Nous plantons nos tentes dans un vrai camping.
Après avoir roulé à peine une heure en direction des montagnes, Katarina a stoppé son moteur devant un signe qui disait « The Real Adventure - Campsite ». Je ne croyais pas un instant qu’on allait pouvoir entrer dans un vrai camping. D’ailleurs, je ne croyais pas non plus qu’on en trouverait un ici, au milieu de nulle part. Nous n’avons même pas passé un village ou une habitation sur la route.
Katarina est descendue de moto et nous a fait signe de rester en voiture en se dirigeant vers l’accueil. Cinq minutes plus tard, elle revenait en nous indiquant de la suivre. Et comme ça, sans contrôle d’identité et sans même devoir descendre de notre véhicule parsemé d’impacts de balles, nous avons pénétré dans le camping et l’avons traversé jusqu’aux emplacements les plus éloignés des autres, tout au fond, au pied de la montagne.
Les campeurs ne manquent pas. Je me demande un peu ce que cherchent tous ces gens en venant passer leurs vacances au fin fond de l’Australie à cette saison. Est-ce qu’ils sont justement en quête d’aventure ? Avec notre groupe dans les parages, ils ne devraient pas être déçus…
Kari s’approche de moi avec le kit de secours. J’ai bandé mon bras avec un tee-shirt pendant le trajet, mais j’aurais bien besoin de réels soins. Nous nous asseyons dans l’herbe et je la laisse s’occuper de moi.
- À ton avis, comment a fait Paul pour contacter la mère de Sacha ?, je demande à Kari alors qu’elle applique une crème sur mon avant-bras.
- Par téléphone ?, me suggère-t-elle.
- D’après Sacha, elles habitent dans un village abandonné au cœur de la Sibérie. Je ne pense pas que son numéro soit dans l’annuaire.
- Alors il avait déjà son numéro ?
- Comment ?
- Peut-être qu’elle lui a donné le jour où il est allé chercher Sacha.
- Pour quoi faire ?
- Au cas où…
- Il y a quelque chose de louche dans cette histoire.
- Marina, va droit au but ! Qu’est-ce que tu veux dire ?
Son ton me prend un peu par surprise, mais dans le fond, ça ne m’étonne pas vraiment de Kari. Elle aime l’honnêteté.
- Je crois que Paul et Katarina se connaissent déjà.
- Et alors ?
- Alors, il nous a dit qu’il ne connaissait que mon père parmi les membres de sa génération.
- Il a peut-être oublié de mentionner…
- On n’oublie pas un détail de cette taille, je coupe Kari en désignant Katarina du menton.
Nous tournons nos regards vers elle. Elle aide David et Diego à monter la plus grande tente. Un coup de vent balaye ses longs cheveux blonds et elle tourne la tête pour les repasser derrière son épaule. Elle est aussi magnifique et terrifiante que sa fille. Même David a du mal à détacher ses yeux de cette force de la nature.
Je continue à essayer de convaincre Kari.
- Ils se sont salués par leur prénom et tu as vu la manière dont ils se battaient ensemble ? Comme s’ils s’étaient entraînés ensemble. Ils nous cachent quelque chose.
- Il suffit de leur demander alors, conclut-elle simplement. Ça ne peut pas être si terrible que ça.
Elle tapote mon bras qu’elle vient de finir de bander et se lève pour donner un coup de main au montage de la tente. Je les observe de loin pendant quelques instants.
Katarina se dirige vers le coffre de la voiture quand Paul apparait subitement juste devant ses pieds, son dos contre elle. Yi est en face de lui, Sacha dans ses bras. Je me lève en vitesse et cours vers eux.
Le moment de surprise passé, Katarina les guide vers la grande tente qu’ils viennent de monter.
David déroule un matelas de sol et Yi allonge Sacha dessus. Puis il se recule tout doucement sans dire un mot. Katarina et Paul ont bondi auprès d'elle et l'auscultent sous toutes les coutures. Kari revient avec la trousse de secours et son sac, dont elle extrait sans plus attendre son matériel pour faire des potions.
Yi continue à reculer lentement en fixant d’un air incrédule ses bras couverts du sang de Sacha, puis il se retourne subitement et sort de la tente d'un pas décidé. Sans trop savoir pourquoi, je le suis. Il s'apprête à traverser le camping, probablement à la recherche des sanitaires. Je presse le pas et je l'appelle alors qu'il vient de passer la voiture.
- Yi ! Attends !
Le regard qu'il me jette par-dessus son épaule me persuade presque de le laisser partir. Mais il en va de la sécurité de nous tous et de celle des campeurs aussi. Je fais un pas en avant et baisse la voix.
