CHAPITRE 47

CHAPITRE 47

 

1.

Les lattes en bois du chemin sur pilotis résonnent sous mes pas. Un peu de soleil perce, malgré les nuages noirs.

- Là- bas, regardez bien, vous verrez un héron bleu… et au même endroit, tout près des rampes, des petites grenouilles, on les voit à peine dans les feuillages…

Une mère de famille, qui termine sa promenade avec son mari et ses trois enfants, partage cette information, avec cette spontanéité chaleureuse typiquement américaine. Après l’avoir remerciée, je poursuis mon chemin et, dans mon dos, j’entends la voix de la petite fille : “elle est jolie, sa robe !”

A intervalles réguliers, un décrochement, toujours sur pilotis, permet aux promeneurs de s’asseoir sur des bancs, voir les créatures des marais de plus près grâce à des jumelles fixées sur une tige d’acier. Personne n’est tenté de quitter le sentier de bois pour explorer : nous sommes entourés de ronces portant des mûres en fin de saison et d’une végétation presque impénétrable, avec des fleurs de toutes les couleurs. Et bien sûr, quiconque quitterait le chemin se retrouverait les pieds dans l’eau.

Après avoir marché une dizaine de minutes, j'aperçois la silhouette de Guillain. Il est à moitié allongé sur un des bancs, offrant son visage au soleil, les yeux clos et ses longs cheveux roux libres sur ses épaules. Je m’approche, m’assois sur un des bancs qui lui font face sans rien dire. Il a dû entendre mes pas, mes chaussures ne sont pas exactement discrètes, mais il reste immobile. Moi aussi. A vrai dire, je ne sais pas trop par où commencer cette conversation. Guillain entrouvre un œil, puis se redresse et une expression surprise se peint sur son visage.

- Quelle élégance ! C’est la première fois que je te vois dans une robe de ce genre ! D'habitude, c’est plutôt… vieux jeans et T-shirt déchirés, enfin un truc bien hommasse…

Je choisis de rire. Évidemment, lui est habillé chic comme d’habitude avec un blazer sur une chemise claire.

- Tu as vraiment le don pour les compliments, “tiens, tu es moins hommasse que d’habitude”.

Il sourit. Je dispose près de lui, sur une feuille d’arbre, les mûres que j’ai cueillies en marchant jusqu’à lui. Il étend le bras, prêt à en attraper une - elles sont énormes, juteuses. Il suspend son geste et me jette un regard.

- Tu les as empoisonnées ?

- Bien sûr, j’ai toujours un peu de mort aux rats sur moi pour ce genre de situations.

Un sourire flotte sur son visage, puis il fourre deux mûres dans sa bouche. Une scène tirée de nos souvenirs de cohabitation dans les bois. Une sensation de chaleur, inattendue, se répand dans mes veines. Je suis contente de le revoir - comme lorsqu’il avait surgi dans mon appartement parisien. Cette joie imprévue, c’est sans doute ce qui caractérise notre relation. L’affection est insubmersible même si colère et les pires soupçons l’accompagnent aujourd’hui.  

- Je viens directement d’un mariage, c’est pour ça, dis-je en faisant un geste vers ma tenue.

Il fait mine d’avoir mal entendu.

- Tu t’es remariée ?

- Non ! Jamais remariée, tu le sais bien. Mon seul mari est mort juste avant notre rencontre… Je t’ai assez rabattu les oreilles avec lui, tu dois te souvenir !

Guillain se penche en arrière en croquant la dernière mure.

- Maximilien, Chevalier de Brisart ! lance-t-il en souriant. Oui, je me souviens. J’ai pensé à lui quand tu as dit ton nom dans cette église. Tu as pris son prénom. Je me suis dit : elle l’aime toujours. On est bien pareil, finalement, un seul amour pour l'éternité.

Nous échangeons un sourire. Je poursuis cette piste.

- J’en déduis que tu penses toujours à Marie… C’est beaucoup plus récent, il faut dire.

- Dans cinq siècles, je penserai toujours à Marie, dit-il sombrement.

