La vidéo s'ouvre sur six ronds en deux colonnes de trois. Le premier de la première colonne est rouge, ainsi que le deuxième de la seconde colonne. Les autres sont blancs. Deux hommes sont assis sur un canapé en tissu clair. Les deux sont très jeunes, la vingtaine, ariens, dans les critères de beauté parfait en vogue chez les humains occidentaux. La forme des yeux, de la bouche et du nez indique qu’ils ne sont pas jumeaux mais les deux ont clairement choisi une apparence dans l’archétype indiquée par le docteur Malloy dans la vidéo précédente. Une voix masculine se fait entendre.
- Messieurs Finnick Odair et Takao Kato, bonjour.
- Bonjour, répondirent-ils l'un après l'autre.
- Je suis Gilles d’Helmer. Nous sommes ici dans le cadre de l'émission "Induction" de la chaîne n°5. Nous sommes en direct et dans une bulle de sécurité permettant la libre parole. Première sur cette chaîne : deux personnes et non une. Dernièrement, les auditeurs ont souhaité entendre un survivant des arènes et de l’escape game. Les noms des vainqueurs ont été mis au vote et la communauté vous a choisis. Vous avez accepté notre invitation. Pourriez-vous vous présenter rapidement ?
- Finnick Odair, j’ai survécu à l’arène le mois dernier.
- Takao Kato, annonça le suivant.
- Ce nom ne m’est pas inconnu, répliqua Gilles. N’est-ce pas le fondateur du premier escape room sur Terre ?
- J’ai en effet choisi de prendre le nom du créateur des escape room que je ne suis pas. Je lui rends juste hommage de cette manière.
- Finnick, quels conseils donnerais-tu à un Vampire souhaitant briller dans l’arène ? demanda Gilles.
- La plupart des candidats pensent qu’en passant dix ans à regarder les vidéos de l’arène, ils seront prêts. C’est faux. Ils s’imaginent qu’en se créant une carte mentale parfaite de l’endroit, ils pourront aisément naviguer dans l’immensité de l’endroit et survivre. C’est faux. Tout d’abord, les concepteurs font en sorte que les images, volontairement hachées et sans repère spatial interdisent une projection mentale complète ou parfaite de l’endroit. Ensuite, l’arène est régulièrement modifiée. L’endroit est totalement contrôlé par ses concepteurs qui peuvent littéralement faire ce qu’ils veulent, même changer l’emplacement d’une cascade. Arrêtez de perdre du temps à dessiner des cartes.
- Quelques auditeurs s’insurgent. D’autres te remercient de ce précieux conseil et en demandent davantage.
- Ensuite, comprenez bien que les arènes actuelles n’ont plus grand-chose à voir avec celles des débuts. La plupart des anciens vainqueurs ont d’ailleurs remis leur titre en jeu et sont morts. Je rappelle que les villageois ont autant accès aux vidéos que nous et apprennent, s’adaptent, modifient. Les vainqueurs humains retournent au village et deviennent instructeurs. Gardez en tête que nos ennemis s’améliorent.
« N’essayez pas non plus de contourner les règles de l’arène. Aucun objet n’entre. Vous êtes déshabillé, passé sous scanner et les vêtements vous sont fournis par les concepteurs. Aucune arme, aucun gadget technologique, rien. Juste vous et vos dents. Les humains, eux, ont droit à des objets. Pour leur survie tout d’abord : couteaux, machettes, haches, silex, duvet, cordes, médicaments, pansements… mais également contre nous : fusils, pistolets, grenades et j’en passe. N’oubliez pas également que si la nourriture est offerte aisément aux humains dans différents bâtiments, rien ne leur interdit de ne jamais s’y rendre pour chasser ou manger les nombreuses fruits et racines présents dans l’arène. Si vous attendez qu’un humain vienne se servir à un spot de nourriture, sachez que c’est vous qui êtes la proie, non l’inverse.
- Les auditeurs boivent tes paroles comme du petit lait.
- La chose qui surprend le plus quand on entre dans l’arène pour la première fois est l’odeur. La plupart d’entre nous sont des citadins, habitués à l’odeur de la pollution, des villes mais également à celle des humains qui sont partout. L’arène est pure. Un air parfait, nettoyé. On sent l’essence des arbres, le parfum des fleurs, les fientes oiseaux, les crottes de biche et la bave des lynx.