- Il y a des vrais touristes ici, tu ne peux pas traverser le camping dans cet état.
Il a l'air surpris, soit par le fait que je me soucie de lui, soit par le fait qu'il y ait de vrais campeurs, je n'arrive pas à le définir. Il revient vers moi jusqu’à la voiture, mais ne décroche toujours pas un mot. J'attrape une bouteille d'eau parmi les provisions dans le coffre du Land Rover et je lui fais signe de me suivre pour nous mettre un peu à l'abri des regards indiscrets.
Je verse de l'eau sur ses avant-bras et il les frotte doucement d'abord, puis de plus en plus frénétiquement, comme s'il cherchait à effacer toute trace de ce qui venait d'arriver à Sacha, comme s'il ne fallait pas qu'il reste une goutte de son sang sur un millimètre de sa peau.
Il s'arrête brusquement et va prendre son sac dans la voiture. Il part et revient presque aussitôt sur ses pas. Il lance son nunchaku dans le coffre et se dirige de nouveau à travers le camping. Il a déjà parcouru plusieurs mètres lorsqu'il me lance :
- Je vais prendre une douche.
Il vient de ramener Sacha dans un état complètement déplorable et il va prendre une douche. Je ne comprends pas ce type. Il devrait se tenir à ses côtés, lui tenir la main, la rassurer, mais non. Il va prendre une douche. Chacun ses priorités.
Sous la tente, toute l’attention est tournée vers l’état de Sacha. Katarina nettoie sa blessure tandis que Paul lui parle doucement pour essayer de la réveiller. Elle a dû s’évanouir pendant la téléportation. Kari est agenouillée à ses pieds et écrase des herbes dans un mortier. David l’assiste en lui passant ce qu’elle demande. Je cherche Diego du regard. Il sort d’une autre tente les bras chargés de couvertures. Je décide de me rendre utile en lui prêtant main forte.
Paul et Diego soulèvent Sacha et sa mère m’aide à placer les couvertures sous son corps pour l’installer plus confortablement. Elle n’a toujours pas repris connaissance. Kari s’approche de son visage et passe sous son nez une brindille d’herbe qu’elle tient entre ses doigts. Je ne sais pas de quoi il s’agit, mais ça s’avère drôlement efficace. Sacha se redresse d’un bond en écarquillant les yeux.
Sa main droite attrape la première main qu’elle trouve. C’est celle de sa mère. Son corps se rallonge, mais ses yeux restent ouverts et elle fronce les sourcils.
- Maman ?
- Oui, Sacha, c’est moi. Ne bouge pas, on va soigner ta blessure, lui répond Katarina d’un ton rassurant.
Mais Sacha n’a pas vraiment l’air rassuré. Elle tourne la tête pour examiner où elle se trouve, les sourcils toujours froncés d’inquiétude.
- Yi ?, demande-t-elle alors d’une voix presque tremblante.
Sa mère débarque de nulle part et tout ce qui la préoccupe, c’est de savoir où est Yi. Ils ne sont vraiment pas mieux l’un que l’autre. Je garde le silence, n’ayant pas l’intention de lui dire qu’il a préféré aller prendre sa douche plutôt que de s’occuper d’elle.
- Yi ?, répète-t-elle avec une note d’inquiétude supplémentaire dans la voix.
Paul se dirige droit sur moi et me tire à l’extérieur de la tente.
- Où est-il ?, me demande-t-il tout bas pour que les autres n’entendent pas.
- Je ne sais pas.
- Ton visage dit le contraire.
Il faut vraiment que je travaille mes expressions quand je mens… Je lâche la réponse dans un soupir.
- En train de prendre sa douche.
- En train de prendre sa douche ?, répète simplement Paul.
Je hausse les épaules et retourne sous la tente. Paul me suit et va s’agenouiller auprès de Sacha. Des gouttes de sueur perlent sur son visage blême. Elle doit avoir de la fièvre.
- Yi ?, demande-t-elle à nouveau avec cette fois-ci une note d’espoir.
- Non, c’est moi. C’est Paul, répond-t-il en lui prenant la main. Yi va arriver. Il va arriver bientôt.
Diego, resté aux pieds de Sacha, s’exclame soudain :
- C’est pour son énergie qu’elle a besoin de lui !
Tous les regards se tournent vers lui.
- Comme pendant l’entraînement, commence-t-il à nous expliquer, en faisant entrer leurs énergies en contact, ils ont contré les poisons de Kari. Sacha a besoin de l’énergie de Yi pour que son corps combatte la douleur.
- Comme un anesthésiant ?, interroge Kari.
- Probablement. En tout cas, ça ne peut qu’aider !
