Chapitre 46 - Au coeur du fantasme

Notes de l’auteur : Mille excuses j'avais malencontreusement publié le chapitre 47 en lieu et place du 46.
Voilà le vrai chapitre 46; l'autre est en toute logique devenu le chapitre 47...

Ma nouvelle coupe de cheveux n’en finissait pas de susciter des commentaires.

 

Mardi, après avoir couru, Chloé me dit tout le bien qu’elle en pensait. Ses compliments prirent forcément une tournure moins neutre, maintenant que je savais qu’elle aimait les femmes. Néanmoins, elle avait le droit de trouver que les cheveux courts m’allaient bien, sans pour autant avoir envie de je ne sais quoi sans rapport avec ma coiffure !

Mercredi, Eva passa une bonne partie du cours particulier à glousser en me regardant. A se demander pourquoi on parlait de l’âge bête… Son père sacrifia au rituel de fin de séance en me donnant mes trente euros, et me reluqua sans même tenter d’être discret. Pour une fois qu’il avait une bonne excuse avec ce changement d’allure, il n’allait quand même pas laisser passer une telle occasion. Bien sûr, son regard ne fixa que très peu ma chevelure.

Dans la foulée, mes copines de danse, ainsi que la prof égyptienne, furent enthousiastes. De l’avis unanime, mon nouveau look m’inscrivait davantage dans l’esprit de la danse orientale que nous étions en train de travailler. Mes cheveux rabotés étaient plus modernes et plus pratiques que mon ancienne tignasse interminable, qui ondulait avec moi sur le périlleux exercice de la danse du ventre.

Tout le monde était ravi.

 

Ces bons sentiments me menèrent confortablement à mercredi soir, veille du rendez-vous avec Nicolas. Mélanie m’ayant proposé de dîner avec elle, je parcourus vers 19 heures les quelques décamètres qui séparaient nos paillassons. Elle avait pris le temps de préparer des spaghettis aux gambas, qu’elle avait faites flamber au pastis. Je doutai que cette recette fût sicilienne, mais au moins nous restions au bord de la Méditerranée. Le sujet obligatoire fut présent toute la soirée, sans l’expliciter vraiment, Mélanie ignorant si j’avais envie d’en reparler. Son invitation était une porte ouverte. A moi de savoir si je voulais la franchir ou pas. Je ne l’abordai qu’en fin de soirée, devant un petit verre en cristal vénitien pour la troisième fois rempli de limoncello.

 

-Je n’ai toujours rien décidé.

-Sérieusement ?

-Ouais… Je vais le faire, mais ça va être au dernier moment, je le sens.

-Demain à 11h50 ?

-Non… si je vais au bout, faut que j’emmène des affaires en cours, pour me changer à l’hôtel, je n’aurai pas le temps de repasser chez moi avant de filer là-bas. Donc je dois trancher au plus tard demain matin.

-Oh ma poulette, tu bottes en touche, là !

-Je sais.

 

Tout avait déjà été dit. Mélanie me tendit plusieurs perches pour en parler à nouveau, mais il fallait que ça se termine entre moi et moi. Je la quittai pour retourner dans mon studio et, enfin, réfléchir et décider quelque chose.

 

Every finger in the room

Is pointing at me

 

Je me posai sur mon canapé, et des pensées contradictoires m’assaillirent. Je sentais bien que je transformais cela une sorte de défi personnel, dans lequel l’argument de l’argent était présent sans être en première ligne, comme ces lobbyistes qui sèment leur rhétorique dans des luttes d’influence souvent perdues d’avance pour qui tente d’y résister. Mon esprit avait déjà court-circuité les arguments susceptibles de me faire renoncer au basculement dans l’escorting. En le banalisant (après tout, c’est à peine plus que ce que je fais déjà pour trois fois moins cher), en le sublimant (quand même, on touche au luxe), en le dédramatisant (c’est juste du sexe, pas de l’amour), en le rendant utile (ça va en faire, du fric, je fais ça quelques temps et après je pourrai tout arrêter y compris les massages et finir mon master en étant tranquille), voire en le transformant en lutte féministe (c’est mon corps, j’en fais ce que je veux), pourquoi pas, après tout, quel besoin d’objectivité avais-je au seuil d’une décision aussi intime et donc subjective ?