« Puis vient l’ouïe. Nous sommes tellement habitués au ronflement des avions, au grondement des voitures, aux ondes de toutes sortes. Tout cela s’arrête net dans l’arène. Vous allez entendre le bruit des feuilles dans le vent, le cliquetis des insectes, le grognement des sangliers, le piaillement des oisillons. Le temps que vous réalisiez, que vous ajustiez et vous vous serez pris un carreau d’arbalète en plein cœur.
« Nombre de téléspectateurs hurlent contre le participant figé à son arrivée. La stupeur est normale. Seuls des Vampires très âgés ont connu un monde aussi pur et la plupart l’ont oublié depuis longtemps. Même le palais est bruyant en comparaison. Votre corps tout entier va être subjugué.
« L’atmosphère, la pression, la température, votre peau découvre de nouvelles sensations. Si vous êtes citadin, la vue d’arbres hauts de dizaines de mètres va vous couper le souffle. La beauté des fleurs, les nuées d’une cascade de centaines de mètres de haut, les vapeurs des sources chaudes, tout est fait pour vous déconcentrer.
« J’ai survécu parce qu’au lieu de rester mon cul dans un fauteuil à vivre à travers les autres, j’ai parcouru le monde. Je suis allée au cœur des forêts sauvages, dans les contrées intouchées, voir, sentir, goûter les merveilles et les horreurs de cette Terre. Lorsque je suis arrivé dans l’arène, rien d’inconnu, rien de bouleversant, rien qui vaille la peine de s’y attarder. Concentré sur mon objectif, je l’ai atteint.
- Rester concentré, c’est ton conseil pour la victoire.
- Exactement. Vivez, bougez, découvrez. S’entraîner au combat ne sert à rien. Il n’y aura pas de combat. Votre rencontre avec un humain sera rapide, à peine une demi-minute. Si cela dure plus longtemps, c’est qu’il aura le temps de réagir et vous aurez perdu.
- Merci Finnick pour tes précieux conseils. Les auditeurs demandent des précisions sur le contenu exact de l’arène mais je suppose que tu es lié à un pacte de non divulgation.
- En quelque sorte. Ce n’est pas explicite. Je n’ai rien signé mais disons que la victoire est moins belle quand on triche, n’est-ce pas ?
Finnick sourit en s’installant confortablement.
- C’est mon tour, je suppose, lança Takao Kato. Pour ma part, découvrir le monde ne sert à rien. L’escape game est un lieu clos artificiellement crée. Il ne ressemble à rien d’existant sur Terre. Toutes les technologies découvertes par les équipes de Baptiste sont utilisées. Julie propose des idées qui sont mises en œuvre par les techniciens des laboratoires. Ils font un travail prodigieux. Vous voulez vous préparer à l’escape game ? Lisez les publications de Baptiste et laissez votre imagination dériver. Vous êtes encore loin de la réalité. Vous pouvez aller faire quelques escapes game sur Terre si vous ignorez ce que c’est mais celui du palais est conçu pour mettre en défaut des Vampires. Ils vont jouer sur vos sens pour vous déstabiliser, tester votre intelligence, votre logique mais également votre mémoire car oui, c’est bien beau d’avoir une mémoire parfaite mais encore faut-il savoir aller chercher la bonne information au bon moment. Testez puis dépassez vos limites, de corps et d’esprit.
- Y a-t-il des salles sans gravité ? interrogea Gilles.
- Tu es en train de te faire avoir, Gilles, sourit Takao.
- Pourquoi ?
- Les auditeurs cherchent à obtenir des informations. Aucun vainqueur ne dira quoi que ce soit. Je suis d’accord avec Finnick : si c’est pour tricher, autant ne pas jouer.
- Tu ne diras rien quant au contenu des salles, en conclut Gilles.
- Je ne dirai même pas s’il y a effectivement plusieurs salles ou une seule, précisa Takao. Toujours est-il que se tenir au courant des résultats du laboratoire est la meilleure manière de ne pas être surpris. Y passer un an ou deux ne fait pas de mal non plus.
- Y a-t-il des salles en extérieur ?
Takao lança un regard navré.
- Je répète les questions des auditeurs, se défendit Gilles. Celle-là est celle qui revient le plus.
- Je ne révélerai rien du contenu de l’escape game. Entrez et découvrez par vous-même l’esprit complètement malade de Julie Admel.
- Y a-t-il des énigmes à résoudre, des codes à déchiffrer ?
