La vidéo s'ouvre sur six ronds en deux colonnes de trois. Le premier de la première colonne est rouge, ainsi que le deuxième de la seconde colonne. Les autres sont blancs. Puis on voit un homme d'une cinquantaine d'années, bien coiffé, barbe et moustache taillées, assis sur un banc dans un parc. Il fait beau, le soleil brille, les arbres en fond sont verts et de nombreuses petites fleurs sont visibles sur la pelouse. Aucun bâtiment n’est perceptible. Aucune présence humaine non plus. Une voix masculine se fait entendre.
- Docteur Louis Malloy, bonjour.
- Bonjour, répondit l'homme en caressant sa barbe.
- Je suis Gilles d’Helmer. Nous sommes ici dans le cadre de l'émission "Induction" de la chaîne n°5. Nous sommes en direct et dans une bulle de sécurité permettant la libre parole. Pourrais-tu te présenter rapidement ?
- Louis Malloy, docteur en sociologie et anthropologue, docteur en sciences sociales et économiques, actuellement professeur à Oxford en Angleterre.
- Merci de la concision car je ne doute pas que tu aies bien d’autres cordes à ton arc, indiqua Gilles.
Le docteur Malloy sourit brièvement à cette remarque.
- Tu souhaites nous parler sociologie. Ça tombe bien, je n’y connais strictement rien.
- Les auditeurs t’aideront à poser les bonnes questions au bon moment.
- Ou pas, répondit Gilles. Nous verrons. Nous t’écoutons. La sociologie et les Vampires ?
- Je suis d’accord avec le professeur Compton. L’école se doit d’être réformée et cesser d’être une prison pour devenir un lieu d’échange. En revanche, il serait bon que les pensées n’y soient pas trop restreintes. Essayons d’ouvrir davantage les thèmes. Spike et Bill n’ont eu de cesse de faire l’éloge de Baptiste, brillant scientifique. J’ai eu l’occasion de faire brièvement partie de ses équipes… Je ne suis resté que trois jours. Non pas que je ne fus pas à la hauteur, simplement je n’y ai pas trouvé d’intérêt car pour ma part, je m’intéresse plutôt à l’âme, la pensée, au comportement, là où Baptiste s’intéresse aux maths, à la physique, à l’informatique, à la biologie, des choses très intéressantes mais nous ne sommes pas que de la chair. Notre esprit est fondamental dans le processus.
- L’esprit et le corps fonctionnent ensemble.
- Exactement et il me semble qu’on l’oublie trop souvent. Il y a un point sur lequel en revanche, je ne peux qu’être d’accord : Chris nous permet de tenter n’importe quoi et nous encourage même à le faire. Demandez-lui la permission de faire un truc extravagant, il acceptera, même si cela semble être une perte de temps, d’argent ou d’énergie. Il veut de l’innovation, profitons-en.
« Je déteste les rumeurs, les on-dits, les approximations. Il paraît que le nombre de Vampires décroît rapidement et que cette diminution est due aux humains, toujours plus capables de nous déceler ou de nous tuer. Imitant la merveilleuse Julie Admel, j’ai réalisé un immense recensement et j’en ai profité pour questionner chacun de vous. Je précise tout de suite que les prêtresses du mal n’apparaissent pas. Nous n’y avons pas eu accès. Chris et Baptiste n’ont pas répondu au questionnaire mais nous les connaissons assez pour avoir complété à leur place. Les résultats bruts sont disponibles à la bibliothèque du palais. Voici quelques compilations et réflexions sur certains nombres y apparaissant.
« Tout d’abord, j’ai demandé à chacun son sexe à la naissance. Tu apprendras que 92 % d’entre nous étaient des hommes au sortir du ventre de leur mère.
- Très peu de femmes parmi les Vampires, conclut Gilles.
- En soit, cette remarque ne sert à rien. Il faudrait maintenant en connaître la raison. Pourquoi n’y a-t-il pas davantage de femmes ?
Gilles allait parler mais le docteur Malloy la prit de vitesse.
- Sache que 98 % d’entre nous sont masculins de corps.
- Comment ça ?
- Depuis que nous pouvons changer d’apparence, nous pouvons choisir notre sexe et nous choisissons d’être des hommes.
- Y a-t-il des Vampires homme de naissance qui choisissent d’être des femmes ? interrogea Gilles.
- Seul un cinquième des Vampires féminins l’était à leur naissance.
- Il y a donc des Vampires masculins qui choisissent d’être des femmes.
- Cela représente une infime minorité et cela est très surprenant.
- Nous vivons dans un monde gouverné par les hommes. Si on a le choix, autant être le dominant, non ?