- Pourtant… quand on s’est aperçu dans cette église, tu étais avec une fiancée, non ? Linda quelque chose ?

Il soupire et marmonne une onomatopée que je ne saisis pas mais dans le registre de la dérision.

- Linda Wright. Ça te dit quelque chose, ce nom ?

Oui, le nom est familier. Il voit mon hésitation.

- Son père s’appelle Edward Wright. Et le père d’Edward était Winston Wright. Ça, tu dois te souvenir, quand même !

- L’officier britannique qui avait été parachuté dans notre coin et qu’on a réussi à exfiltrer ?

- Lui-même ! Je savais que ce prénom réveillerait ta mémoire ! Vous aviez couché ensemble, non ?

J’ignore la question et fait un geste perplexe.

- Et tu épouses sa petite-fille parce que….?

- Je ne l'épouse pas, évidemment !

Il lève les yeux au ciel, abasourdi que je puisse croire une chose pareille. Il poursuit :

- Une demande en mariage est une bonne façon de prétendre faire partie d’une famille. Le père de Linda, Edward donc, a émigré aux USA à vingt ans. Il est devenu historien, prof d'université. En ce moment, il écrit une biographie sur son père, héros, homme d'État, tu vois le genre… tout un chapitre sur la guerre, notre réseau. Winston était avec nous peu de temps avant les arrestations. Je voulais savoir ce que son fils historien en dirait. Son bouquin va paraître, ce n’est pas un manuscrit qui va rester dans un tiroir.

Il me scrute pendant de longues secondes et, comme cela se produit parfois avec lui, je devine ce qu’il a en tête. Winston, présent parmi nous si peu de temps avant que le réseau ne tombe. Nous avons été proches, lui et moi. Guillain pense que j’ai pu lui parler, et qu’il aurait plus tard confié toute l’histoire à son fils. L’obsession de Guillain est toujours aussi vive. Mes pires craintes se confirment mais je garde un ton léger pour demander :

- Et que dit-il dans ce chapitre ? Tu as pu le lire ? Il parle de nous ?

Guillain rit soudain et fait un bruit de bouche sarcastique.

- Pas un mot ! Pas un mot sur aucun d’entre nous, même pas toi ! Il ne parle que des officiers anglais, leur vie, leurs ambitions, leur entraînement… C’est à peine s’il mentionne que des Résistants français ont sauvé la vie de son père. Quand je pense…

- Et qu’aurais-tu fait s’il avait parlé de nous ? Tu l’aurais fait exploser, lui et son bouquin ? C’est devenu ton style, apparemment…

Guillain se fige. Il n’avait pas vu cette accusation venir, et je dois dire, moi non plus. Mais l’impatience, l'inquiétude et la colère montent en moi et me font agir impulsivement.

- C’est Helmut Muller qui t’a dit ça ? Bergaud, comme certains l’appellent ici ? réplique-t-il, rougissant de colère. Tu sais quel type horrible il est, Helmut ? Gestapo et le reste… Et tu…

- Oh ne prends pas ton air vertueux en essayant de te cacher derrière lui ! J’en sais plus que toi sur ce sale type, crois-moi. Et je sais aussi que c’est toi qui lui as dit comment me trouver, alors tu peux descendre de ton piédestal!

- Et il t’a donné mon numéro de téléphone, n’est-ce pas ?

- La différence, c’est que moi, je n’ai pas essayé de te détruire !

Guillain reste silencieux un instant, le visage crispé, cherchant à contrôler sa colère. Les émotions fortes le rendent fébrile. 

- Mais qu’est-ce que tu racontes, dit-il lentement. Le coupable a été arrêté, il est détenu et fier de proclamer qu’il t’a tuée !

- Oui, je veux bien croire que, manipulé par Dieu sait qui, toi, pourquoi pas, il a placé ta bombe, comme je le faisais pendant la guerre.