- Et il est où, ce Yi ?, demande Katarina d’un ton cassant. Parce qu’on s’apprête à fourrer je ne sais quoi dans le ventre de ma fille, poursuit-elle en désignant les potions de Kari, et à la recoudre avec du matériel qui n’a pas l’air bien stérile. C’est maintenant qu’on a besoin de lui s’il peut se rendre utile !
Elle nous a rendus muets. Paul se contente de me regarder et je sais tout de suite ce que j’ai à faire. Je quitte la tente et pars en courant à travers le camping.
J’entre en trombe dans les douches sans même me soucier de savoir s’il y a un côté hommes et un côté femmes. On dira qu’elles sont mixtes.
- Yi ?
Je l’appelle à plusieurs reprises, sans succès. Pourtant, je sais qu’il est là. Pas d’eau qui coule, mais il n’y a qu’une cabine de douche dont la porte est fermée et j’aperçois son sac en-dessous.
- Yi, je sais que tu es là.
Pas de réponse.
- On a besoin de toi !
Toujours pas de réponse.
- Sacha a besoin de toi.
Un bruissement.
- Cinq minutes, dit-il simplement.
L’eau se met à couler.
J’ai à peine remis les pieds sous la tente que Yi débarque en courant derrière moi. Ses cinq minutes sont passées bien vite… Il a enfilé un tee-shirt et un pantalon qui collent sur son corps encore mouillé. J’ai du mal à détourner le regard. D’ailleurs, tous les yeux se posent sur lui d’un air un peu surpris. Ça me rassure de constater que personne ne semble comprendre pourquoi il était parti prendre sa douche.
Il va remplacer Paul auprès de Sacha et il serre sa main gauche entre les siennes. Son visage s’apaise aussitôt et ses muscles se détendent. Elle n’a même pas ouvert les yeux pour vérifier qu’il s’agissait bien de lui.
Kari ne perd pas de temps et commence à enfoncer de ses doigts une sorte de pâte d’une couleur un peu douteuse à l’intérieur de la plaie. Sacha grogne, mais elle supporte la douleur. Kari continue à appliquer toutes sortes de choses autour de la blessure sur son ventre, puis elle demande à Paul et Katarina de mettre Sacha sur le côté.
Son cri suraigu les arrête en plein mouvement.
- Je vais le faire, dit alors Yi.
Il garde une main dans la sienne et place l’autre sur sa hanche, pas très loin de la blessure. Sacha prend une grande inspiration et elle se tourne lentement sur le côté gauche. Katarina reste fixée sur Yi les sourcils froncés. Kari lui fait signe de se déplacer et elle revient sur terre. Elle va s’agenouiller à-côté de Yi et commence à recoudre la plaie sur le ventre de sa fille pendant que Kari reprend son travail sur l’ouverture qu’a créé l’épée dans le dos de Sacha en lui transperçant le corps.
Kari nous explique ensuite que par chance, aucun organe vital n’a été touché et que les tissus devraient se rattacher d’ici deux jours grâce aux plantes qu’elle a appliquées. Elle annonce qu’elle va encore préparer une boisson qu’il faudra donner à Sacha au moins cinq fois par jour, même s’il faut la forcer.
Sacha est toujours fermement accrochée à la main de Yi. Katarina reste à son chevet aussi et entreprend de lui nettoyer le visage. David, Diego, Paul et moi sortons de la tente et continuons à installer notre campement. Nous sommes tous épuisés.
Les campeurs les plus proches se trouvent à une vingtaine de mètres. Ils nous saluent d’un signe de main en nous voyant travailler. Je leur réponds sans trop de conviction. Je ne sais pas si nous devons nous méfier de ces gens ou si nous les mettons en danger rien qu’en étant là. Dans tous les cas, il ne faut surtout pas qu’on se fasse remarquer. Ce qui est plus facile à dire qu’à faire avec l’allure que nous avons. On dirait que nous venons de courir un marathon, puis que nous avons célébré notre victoire en nous roulant par terre à l’arrivée. Une fois les tentes montées, nous prenons tous la direction des douches.
Paul nous appelle pour manger. Je m’étonne de voir Yi s’assoir autour de notre festin à même le sol. Je l’interroge du regard et il me dit simplement que Sacha s’est endormie. Tout le monde s’installe, à l’exception de Katarina qui a préféré rester auprès de sa fille.
L’ambiance est bien silencieuse.
- Comment est-elle arrivée là ?, demande soudain Yi à Paul d’un ton sec.
- Qui ?
- Katarina.
- Je l’ai appelée.
- Pourquoi ?
- Parce que j’ai anticipé que nous aurions besoin d’aide.
Je profite de l’occasion pour essayer d’obtenir une réponse à mes questions.