- Dans la vie sur Terre, je le comprends mais dans un monde exclusivement peuplé de Vampires comme le palais où le sexe n’a aucune importance, cela se comprend moins. D’autant que les interrogés indiquent conserver ce choix-là durant les ébats sexuels. Alors certes, un Vampire homme peut tenir une érection aussi longtemps qu’il le souhaite et peut jouir encore, et encore, et encore, cependant… tous les Vampires qui ont testé sont unanimes : l’orgasme féminin est bien plus puissant, prenant, envahissant, agréable que le plaisir masculin. Or, si on se concentre sur le dôme, lieu des plaisirs sexuels des Vampires s’il en est, nous avons une immense majorité d’hommes Vampires et le peu de femmes Vampires couchent exclusivement avec des Vampires hommes. Pas d’homosexualité ou seulement à la marge et les hommes humains ne les intéressent pas – sauf comme esclaves parfois sexuels dans le sens qu’elles les privent de jouissance ou s’amusent à leur couper les testicules mais elles leur coupent aussi les oreilles ou la langue.
Gilles sourit. Il ne s’était jamais rendu au dôme, ayant ses petits protégés, cadeau de son créateur, à sa portée, satisfaisant toutes ses perversions. Il ne comptait pas se rendre au dôme mais imaginait très bien l’endroit et comprenait qu’il puisse être attirant. Louis Malloy poursuivit :
- Les hommes Vampires apprécient de coucher avec leur comparse femme mais se contentent fort bien des humaines. Il y a ici un véritable clivage homme / femme. L’attribut sexuel, critère censé disparaître quand on devient un Vampire capable de contrôler son apparence, reste en réalité très fortement ancré et très important dans la population.
- Quel rapport avec l’école ? interrogea Gilles.
- Je vais y venir en te donnant le chiffre suivant. Nous avons demandé aux créateurs – j’entends par là n’importe quel Vampire en ayant crée un autre dans le but que ce dernier reste en vie qu’il le forme lui-même ou pas – de quel sexe était leur victime. Nous avons obtenu un résultat très surprenant de 50 % environ.
- Un Vampire crée sur deux est une femme et pourtant, elles sont rares dans la population actuelle. Les femmes Vampires meurent donc plus souvent, en conclut Gilles. Tu veux que l’école remédie à ce problème en accordant une attention plus particulière aux femmes.
- Je ne veux rien, précisa le docteur Malloy. Je recueille des données, j’informe, je constate, je transmets. Je souhaite surtout que des gens en discutent et prennent en compte ce critère-là.
- Sais-tu pourquoi les Vampires femmes meurent plus souvent ?
- Dans la littérature Vampire – film, romans, bandes dessinées – le buveur de sang est presque toujours un homme. Cela vient du fait que les Vampires proviennent d’une méconnaissance de la décomposition d’un corps enterré, qui, entre autres, fait bander un mort. De plus, les Vampires étant censés être forts et puissants, des caractéristiques masculines, la littérature a davantage accès son regard vers des Vampires mâles. Conséquence logique, la femme est la victime, la proie, livrée aux envies charnelles du démon. Quand on demande aux Vampires à quelle occasion ils ont été transformés, 75 % indique que leur créateur ne leur a pas demandé leur avis. Humains un jour, Vampire le lendemain. Aucune raison apparente. 25 % ont connu un Vampire et ont reçu le don – soit après l’avoir demandé soit après avoir accepté de le recevoir. Parmi cette deuxième catégorie, on ne trouve aucune jeune femme.
- Jeune femme ? répéta Gilles en insistant sur le premier mot.
- Femme sans enfant. Toutes les femmes ayant accepté d’être transformées avaient eu une vie pleine et remplie avant. L’intégralité des 2019 Vampires nés femmes actuellement en vie ont eu, lors de leur vie humaine, au moins un enfant – encore une fois, nous avons exclu les prêtresses du mal de notre recensement et donc Malika n’est pas prise en compte.
- Quel rapport entre les enfants et la survie d’un Vampire ? demanda Gilles.
- Il y a une chose biologique qui ne saurait être contrecarrer : ce sont les femmes qui engendrent la vie.
- Et alors ?
- Alors, ce fait biologique primaire disparaît totalement une fois transformé en Vampire. Tous les Vampires peuvent engendrer des Vampires, sans distinction, ni de sexe, ni d’âge, d’ailleurs. Il n’y a pas non plus d’enfance chez les Vampires. Le fait de considérer comme « pas au contrôle » un Vampire et donc de lui retirer certains privilèges – ici le droit de se déplacer librement – permet de recréer cette différenciation, qu’il serait bon de dépasser mais je change de sujet. Un homme devenant un Vampire gagne le pouvoir ultime : celui de la procréation, jusque-là uniquement détenu par la femme. L’homme a donc tout à y gagner, d’autant qu’il s’agit d’un acte facile, rapide, indolore.
« Qu’est-ce qu’une femme a à y gagner ? Rien. Au contraire, elle perd ce privilège. Certes, la procréation devient facile, sans douleur et sans risque – comparée à une grossesse, un accouchement et une délivrance, la morsure n’est qu’une formalité. Cela reste un gain bien trop faible. Normal que ça n’intéresse pas spécialement ces dames. Le Vampire est un mythe masculin, des hommes pour les hommes. Les femmes en sont naturellement exclues.