Guillain secoue lentement la tête pour nier ce dont je viens de l’accuser. Je pressens qu’il va se lever et mettre fin à notre conversation en se drapant dans sa dignité. J’ai besoin d’en savoir plus! Vite, un autre angle…

- Tu es en contact avec Marie ? Est-elle toujours en vie ?

Il me regarde, distrait par l’apparition de sa bien-aimée dans notre échange.

Je poursuis :

- Elle doit avoir… attends… Près de 90 ans, maintenant ? Si elle vit toujours… Elle est née en 1925, non ? Ou 1927, je ne sais plus. Elle me l’avait dit pourtant. Elle doit être une belle vieille dame.

Guillain regarde droit devant lui tandis qu’un couple de promeneurs passe près de nous et nous salue. Je leur réponds et reporte mon regard vers mon frère. Son expression a changé. Il prononce :

- Marie est née au 19eme siècle.

Il se tait, le temps que je comprenne. A mon tour d’avoir le souffle coupé.

- Bibiche est une Semblable ?

- Oui. Ne l’appelle pas Bibiche. Ses parents fermiers étaient en fait ses arrières-petits neveux. Elle n’avait encore jamais rencontré quelqu’un comme elle. Elle pensait être une anomalie, seule au monde…  Elle était si heureuse quand je lui ai dit que nous étions Semblables… 

- C’est comme ça que tu as fait sa conquête… ?

Guillain fait un geste du bras pour chasser ma question. Plongé dans ses réminiscences, il reprend :

- A la fin de la guerre, j'espérais enfin l'épouser, vivre paisiblement. Mais elle a voulu en savoir plus sur la fin du réseau. Elle a interrogé ceux qui revenaient des camps. Elle en a tiré toutes sortes de conclusions et m’a quitté. Je l’ai cherchée pendant un demi-siècle. Finalement, il y a trois ans, je l'ai retrouvée en Islande. Elle était contente de me voir, après tout ce temps ! Mais elle est persuadée que la fin du réseau est de sa faute. Ce n’est pas le cas ! S’il faut désigner un coupable, c’est moi.  En tout cas, le résultat, c’est que nous n’avons pas d’avenir tant qu’elle reste sur cette idée.

Je sens les battements de mon cœur s'accélérer tandis que les conséquences de ce qu’il m’apprend se mettent en place dans mon esprit.

- Tu es parti dans cette espèce de croisade, de voyage dans le temps, pour éliminer toutes les preuves de ta trahison ? Pour la convaincre que tu n’y étais pour rien ?

Guillain ne répond pas, les yeux dans le lointain, mais je note qu’il ne nie pas.

- Alors, quand tu es venu me voir, chez moi à Paris, c’était pour ça ? Tu voulais savoir si je représentais un danger pour ton avenir avec Marie ? Mais pourquoi ? Elle ne sait même pas que je suis toujours en vie ! Solange est morte en 1945 ! Tu ne risquais rien avec moi…

Guillain sursaute comme si je venais de le piquer avec un harpon.

- Je ne risquais rien ? Marie était ton amie. Il lui suffisait de venir à Paris, d’aller par hasard dans ton restaurant… Elle t’aurait reconnue, et t’aurait posé mille questions. Tu la vois, devant toi, te suppliant de lui dire la vérité? Tu étais bien trop contente de me prouver que j'étais coupable, tu lui aurais tout dit !

Entendre ses explications me fait mal. Je le soupçonnais mais j’avais espéré jusqu'à cet instant qu’il allait démontrer au contraire qu’il n’était en rien mêlé à ma destruction. Je pousse mes émotions de côté et reprends :

- Tu sais, je me suis toujours demandé ce que j’aurais fait à ta place, pendant la guerre. J’ai été torturée par la Gestapo, j’ai souffert à Buchenwald, mais je ne t’en ai jamais voulu… parce que, honnêtement, j’aurais peut-être fait pareil. Par exemple, si j’avais rencontré Brisart à cette époque-là. Que n’aurais-je pas fait pour le protéger…

Brisart n’aurait jamais voulu que d’autres meurent à sa place. Mais Guillain me croit aussitôt et son visage s’adoucit. Il dit, presque à mi-voix.