Peu à peu je me rendis-compte qu’il y avait autre chose. L’idée se dessinait, sortant du brouillard derrière lequel elle se cachait depuis plusieurs jours. Depuis plusieurs semaines, même. Qui sait si cette idée n’était pas là depuis plusieurs années ?

 

Et si jouer les escorts était tout simplement un fantasme personnel ? Avec tout ce que cela suppose d’irrationnel ?

 

Comment expliquer autrement cet acharnement à déjouer les arguments les plus évidents qui auraient dû les uns après les autres me faire renoncer à un tel projet, et même m’empêcher d’en avoir ne serait-ce que l’esquisse de la convoitise ? Comment expliquer autrement… mon dieu était-ce possible … que l’idée d’arpenter les couloirs d’un hôtel de luxe en tenue ultra sexy, pour faire l’amour contre des sommes astronomiques, puisse m’exciter ?

A quoi répondait-il, ce fantasme ? Et à qui ? A la jeune fille bien sous tous rapports qui avait pour le moment essayé de s’encanailler en massant des verges, en se faisant percer le nombril, en coupant ses cheveux longs de petite blondinette modèle, et en se tatouant la cheville ? A l’écolière parfaite, à qui avait succédé la collégienne parfaite, à qui avait succédé la lycéenne parfaite, à qui avait succédé l’étudiante parfaite, et qui vacillait sur son trône depuis deux mois ?

Était-ce seulement ça ? Une chrysalide lassée d’être aussi lisse, et qui se fissurait ? Lola était-elle le pied de biche forçant sur la carapace pour qu’enfin elle s’ouvre ?

 

I wanna spit in their faces

The I get afraid of what that could bring

 

Décider de passer à l’acte ou non n’était pas le problème. Il me sembla que cette décision avait été préparée dès mon premier jour, quand le body-body avec Nicolas sous l’œil inquiet de Mélanie m’avait retourné les sangs. Puis elle avait été mûrie patiemment pour en arriver à cette soirée de veille. Cela semblait désormais une issue évidente.

Le problème était d’assumer. Pas d’assumer de coucher avec un client, en passant à l’escorting occasionnel. Non. Assumer d’en avoir envie. Assumer que ce fût un fantasme habilement déguisé qui prenait vie aujourd’hui.

 

Je me couchai apaisée. Le plus dur est toujours le doute. Et je ne doutai plus.

 

Le matin du jeudi 5 avril 2012, je mis délicatement dans un petit sac à dos discret une tenue appropriée, puis allai en cours en jean, pull printanier et ballerines.

A 11 heures, je sortis de l’amphithéâtre et pris mon tram avec mon sac à dos dans lequel je transportai également mes affaires de cours et mes affaires personnelles. Je descendis dans le centre-ville vers 11h30, et me dirigeai vers l’impasse qu’occupait l’hôtel prévu par Nicolas. Mon cœur commença à s’accélérer quand j’arrivai en face de l’établissement, situé au fond de la ruelle. On pénétrait d’abord dans une cour intérieure en passant sous une arche, puis une allée pavée longeait d’un côté un bâtiment à colombages qui accueillait des chambres sur deux étages, et de l’autre un muret au pied duquel diverses plantations composaient un jardin paysagé et apportaient une touche zen à cet ilot perdu au milieu de la ville. Au fond de cette cour, une immense baie vitrée tenait lieu de porte d’entrée de l’hôtel, au rez-de-chaussée du bâtiment principal dont la maison à colombages était l’annexe. Je m’assis sur un banc dans la partie paysagée de l’allée, et sortis le smartphone de Lola. Il était 11h45. Nicolas m’avait laissé un sms qui disait sobrement : « chambre 19, je t’attends impatiemment. »

 