- Oui, répondit Takao et Gilles fut surpris de ne pas recevoir une fin de non recevoir. Personnellement, j’ai appris tous les codes utilisés par les humains, dans le passé et actuellement, du code César au cryptage par nombres premiers – j’ai d’ailleurs appris par cœur les cent mille premiers nombres premiers, mais également des techniques de calcul mental rapide. Je me suis entraîné à déchiffrer tous les codes de tête, sans papier car vous n’aurez pas toujours cette possibilité.
- Sous l’eau, par exemple, proposa Gilles et Takao ne nia ni ne confirma.
- J’ai également appris toutes les langues possibles et imaginables. N’importe quel humain peut me parler, je répondrai dans sa langue, même un dialecte d’un petit village au fin fond du Togo. Seules les modifications effectuées par les jeunes me seront difficiles car je ne peux pas me tenir au courant du langage jeune dans l’intégralité des pays de la Terre. Je me contente des publications des différentes académies pour les mises à jour. Je parle également toutes les langues mortes connues – Égyptien ancien, maya, aztèque, grec, latin – mais également les langues imaginaires comme le klingon ou le quenya.
- Cela vous a déjà été utile dans l’escape game ?
- Les énigmes sont rédigées dans différentes langues. Mieux vaut entrer armé de ce côté-là.
- Tu parles le langage des elfes nourrisseurs ? interrogea Finnick.
- Non, Baptiste ne m’a jamais donné accès à leur dialecte, pas plus que celui des villageois de l’arène.
Finnick hocha la tête. Il semblait réellement impressionné par son voisin.
- Combien de fois as-tu vaincu l’escape game ? interrogea Gilles.
- Une seule fois, non par manque de volonté – j’y retournerai volontiers – mais parce que la liste d’attente est longue comme le bras. Certains candidats peuvent y passer des années pour finalement mourir. C’est vraiment navrant mais c’est comme ça.
- Il n’y a pas d’obligation temporelle comme dans les escape room terrestre ? demanda Gilles.
- Pas sur tous les obstacles, révéla Takao.
- Combien de joueurs peuvent-ils se trouver en même temps dans l'escape game ? demanda Gilles.
- Un seul, répondit Takao.
- Combien de temps un joueur reste-t-il en moyenne à l'intérieur ? demanda Gilles.
- À ma connaissance, le record de temps est détenu par Horrick qui en est sorti au bout de quarante-deux minutes. Il était le cinquième candidat à gagner. Ces dix dernières années, la moyenne de temps passé dans l'escape game est de un mois et la moyenne de temps de succès de deux mois environ.
- On meurt souvent dans l'escape game ? demanda Gilles.
- Non, pas vraiment. Ceux qui meurent perdent rapidement. Les échappés prennent plutôt leur temps, observent attentivement, avancent avec prudence et méthode. Aujourd'hui, on ne court plus après le temps le plus court mais juste après la réussite.
- Qu’est-ce qui est le plus difficile selon toi ?
- Garder son calme. Il faut être fort mentalement pour ne pas paniquer à l’idée de crever seul dans un jeu où on est entré volontairement.
- Malgré cela, tu veux y retourner.
- Carrément ! Les techniciens de Baptiste s’améliorent sans cesse. Julie affine ses obstacles. L’escape game change. Je serais ravi de m’y confronter de nouveau. Rien n’est impossible là-bas. La solution est toujours logique et atteignable. Il faut juste se montrer serein, patient, observateur et réfléchi. Ne partez pas bille en tête. Ne soyez pas trop sûr de vous au risque de vous brûler les ailes et surtout, ne vous croyez pas immortels. Nous pouvons tous mourir. Ne perdez pas la vie pour une telle bêtise.
- Finnick, combien de fois as-tu participé à l’arène ? interrogea Gilles.
- Cinq, indiqua Finnick en souriant. Il y a moins de candidats et les éliminations – d’humains ou de Vampires – sont rapides. De ce fait, la liste d’attente est plutôt courte.
- Si j’ai bien compris, dix Vampires jouent en même temps, lança Gilles et Finnick acquiesça. La coopération est-elle possible ?
- Elle n'est pas interdite mais personne ne le fait. On gagne quand un humain meurt par notre intervention. La morsure n'est pas obligatoire. Vous devez juste le tuer. Si l'un de vous sert d'appât et que votre coéquipier parvient à tuer l'humain, auquel des deux revient le mérite ? Aucun des deux n'aurait pu réussir sans l'autre. Du coup, la chasse est toujours solitaire.
- Ce n'est jamais arrivé que deux Vampires traquent la même proie ?
- Si. Dans ce cas, premier à réussir, premier à sortir.