- Elle était si jeune, même pas un siècle. Si vulnérable. Toi, tu avais vécu, tu étais une dure à cuire…

Il ne parle pas des autres Résistants, personnes normales encore plus vulnérables, qui ont succombé à cause de lui. Mais ce n’est pas le moment de les mentionner. Je dois comprendre ce qui s’est passé cette année.

- Mais là, au 21eme siècle, tu as décidé de me détruire, alors que Marie n’était pas en danger ? Juste pour une hypothèse ? Pour te protéger du risque éventuel que nos chemins se croisent, qu’elle me reconnaisse et me parle ? Tu m’as détruite pour ça ?

Il baisse la tête, reste silencieux. Je reprends :

- Quand tu m’as demandé pardon, chez moi, avant de repartir… Tu parlais du passé ou de ce que tu allais me faire ?

Silence toujours. Puis il dit finalement :

- Les deux, je crois…

Moment de silence. Il ne va pas supporter longtemps le poids de la honte qu’il ressent en cet instant. C’est le moment de poser des questions pratiques.

- Alors, comment as-tu fait pour trouver Michel, mon sous-chef ? Comment as-tu su ?

Il réfléchit, et son besoin de partager ses émotions, expliquer ses décisions est une fois de plus le plus fort.

- Je n’ai jamais complètement perdu le contact avec Helmut, explique-t-il. Après la guerre, lui et quelques autres ont commencé à se faire connaître comme des gens qui peuvent résoudre ce type de situation.

- Des tueurs à gage ?

- C’est plus sophistiqué que ça. Ils trouvent quelqu’un, dans l’entourage de la personne à éliminer, qui a une solide rancune contre elle. Ils le manipulent pour le convaincre de passer à l'action, fournissent la logistique. Je ne sais pas comment ils font… Mais c’est efficace, que la cible soit un Semblable ou une personne normale.

Je reste songeuse un moment, sous le choc de cette calme description de morts programmées et d’existences perdues, puis me résous à reprendre la parole.

- Alors Iain, l’Ecossais… c’était toi aussi, forcément ? Une autre de tes bombes…

- Oui, quand la cible est un Semblable, la bombe est quand même la façon la plus rapide d’assurer une destruction, surtout quand celui qui commet l’acte ne connaît pas notre existence. On ne peut pas lui dire : lui tirer dessus ne suffira pas. Bon, pour Iain, il y avait un mécanicien, dans l'aérodrome où se trouve son Cessna, qui avait mal vécu leur rupture…

- Pourquoi détruire Iain ? Il n’était au courant de rien…

- Il était dans la Resistance ! Il savait qui j'étais ! Et quand je suis venu te voir à Paris, j’ai vu sa photo, sur ton mur, vous étiez ensemble lui, toi et ton Japonais. Tu le connaissais ! Tu lui avais peut-être tout dit ! Et de là…

Je plonge mon visage dans mes mains. La destruction de Iain est partie de mon salon, de cette photo qui me faisait plaisir à regarder, alors que Akira me manquait tant. Une photo dans un domicile privé, loin des médias, ce n’était pas censé être dangereux pour qui que ce soit…

Les nuages s’accumulent. Il va sans doute pleuvoir bientôt. Mais je ne peux pas faire un geste, clouée sur ce banc, anéantie. Guillain ne bouge pas non plus. Le silence s’installe

 

2.

Je lève la tête, lentement. Je dévisage mon frère. Les mots “je ne connais pas cet homme" traversent mon esprit. Je regarde un monstre. Je romps le silence.

- Et maintenant ?

Il soupire, une expression lugubre sur ses traits. Il pense sans doute que je lui fais passer un mauvais quart d’heure, avec - comment m’avait-il décrit à Milo ? - mon intransigeance, ma sévérité.

- Maintenant, quoi ?

- Tu ne m’as pas détruite.

Un petit sourire lui vient aux lèvres. Il a même l’air fier de moi.

