interrompt gentiment le flot de paroles qui émane de son interlocutrice.

- Là, il faut que j’aille me marier. Nous pouvons continuer à parler ensuite, si vous voulez ?

La dame en lilas, confuse, étouffe un petit rire gêné, et s’assoit sur une des chaises. Katsumi nous rejoint.

- Alors, vous êtes prêts ? nous demande-t-il, comme si nous étions à l’origine du retard.

- Nous, oui, on est prêts depuis un moment, répond Akira, sarcastique. On a juste perdu le marié, si tu le vois, peux-tu lui demander de nous rejoindre ?

Katsumi se tourne vers Katherine qui le rejoint.

- Commençons ! dit-elle joyeusement.

 

3.

Le mariage de Katsumi et Akira est rapide et discret. Mais les surprises n’y sont pas absentes.

La cérémonie commence par une introduction de Katherine, qui ressemble à un rayon de soleil avec sa robe jaune pâle, une étole soyeuse bleu marine sur les épaules. Avant de passer la parole à Greg, elle rappelle à tous de ne pas prendre de photos. Akira et moi ne pouvons pas être vus ensemble. Ça veut dire que nous ne pouvons pas figurer l’un près de l’autre sur des photos de mariage qui risquent d'être étourdiment transmises sur internet.

Évidemment, ce n’est pas une explication que nous pouvons partager. Katherine annonce à mots couverts ce que Katsumi lui a confié : ils ont quitté le Japon précipitamment et ne veulent pas que des photos permettent à qui que ce soit de les localiser. Et cette version est tout aussi vraie. 

Sans faire de pause, elle passe la parole “au Révérend Gregory Williams”. Greg, un peu embarrassé, précise qu’il est trop tôt pour l’appeler ainsi. Katherine, tout en se plaçant derrière Katsumi - elle est son “best man” - fait une petite moue amusée qui minimise l’objection de son fils.

La cérémonie proprement dite commence. Greg parle avec calme, sans affectation, comme s’il avait derrière lui une longue expérience d’orateur et non des années de détention. Je l'écoute avec plaisir, impressionnée.

Les mariés échangent des vœux, d’abord en japonais puis en anglais. Ce que nous pouvons comprendre est sincère et sobre. Katherine et moi leur tendons les alliances qu’ils nous ont confiées : des anneaux en or où un petit saphir carré est inséré.

- Vous êtes maintenant unis par les liens du mariage, déclare Greg.

Après cette déclaration solennelle, voilà que tous deux me regardent. Greg n’a pas l’air surpris. Katsumi m’adresse la parole. 

- Max, j’ai quelque chose à te dire, peux-tu approcher ?

J'obéis, mal à l'aise d'être soudain le centre d’attention.

- Max, tu es maintenant ma belle-sœur. Mon mari et ton fiancé, tous deux, m'ont souvent parlé de ta gentillesse et de ton hospitalité. Et tu cuisines bien. 

Un rire léger, comme un murmure, parcourt l'assemblée.

- Tu as été mon invitée au Japon, et tu es mon hôte ici à Tacoma, alors j’ai pu constater moi-même que c’est vrai. 

Il sort un écrin de sa poche - j’entends des réactions de surprise autour de moi. Il en tire une bague surmontée d’une aigue-marine rectangulaire. Le bijou est volumineux, magnifique, un peu embarrassant.

- Peux-tu me donner ta main ? demande Katsumi.

- La main droite, précise Greg.

Katsumi place la bague sur mon annulaire, puis mon majeur - la bague est trop large. Finalement, mon index l’accueille. Cela me rappelle mon mariage, et le geste du prêtre enfilant mon alliance sur mon index et mon majeur avant de la placer sur mon annulaire, “au nom du Père, du Fils et du St Esprit”. Je regarde ma main. Ce qui me vient à l'esprit, étrangement, c’est “voilà une bague qui a du culot !” Puis je forme un poing. La bague ressemble à une avancée rocheuse au relief mystérieux d’un bleu limpide. Elle est lourde et étrangement confortable.

- S’il te plaît, ne me frappe pas, dit Katsumi en affectant une mine apeurée en regardant mon poing, ce qui suscite de nouveaux rires.

Je lui souris, le remercie, l’appelle mon frère.

- Puis-je t’embrasser ? demande le jeune homme.

La phrase s’adresse à moi, mais il se tourne vers Greg pour demander cette permission.

- Pas sur la bouche, dit mon fiancé, ce qui prolonge les rires.

Nous nous embrassons sur les deux joues. Je jette un regard rapide vers l’officiant. Se rend-il compte que, cette bague, il en est le destinataire ? En me la donnant, Katsumi cherche à se réconcilier avec lui. Greg nous regarde tous deux avec un sourire attendri.

Je retrouve ma place en retrait. C’est le moment où, traditionnellement, l'officiant donne la permission d'embrasser la mariée. Greg dit simplement.

- Vous êtes à présent mariés et vous pouvez vous embrasser.

Ils échangent un baiser rapide. Je jette un coup d'œil vers Amy. Elle fait une grimace comiquement abasourdie devant ce baiser qui a lieu dans le salon de sa mère, sous son auspice, quelques mois à peine après les discussions tourmentées qui ont eu lieu à cet endroit même, quand elle a annoncé ses intentions de vivre avec Libby. 

 

4.