Je me levai, posai mon sac à dos sur une épaule, et franchis la baie vitrée. Le hall de l’hôtel était somptueux mais sobre. Sur la droite de l’entrée, un salon abritait de chaleureux fauteuils rouges qui semblaient moelleux et confortables, disposés par deux ou par trois autour de petites tables basses noires laquées de formes variées. Sur plusieurs d’entre elles de magnifiques bouquets de fleurs avaient été disposés dans des vases simples de verre ou de cristal, aux formes d’amphores. Le mur du fond était en pierres véritables aux tons beiges, orangés, ocres clairs et blancs cassés. Un parquet massif apportait de la chaleur à cette pièce accueillante, baignée de lumière, qui invitait à la lecture, aux bavardages entre amis, ou à l’apéritif. J’aperçus une porte sur le côté de ce petit salon, qui me sembla être celle menant aux toilettes. Je m’y rendis sans avoir eu à passer devant l’accueil qui se tenait à gauche de l’entrée.

La partie réservée aux dames était un cabinet complet et unique, dans lequel on s’enfermait sitôt qu’on y était entré, se retrouvant seule et tranquille devant le miroir et un lavabo design, premier sas luxueux avant la partie toilettes située derrière une deuxième porte. Je me déshabillai entièrement devant le miroir, sortis les vêtements que j’avais emmenés ce matin, et les remplaçai dans le sac à dos par ceux que je venais d’ôter. Léa se transformait en Lola.

 

I gotta have my suffering

So that I can have my cross

 

Je commençai par passer le tanga en dentelle de couleur vieux rose, qui épousait si bien mes fesses, puis le soutien-gorge rembourré assorti. Je vaporisai une retouche de parfum sur ma nuque et sur mon décolleté, puis gainai mes jambes des bas noirs autofixants, qui masquèrent le frais tatouage, la rose s’effaçant provisoirement derrière l’ombre de lycra. Je me glissai ensuite dans la jupe crayon grise, qui allongeait ma silhouette, la taille haute tirant le regard de mon ventre plat vers le bas de mes cuisses où s’arrêtait la jupe en moulant mes hanches et mes fesses. Je me hissai alors de dix centimètres sur les sensuels talons aiguilles de mes bottines en suédine rouge qui soulignaient par en-dessous la courbure de mes chevilles. Enfin, je passai par-dessus mes épaules un top rose que j’avais retrouvé dans mes affaires. Je l’avais peu porté, car il était difficile à associer. Il était très décolleté, l’ouverture étant étroite mais plongeant assez bas, jusqu’à la jonction entre les deux bonnets du soutien-gorge, dégageant un « V » étroit et indécis qui serpentait entre les seins.  Le vêtement était sans manches, cintré par une fine ceinture de la même couleur rose, puis descendait sur la naissance des hanches. L’accord avec la jupe était parfait. Mais terriblement sexy. Les bottines fournissaient le rappel de couleur tout en accentuant encore la cambrure de ma silhouette et le galbe de mes jambes. Je remis du rouge à lèvres, le vif. Le rouge-noir était réservé à Léa. Et Léa venait de prendre congé. Je jetai un coup d’œil à ma montre : 12h02. Mon cœur accéléra encore, derrière mes seins poussés vers la sortie du décolleté par les bonnets ampliformes.

 

J’attrapai mon sac à dos. C’était moins glamour qu’avec un sac à main, mais l’étudiante métamorphosée en escort-girl n’avait pas le choix. Il était toutefois discret et passait inaperçu, surtout au regard de la tenue que je portais. Je traversai le petit salon cosy où un homme venait de s’installer, le journal du matin entre les mains. Son regard se posa sur moi. Je le lui rendis sans sourire, et ses yeux divergèrent. Il ne manqua pas une miette du spectacle, une fois que mon dos et toute le reste lui fût offert. Je m’arrêtai devant le comptoir de l’accueil. Une femme à la politesse très professionnelle me souhaita la bienvenue.

 

-Bonjour mademoiselle, en quoi puis-je vous être utile ?