- C’est vrai… Comme je le disais, tu es une dure à cuire… Quoi qu’il advienne, tu t’en tires toujours.

- Est-ce que tu vas recommencer ? Dois-je m’attendre à une autre bombe, demain ou dans dix ans ?

Il est saisi. Il ne s’était pas posé la question. Pas encore. C’est pourquoi il faut que je l’aborde, maintenant, avant qu’il ne soit seul, submerge par une nouvelle évidence qu’il faut me faire disparaître.

Il me regarde avec intensité. Le temps s'arrête. Je suis le déroulement de ses pensées. Vivre avec cet homme imprévisible m’a appris à le lire. Il réalise que je suis encore plus dangereuse pour lui aujourd’hui, depuis ses confidences, que je ne l’ai jamais été. Je ne peux pas le dénoncer aux autorités mais qui sait si je ne vais pas tout dire à Marie ? La trouver, exposer Guillain comme le psychopathe qu’il est ?

Une lassitude le prend. Une nouvelle bombe ? C’est cher et dangereux à réaliser. Il faut aussi trouver un nouveau coupable pour m’atteindre. Je suppose que les services de Bergaud et ses complices sont hors de prix.

Le parc, en cette fin d'après-midi, est silencieux. Reste-t-il des promeneurs par ce temps menaçant ? Nous pourrions imaginer que nous sommes seuls au monde.

Cette situation, il pourrait la conclure à l'instant. Il est le pasteur d’une secte où tout le monde est armé. Il n’est pas venu rencontrer la victime de son crime sans un revolver. Pendant la guerre, il se débrouillait bien avec un pistolet automatique. Nous sommes isolés, il a peut-être un silencieux. En quelques instants, il peut me cribler de balles, puis s’acharner sur mon corps pour rendre toute cicatrisation impossible. S’enfuir, quitter le pays et son identité avant que mon absence n’alarme qui que ce soit.   

Ses yeux ne quittent pas les miens. Je sens l'adrénaline l’envahir, il va agir. Il faut le faire dérailler.

- C’est sans doute un prétexte, dis-je. Tu n’y as jamais pensé ? Marie ne veut plus de toi. Cette histoire de trahison, c’est un prétexte.

- C’est faux ! réplique-t-il en se levant, ses pensées désorganisées par ma déclaration.

Il plonge la main sous le pan de sa veste, où j’aperçois un holster. Il tremble - je discerne un angle d’attaque, je me lève à mon tour et lance un coup de pied dans son entrejambe, comme si j’envoyais un ballon de football vers un but imaginaire. Ma chaussure à bout pointu fait mouche.

Il se plie en deux en poussant un gémissement étouffé, une sorte de couinement qui m’aurait donné envie de rire dans un autre contexte. Je concentre dans mon poing - celui armé de l’aigue-marine - toute la force, la rage que je peux rassembler. Les deux pieds à nouveau solidement plantés au sol, mon corps accompagne mon crochet qui vise l’espace juste sous ses côtes, sur son flanc droit. Je vise son foie. Il accuse l’impact, se penche en avant, s’effondre. Une douleur intense traverse la main qui l’a frappé.

En quelques gestes, stimulée par l’urgence du moment, je le fouille de ma main valide. Il gémit, essayant de se dégager, mais n’a pas la force de m’en empêcher. Je m’empare de son arme, la lance d’un geste dans le marais qui nous entoure. Le héron bleu prend son envol, suivi d’un couple de canards. Ils émettent ce qui ressemble à des protestations indignées.

Guillain n’a pas perdu connaissance, il cherche à retrouver son souffle, scié par la douleur.  Il réussit à se relever, s’assoit sur le bord du banc, me tournant le dos, toujours plié en deux.

Va-t-il faire une nouvelle tentative quand il sera remis ? Sans arme, il peut tenter de m'étrangler, surtout après ce que j’ai dit sur Marie.