La circulation ralentit progressivement sur I-5, l’autoroute qui, si je la suivais jusqu'à son terme, me conduirait en plusieurs jours à la frontière mexicaine en Californie.

Je suis en route pour le parc naturel de Nisqually, à quelques kilomètres au sud de Tacoma, où Guillain m’a donné rendez-vous et je ne suis pas en avance. Je suis partie plus tard que je ne l’avais prévu, du coup j’ai sauté dans la voiture sans repasser par la maison. Je vais rencontrer Guillain dans ma robe bleue, mes perles, mon cardigan et mes chaussures fines. Ce n’est pas du tout ce que j’avais prévu.

C’est de la faute de Georges, le frère de Katherine. Il m’a abordée après la cérémonie et nous avons bavardé en grignotant des sushis d’une façon si sympathique que j’en ai oublié l'heure. Je suis furieuse contre moi. Guillain n’a aucune envie de me parler. Il ne va pas m’attendre. Si je suis en retard, je lui fournirai une excuse en or pour que cette rencontre n’ait pas lieu.

Pour éviter l’inconfort des reproches que je mérite de me faire à moi-même, mon esprit se tourne naturellement vers des pensées toutes différentes. Le visage de George me vient à l'esprit, et son expression perplexe alors qu’il goûtait un sushi surmonté d'œufs de saumon, murmurant qu’il vivait une expérience surréaliste… Je souris. Il est venu sans sa femme Elmira, dont j’avais apprécié la grande bienveillance quand elle avait gouté mon jambalaya chaotique.

- Elle est très rationnelle, a expliqué son mari. Elle avait une activité à l’église, elle avait contribué à l’organiser, c’était impensable pour elle de ne pas y être. (Il rit) C’est une femme de devoir ! Elle m’a dit qu’elle verrait le portrait de Jackson lors de notre prochaine visite, et qu’elle aurait certainement l’occasion d’assister à d'autres mariages présidés par Greg. Elle n’a pas tort mais… être là quand cela arrive pour la toute première fois - la peinture encore fraîche sur la toile… Greg, ému, qui butte sur ses mots… Non, il n’a pas trébuché, mais tu vois ce que je veux dire… C’est dommage qu’elle ait raté ça. D’autant qu’en fait, ça la barbait un peu, cet évènement à l'église. Mais… femme de devoir…

Demain, Greg va prêcher pour la toute première fois. Il ne m’en a parlé qu’aujourd’hui. Il vient de célébrer son premier mariage. Je l’ai su par un des mariés il y a seulement deux jours. Et il ne m’a rien dit de sa confrontation avec Katsumi.

De plus, il se désintéresse de ce qui m’arrive. Il ne se souvient même plus de qui est Guillain alors que nous l’avons évoqué mille fois. Et il ne se préoccupe pas de ma sécurité plus que ça. Bon, il a intégré l'idée que j’ai accumulé quelques siècles d'expérience en combat rapproché, mais quand même…

Je ne souhaite pas qu’il m’accompagne. Je serai plus efficace seule et je ne crains pas Guillain. Mais il s’est montré si peu concerné.  Un grand détachement. N’est-il plus attaché à moi ? Pas de pessimisme anticipé, m’a soufflé Akira. Je n’ai pas de raison d'être optimiste non plus… Il vit notre éloignement avec aisance alors que son absence me pèse.

Me voilà arrivée à l'entrée du parc naturel. Suivant les instructions, que j’ai étudiées en ligne, je me gare à proximité du chemin, non pas une piste sous les arbres en forêts, mais une passerelle en pilotis qui permet de circuler au-dessus des marécages et lieux humides où oiseaux et batraciens ont leur habitat.

Guillain m’attend quelque part sur le parcours. Le soulagement de passer à l'action m’envahit. Je ne vais pas le rater, je le sais.

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Edouard PArle
Posté le 31/08/2023
Coucou Annececile !
Je suis assez tristoune devant l'évolution de la relation entre Max et Greg. Je suis tellement investi dans ces deux là, ça me fait mal de les voir s'éloigner petit à petit depuis quelques chapitres. Le comportement distant de Greg est notamment dur à accepter, on a du mal à comprendre ce qui l'explique. Ça lui ressemble pas, j'ai l'impression que ça cache quelque chose.
Sinon, intéressant de voir le mariage de Katsumi et Akira, un sacré couple ces deux-là. D'ailleurs, je trouve que tu gères bien le personnage de Katsumi, il reste fidèle à lui-même depuis le début alors que c'est un sacré électron libre.
Curieux de voir la suite avec Guilhain...
Mes remarques :
"Il est heureux de l'évolution de son œuvre mais les heures de tranquille isolement qu’il nous procure, à mon frère et moi, le chagrinent, comme ce moment où, avachis sur le divan, nous regardons en bavardant un documentaire sur Hawaii." phrase un peu longue, un peu dur à suivre
"Le mariage n’est pas un remède aux esprits instables." j'aime bien cette citation
Un plaisir,
A bientôt !
annececile
Posté le 01/09/2023
Tes remarques sont tres justes, comme d'habitude! Et sans vouloir tuer le suspense, ne sous-estime pas les liens entre Max et Greg que tu ressens avec justesse. Greg a du affronter tant de revelations sur ses liens de parente et maintenant sa propre existence et mortalite.... Il a besoin d'une echappee.
Merci de ton commentaire et a tres bientot!
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