- Pourquoi elle et pas quelqu’un d’autre ?
Paul semble un peu surpris.
- Qu’est-ce que ça change ?, répond-t-il sans vraiment attendre de réponse.
Il coupe court à la conversation en sortant de sa poche la carte récupérée dans le bâtiment du cimetière. Il l’ouvre pour étudier les points rouges et essayer de déterminer d’où venaient tous les démons qui nous ont attaqués sur la route.
Je n’ai pas beaucoup d’appétit et je me force à manger un minimum. David et Kari se concentrent sur la carte et ils n’ont pas touché à leur assiette non plus. Yi a le regard dans le vide. Paul se lève et nous dit qu’il emmène à manger à Katarina. Diego n’a pas bougé d’un cil depuis qu’il s’est assis. Il ne quitte pas des yeux la tente où est installée Sacha.
- Diego ?
Je pose une main sur son bras et il sursaute. Lorsqu’il se tourne vers moi, ses yeux émeraude sont emplis d’une rage inhabituelle.
- Est-ce qu’ils vont continuer à nous prendre par surprise jusqu’au bout ?, demande-t-il sans s’adresser à personne en particulier.
Je ne sais pas quoi lui répondre. Kari et David lèvent la tête de la carte, mais ne disent rien non plus. Après quelques secondes, Yi finit par prendre la parole, d’un ton dur qui se reflète dans ses yeux sombres.
- Non.
Il prend le temps de regarder chacun d’entre nous droit dans les yeux avant de poursuivre.
- Non. On ne les laissera pas gagner. On ne les laissera pas nous surprendre de nouveau. Nous sommes plus forts qu’eux. Ils sont plus nombreux, mais nous sommes plus forts. Ensemble. Ils ne peuvent pas nous diviser, c’est pour ça que nous allons retrouver Alex. Et que nous retrouverons Lizzie.
Lizzie ?
Je suis étonnée qu’il mentionne la fille de Paul comme s’il savait qu’elle était encore en vie. C’est vrai qu’elle ne se trouvait pas sur la liste avec les parents d’Alex, je crois que tout le monde l’a remarqué sans que personne n’ose le dire à voix haute, mais ça ne veut pas dire que les démons n’ont pas d’autres cimetières ailleurs. Ce n’est pas la première fois que Yi fait référence à Lizzie. Il semble persuadé que nous la retrouverons. Je repense à la théorie de Kari. Nous le saurions si l’un d’entre nous était mort…
Yi continue.
- Ils n’ont pas vraiment de pouvoirs. Ce ne sont que des brutes qui se battent sans savoir contre qui. Et nous allons leur montrer contre qui ils se battent. Nous n’avons pas été choisis au hasard. Chacun d’entre nous est capable de bien plus qu’une centaine d’entre eux. Ce n’est même pas encore une guerre et nous avons déjà survécu à toutes leurs attaques. Ils ne nous prendront plus par surprise, Diego. C’est nous qui allons les surprendre.
Son discours me donne la chair de poule. J’aurais presque envie de serrer Yi dans mes bras, mais j’ai trop peur qu’il m’envoie valser à l’autre bout du camping. Je me contente de lui sourire. Nous sourions tous.
Un sourire léger, mais un sourire confiant.
J'ai vraiment adoré ce chapitre !
J'ai trouvé qu'il était super bien équilibré, entre le questionnement de Marina qui soulève des points on ne peut plus légitimes (et qui coupe court à toute impression d'invraisemblance) et l'attitude de Yi qui montre à la fois sa force et ses faiblesses (j'ai bien ri lorsque Marina sort "Il vient de ramener Sacha dans un état complètement déplorable et il va prendre une douche. Je ne comprends pas ce type. Il devrait se tenir à ses côtés, lui tenir la main, la rassurer, mais non. Il va prendre une douche. Chacun ses priorités.").
Par contre, je me demande vraiment ce que cache Paul. Ce n'est pas le genre à faire des cachotteries pourtant. Il y aurait un brin de sentiments privés dans l'air que ça ne m'étonnerait pas.
Ah, et je suis bien contente qu'ils passent en mode "attaque". Bien joué, Yi !
Merci ! Je suis contente que ce chapitre te plaise, c'en est un que j'ai à peine modifié, alors ça me fait plaisir qu'il passe bien !
Paul a des secrets, et je dirai juste que ce n'est pas le seul des parents à en avoir...
Pour l'attaque, il ne faut pas être trop pressée non plus, il y a encore deux ou trois petites choses à régler avant : )
A bientôt pour la suite !
Le pauvre est toujours dans sa cellule en tout cas, on dirait que je cherche à me créer une réputation de sadique...
A bientôt pour la suite !