Les conseils de prudence de Milo me reviennent en mémoire. Je cicatrise beaucoup plus lentement que Guillain en ce moment. Ma main est sans doute fracturée autour de l’aigue marine. Je ne peux plus bouger mes doigts. La douleur engourdit mon bras. Pourquoi n’ai-je pas pris Veronika avec moi ?

La respiration de Guillain devient plus régulière. Je pourrais fuir, mais ce n’est pas ainsi que notre rencontre doit se terminer. Il faut une conclusion. Je ne veux pas vivre avec la crainte d’une explosion jour après jour. C’est une douleur épouvantable. Et qui, dans mon entourage proche, risquerait d'être aussi atteint par la déflagration ?

Je me penche vers Guillain.

- Il faut en finir. Écoute-moi.

 

3.

Je répète mon offre plusieurs fois de suite, après qu’il se soit redressé, sans certitude qu’il m’entende ou comprenne mes paroles. Finalement, il me regarde.

- Qu’est-ce qui me prouve que tu tiendras parole ?

Il a de la chance que j’aie jeté son arme. A cet instant, je pourrais le tuer. Je réplique sèchement :

- Moi, je ne t’ai jamais trahi. Tu as toujours pu me faire confiance. Je veux simplement… que nous quittions cet endroit, tous les deux en paix. Tu as droit au bonheur… Marie aussi. Alors je te promets, solennellement, sur la tombe de mon mari, sur l’existence de mon âme, que je ne lui dirai rien, si un jour nous parlons, elle et moi. Si elle me pose des questions sur toi, sur la guerre, je lui dirai que je ne sais rien. Je lui dirai que sa quête de vérité, c’est dans son cœur qu’elle doit la faire, pas dans l’histoire de la deuxième guerre mondiale. Pas un mot du passé. Tu as sans doute mieux à faire que de chercher à me détruire. Tu as raison : je suis dure à tuer. Pourquoi dépenser cette énergie, ces ressources alors que je ne suis pas une menace? Vis ta vie, laisse-moi vivre la mienne. Tu as ma parole.

Guillain me regarde, évaluant ma proposition. Il voit ma propre lassitude, devine la douleur même si je ne lui ai parlé de ma main blessée. Nous avons ce lien ancien qui n’a jamais été complètement rompu. Et il doit se rendre à l'évidence : contrairement à lui, je ne lui ai jamais causé de tort. Il acquiesce et promet à son tour de ne plus menacer ma vie ou celle des miens.

Nous nous levons précautionneusement et marchons lentement vers le parking. Guillain boite et fait une grimace en posant la main sur son côté droit.

- Tu m’as vraiment fait mal… se plaint-il.

- Toi aussi.

Mon ton est sec et je m’en tiens là. Je pourrais écrire des pages entières de douleurs causées par Guillain dans ma vie. Mais à quoi bon ? Il en viendrait à douter de ma bonne volonté à tenir ma promesse. Et il aurait raison.

Si un jour Marie se tient devant moi avec des questions sur lui, je ne lui dirai rien, pas un mot, comme je m’y suis engagée.

J'écrirai mes réponses et elle ne repartira pas sans elles.

 

4.

Nous nous séparons dans le parking alors que la pluie arrive. Sa voiture est sous un arbre, un peu plus loin, une large Buick bleu marine. Il jette un regard vers la mienne. Nous sommes bien les derniers à quitter la réserve naturelle en cette fin d'après- midi.

- On tourne la page, déclare Guillain. Fin d’un chapitre. On ne se reverra peut-être pas avant cinq ou six siècles… Ce ne sera pas plus mal.

Il exerce prudemment une rotation de son torse, comme s’il s'échauffait. La douleur doit s'atténuer. Je n’ai pas frappé bien fort. Mon manque de pugnacité est inquiétant. Je devrais m’entrainer.

- Si tu as besoin de moi, reprend-il. N'hésite pas. Je suis toujours ton frère.

Alors que je suis sur le point de répondre par une vague phrase, tout en songeant que dans une telle hypothèse, j'hésiterais au contraire abondamment, je m'arrête net.