- Combien de temps en moyenne un Vampire reste-t-il dans l'arène ?
- Dix heures, indiqua Finnick. Si vous survivez ce temps là, vous faites parti des bons.
- Combien de temps en moyenne cela prend-il pour gagner ?
- Deux jours, à peu près.
- Quelle est la durée maximale qu'un Vampire ait passé dans l'arène ?
- Deux mois, indiqua Finnick après avoir puisé dans sa mémoire parfaite pour répondre.
- Comptes-tu y retourner ? demanda Gilles.
- Sans aucun doute, annonça Finnick.
- Pourquoi ? Pourquoi vas-tu mettre ta vie en jeu ?
- D’abord pour la gloire. L’escape game amène un certain respect mais cela reste un jeu très solitaire et secret, un milieu fermé, restreint, comme un club privé. L’arène, elle, est médiatisée. Ensuite pour la survie. Les humains qui se trouvent dans l’arène seront un jour sur Terre et je compte bien continuer à m’y rendre. Je ne veux pas y perdre la vie face à des tueurs de Vampires un peu trop compétent. L’arène est un excellent entraînement. Peut-être même faudrait-il rendre obligatoire une survie dans l’arène pour avoir le droit de se rendre sur Terre. En tout cas, je déconseille à ceux qui se savent incapables de survivre à l’arène d’aller sur Terre. À ceux-là, je dis : restez au palais. Vous y vivrez longtemps. L’humanité s’améliore et s’arme. Méfiez-vous : vous risquez de perdre. Baptiste en a fait les frais. Réfléchissez-bien.
L’annonce jeta un froid. Gilles eut l’impression qu’un liquide glacée parcourait son œsophage pour geler son corps de l’intérieur. La mention de son créateur décédé le plongeait dans des abîmes de souffrance.
Son décès, aussi brusque que soudain, avait traumatisé le roi qui peinait à reprendre contenance. Pour Gilles, c’était bien pire. Baptiste était son allié, son confident, son ami. Ils déjeunaient tous les jours ensemble – sauf lorsque Baptiste mangeait avec le roi.
Heureusement, Gilles avait encore ses deux petits : Juliette et Ferdinand. Même s’il ne voyait pas sa fille, il la savait heureuse à Musawa. Quant à Ferdinand, il demeurait dans la bulle personnelle de Gilles, loin de toute menace, ignorant du monde extérieur. Gilles le voulait isolé des autres Vampires. Il ne voulait pas qu’il sache qu’il pouvait modifier son apparence. Il le désirait enfant pour toujours.
Ferdinand n’était pas seul ! Oh non ! Des dizaines d’enfants l’entouraient. Ils passaient leurs journées à jouer. Gilles vivait avec eux, ne sortant que pour interroger les gens, réalisant le montage depuis sa bulle personnelle.
Il n’avait d’ailleurs reçu là aucune faveur. Tout Vampire en faisant la demande pouvait obtenir sa bulle personnelle et plusieurs en possédaient, toutes très différentes les unes des autres, parfois ouvertes au public, parfois très privées comme celle de Gilles.
La mort de Baptiste n’avait évidemment rien changé. Les laborantins s’en sortaient très bien sans leur chef même si la productivité avait légèrement baissé. Gilles savait que Chris cherchait un remplaçant, pour l’instant sans succès.
Gilles renifla puis changea de sujet, avide d’éloigner sa peine.
- As-tu prévu de te rendre dans l’arène ? demanda-t-il à Takao.
- Certainement pas, répondit Takao. Je laisse cela aux experts en le domaine. Je n’ai aucune envie non plus de me rendre sur Terre. Le palais me convient très bien.
- Finnick ? continua Gilles.
- Aller dans l’escape game ? Jamais, indiqua Finnick. J’aime trop le grand air pour rester enfermé dans une pièce à devoir résoudre une putain d’énigme à la noix.
Les trois participants rirent.
- Si vous deviez donner un seul conseil aux candidats, lequel serait-ce ? interrogea Gilles. Celui qu’il faut retenir, le plus important !
Les deux hommes se regardèrent une seconde puis Takao annonça :
- S’amuser. Ne pas oublier que ce sont des jeux. N’y allez pas pour prouver à quiconque votre valeur mais parce que vous êtes joueur. Éclatez-vous. Vivez chaque instant. Savourez votre présence sur place.
Finnick hocha la tête. Les six ronds furent de nouveau visibles puis la vidéo s’arrêta.