- Question d’auditeur : Qu’est-ce qu’on s’en fout que les Vampires soient des hommes ou des femmes à la naissance ?
- On s’en moque totalement ! indiqua le docteur Malloy. Là n’est absolument pas mon propos. La réalité est la suivante : notre nombre décroît rapidement. Entre les chasseurs de Vampires de plus en plus puissants. Les jeunes arrogants qui se suicident par manque de limite. Les femmes qui se laissent mourir par manque d’objectif de vie. Les statufiés, qui sont morts à mes yeux, sans parler de tous ceux qui meurent dans l’arène ou dans l’escape game. Bref, notre nombre n’a jamais été aussi bas. Nous sommes en voie d’extinction. Nous devons remonter nos effectifs. Chris nous y encourage sans cesse. Sauf que voilà : près de la moitié des transformés meurent, parce que ce sont des femmes et qu’aucun discours ne leur est spécifiquement dédié. C’est une perte de temps et d’énergie considérable ! Il faut qu’un groupe se réunisse au sein de la future école transformée pour en discuter. Faut-il arrêter de transformer les femmes ? Si oui, temporairement ou éternellement ? Si non, quel accompagnement mettre en place afin de s’assurer d’une survie maximale ? Ce que j’essaye de faire ici, c’est de montrer qu’à partir des statistiques effectuées, pour peu qu’on les étudie un peu, on peut en conclure énormément de choses et avancer. Ne restons pas les bras ballants à attendre notre extinction. Unissons-nous pour grandir et devenir puissants.
- Un auditeur souhaite intervenir directement. La communauté est d’accord pour le laisser parler. Acceptes-tu de l’écouter sans l’interrompre pour ne lui répondre qu’ensuite ?
- Naturellement, indiqua le docteur Malloy.
- Je m’appelle Ruthven Marsden. Je suis statufié et je n’ai pas la sensation d’être mort, bien au contraire. Je trouve hallucinant de supposer le contraire. Il s’avère aussi que j’appartiens à la catégorie des jeunes Vampires arrogants. J’ai connu mon créateur et je suis devenu au contrôle en cinq ans. Durant cette période, mon créateur m’a vanté la vie de Vampire, sublime, fantastique, aux infinies possibilités. Quand enfin j’ai pu aller où bon me semblait, je suis immédiatement venu au palais car voyez-vous, durant ces cinq années, je me suis ennuyé à mourir. Pourtant, j’ai baisé en temps qu’homme et que femme. J’ai réalisé des orgies de nourriture, de sang et de sexe. Cela me paraissait toujours beaucoup trop court. Entre deux séances, je regardais le temps passer avec une lenteur atroce. Je suis venu au seul endroit totalement sécurisé, j’ai statufié mon corps et j’ai ordonné à mon corps de produire des hormones de plaisir, en quantité incommensurable en continue. Mon orgasme permanent est-il masculin ou féminin ? Ni l’un, ni l’autre, il est Vampire. Je vis dans un bonheur permanent, total, qui ne m’empêche en aucune façon d’entendre ce qui se passe autour de moi et, par exemple, de réagir quand je me sens insulté par une vue aussi réduite que celle du docteur Malloy. Je vais retourner à mon état de plaisir permanent car je sens déjà que je m’ennuie. Au plaisir, monsieur je sais tout.
- Excellente intervention, indiqua le docteur Malloy. J’ignorais totalement que certains Vampires agissaient de la sorte. À ma connaissance, les statufiés étaient tous plongés dans leur mémoire à revivre des évènements antérieurs.
- Les auditeurs confirment que c’est une véritable surprise pour eux aussi, indiqua Gilles.
- Vous voyez, c’est pour ça que l’école doit devenir un lieu de partage et j’espère sincèrement que Ruthven acceptera de sortir de temps en temps de son pur moment de plaisir intense pour venir partager son expérience. Une femme pourrait être intéressée par une telle vie, par exemple. C’est à essayer, à proposer, à tester, à vérifier. Si d’autres Vampires sentent qu’ils peuvent offrir quelque chose, même d’insignifiant, je vous en prie : partagez-les ! Ceux qui s’en sentent le courage ou l’âme, ou l’envie, allez voir nos statistiques, allez lire des écrits de Baptiste, discuter avec Stiny à la bibliothèque pour trouver un thème qui vous plaise. Et si vous préférez, comme Ruthven, vivre pleinement votre vie de Vampire et laissez les autres choisir, faites-le. Personne ne critiquera votre choix. Agissez selon votre cœur.
Le docteur Malloy se tut.
- La question finale : qui aimerais-tu entendre sur notre chaîne ?
- Chris. Je sais qu’il refusera mais ce n’est pas grave. À force de recevoir l’appel, il finira peut-être par l’entendre.
- Chris discute volontiers un vendredi sur quatre au palais.
- Oui, mais les échanges se font en face à face voire en privé. Ton émission permet un échange plus large.
- Ta demande a été enregistrée. Je te remercie et je te souhaite une bonne journée.
Les six ronds furent de nouveau visibles puis la vidéo s’arrêta.