- Tu as connu Aemouna ? Ses amis sont inquiets, elle n’a pas donné signe de vie depuis plusieurs années.

Son expression change. Il sait quelque chose, mais doit rassembler ses pensées.

- Je l’ai rencontrée au 18eme siècle. Elle est charmante ! Un jour, récemment, j’ai entendu Helmut et ses associés parler d’elle, comme s’ils ne savaient pas trop quoi faire… Ils avaient l’air de dire qu’elle était dans une zone de danger, un endroit où il était difficile d’aller. Pour tout te dire, ça m’a donné l’impression qu’ils voulaient lui venir en aide mais qu’ils avaient peur.

Sa réponse me déconcerte mais permet de mettre fin à notre rencontre sur un ton presque normal. Après un petit geste de la main que je ne peux pas imiter - je me contente d’un mouvement de tête - Guillain s'éloigne vers sa voiture.

 

 

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Edouard PArle
Posté le 06/09/2023
Coucou Annececile !
Sacré chapitre ! Ca faisait bien longtemps que Max évoquait Guilhain donc j'étais très curieux de voir le résultat de leur rencontre. C'est pas très différent de ce que j'imaginais, un personne assez ambigu, nuancé et humain mais en même temps vraiment sombre, un peu à l'image de Bergaud, qui ne prend pas conscience des horreurs qu'il commet.
La tension monte au fur et à mesure de la scène, le petit combat est chouette, ça montre à quel point Max le connaît, elle anticipe toutes ses actions. Le passage de la photo est vraiment triste, on comprend bien la réaction de Max )=
Bergaud a l'air de savoir quelques trucs sur Amouena, à creuser... J'imagine que cet enjeu va prendre de l'importance dans les prochains chapitres...
Mes remarques :
"Tu as pris son prénom." ohh j'avais même pas capté, c'est super mignon ^^
"- Il était dans la Resistance ! Il savait qui j'étais !" -> Résistance
"Le silence s’installe" Point après installe ?
Un plaisir,
A bientôt !
annececile
Posté le 10/09/2023
Apres des voyages imprevus IRL, je me retrouve dans mon cadre. et devant mon ordinateur. Je te remercie de ton commentaire ! Je suis contente que ce chapitre te plaise, et te paraisse credible. Merci ! Et j'apprecie la facon dont tu ecris Guilhain, c'est tres possible que je te le pique ! :-)
Aryell84
Posté le 04/07/2023
Coucou!
J'ai mis un peu de temps à lire ce chapitre parce que ma vie hors PA a été bien mouvementée, mais je suis ravie de retrouver Max, surtout en ce moment critique !
On ressent très bien à quel point c'est dur pour elle d'être face à Guillain, dont elle continue de se sentir hyper proche tout en le haïssant pour tout ce qu'il a fait. J'avoue que Guillain suscite des sentiments vraiment contradictoires, parce qu'il a été mis face à un choix super difficile pendant la 2nde guerre mondiale, mais il a quand même l'air d'avoir été un peu félé depuis le début, et son absence de remords est vraiment horrible, ainsi que son incapacité à prendre la responsabilité de ses actes qui le pousse à faire des choses horribles pour échapper aux conséquences. Et je me demande s'il va vraiment tenir sa promesse.
En tout cas on en apprend plus, notamment sur Bergaud (c'est répugnant son affaire!), et on a une potentielle piste sur Aemouna, même si c'est difficile de savoir si Guillain ment ou pas donc on verra bien. Et Max est super lucide et intelligente pendant toute la scène, c'est vraiment top, on est fier d'elle !!!
Une seule petit coquille: « submerge par une nouvelle évidence » → submergé
Hâte de connaître la suite!!!
annececile
Posté le 05/07/2023
De tout coeur avec toi pour les hauts et les bas de la vie hors PA! Welcome back! Tu as tout a fait raison dans ton appreciation de ces deux mecs... Cette ambiguite est exactement ce que j'esperais rendre, ton commentaire est d'autant plus precieux.
La suite ne va pas tarder! A tres bientot!
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