-Bonjour, la chambre 19 s’il vous plait ?

-Oui, c’est au deuxième étage de l’annexe. Vous ressortez et vous avez un escalier extérieur qui va vous mener à la terrasse du deuxième étage. La chambre 19 est l’une de celles le long de cette terrasse qui court sur tout le bâtiment.

-Je vous remercie.

-Je vous en prie, bonne journée mademoiselle.

 

J’aurais pu me changer dans la chambre de Nicolas. C’est du reste ce que je lui avais indiqué vouloir faire. Mais puisque j’étais en pleine réalisation d’un fantasme personnel, j’avais finalement joué le jeu et été jusqu’au bout de l’idée et du désir enfoui au fond de moi. Être regardée, susciter la curiosité et le questionnement en faisaient partie. Le fantasme de la fille de joie ne peut faire l’économie d’une introduction partiellement exhibitionniste. L’homme croisé dans le salon avait-il seulement maté ma chute de rein et mes fesses, ou bien s’interrogeait-il sur ce que pouvaient être mes tarifs ? L’employée à l’accueil se demandait-elle si j’étais simplement l’amie intime de l’homme dont ma tenue suggérait que j’allais faire l’amour avec lui à l’heure du déjeuner ? Ou bien se posait-elle la question de mon statut ? Etais-je à ses yeux une maîtresse, préférant le douze-quatorze adultérin au traditionnel cinq à sept ? M’imaginait-elle libertine ? Devinait-elle que mon corps, suggéré de façon si osée, avait un prix ? Quel mot lui venait-il à l’esprit ? Escort ? Prostituée ? Catin ? Pute ? Trainée ? Salope ? Ou au contraire enviait-elle mon aplomb, et les deux heures charnelles qui m’attendaient dans le satin des draps qu’elle-même ou un autre employé avait lissés sur le matelas qui allait recevoir mes ébats ?

Le fantasme prenait corps. Prenait le corps de Lola. Et ce fantasme ne concernait que peu Nicolas. Il n’en était que le prétexte, le jouet consentant et ravi, l’ordonnateur. Mais j’en avais entamé la réalisation seule, à la seconde où l’aiguille de mon talon droit était sortie des toilettes des dames, offrant le corps de Lola à d’inconnus yeux opportunistes.

 

Je sortis de la bâtisse par la baie vitrée, plissant les yeux sous le soleil qui me faisait face et s’engouffrait dans l’impasse et dans l’allée que j’arpentai sur quelques mètres pour atteindre l’annexe. Un escalier en bois tournait sur lui-même contre le pignon. Je montai au deuxième étage en faisant attention à ne pas rater une marche à cause des talons hauts. Un long balcon pourvu d’un garde-corps en bois sculpté courrait jusqu’au pignon opposé, et quatre chambres s’y succédaient, tapies derrière de belles portes rouge brique encadrées par le bois sombre du colombage. Celle portant le numéro 19 était la dernière. Les quelques pas qui m’en séparaient étirèrent le temps. L’excitation était présente. Elle l’était depuis le premier instant où Lola avait pris le pouvoir et entrepris le passage à l’acte fantasmé par son hôte bien tapie derrière sa caution morale en jupe crayon. La peur aussi, viscérale et nécessaire, partie intégrante de l’émotion indispensable à toute cette mise en scène. Le balcon était en bois ferme. Mes talons claquaient de façon étouffée à chacun de mes pas, et je devinai Nicolas, échaudé par mes cinq minutes de retard, attentif au moindre bruit derrière le rideau tiré, deviner mon arrivée dans un serrement de ventre comparable au mien. Enfin figée devant la porte de la chambre 19, je posai mon sac à dos de côté, et toquai.

 

Léa entra dans son éclipse, et Lola dans la lumière.

 

Looking for a savior in these dirty streets

Looking for a savior beneath these dirty shits

I've been rising up my hands

Drive another nail in

Where are those angels

When you need them ?

 

Why do we

Crucify ourselves

Every day

I crucify myself

And my heart is sick of being

In chains

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