Entouré de toute cette machinerie, les traits paisibles, relâchés, Ianto semblait dormir. Jack l'avait rarement vu aussi serein. Non, se corrigea-t-il en esprit : l'homme allongé sur ce lit d'hôpital, installé dans une aile spéciale sous contrôle de l'UNIT, n'était pas le Ianto qu'il avait connu. Il se souvenait de la dernière fois qu’il avait vu ce visage sans douleur, sans crispation… Le visage d’un mort. Son corps sans vie allongé au milieu de tous les autres, Gwen pleurant au-dessus de lui.
Mais celui qui reposait devant lui n’était pas mort. Ne pouvait pas mourir.
C’était tellement… incroyable. Toute cette histoire. Ces gens dans l’entrepôt. Ces établis de torture, ces prisonniers mourants, suppliciés (ils avaient écorché vif des Weevils, nom d’un chien !). Et… lui.
Jack s'approcha et posa une main hésitante sur l'épaule du comateux. Devrait-il lui parler ? C'est ce que que Ianto - ce que son Ianto - avait fait quand lui-même avait été la victime du téléphone meurtrier. Mais il ne connaissait pas ce Ianto. Il ignorait tout de lui. Que pouvait-il bien lui dire ?
La porte s’ouvrit soudain, coupant court à ses hésitations. Martha s’introduisit dans la pièce, portant sa blouse de médecin. Mickey apparut à sa suite.
— Comment va-t-il, Jack ? Toujours pas d’amélioration ? dit-elle en se penchant vers le malade.
Jack ne se donna pas la peine de répondre. Martha, en bonne professionnelle, prit le pouls, vérifia les pupilles, s’assura que tous les appareils fonctionnaient.
— Les constantes sont bonnes, finit-elle par annoncer d’une voix assurée.
— Alors, pourquoi il ne se réveille pas ? demanda Mickey, assis sur une chaise à l’angle de la chambre. Il était déjà comme ça, quand vous l’avez trouvé ? Au fait, comment vous l’avez trouvé, votre gars ? Et son ravisseur, on sait où il est ?
Jack grimaça. Occupé à sécuriser l’usine désaffectée avec les soldats de l’UNIT, Mickey ne les avait pas accompagnés à la poursuite du Collectionneur et de son otage. Il ignorait ce qu’il s’était passé. Cependant, Jack n’était pas vraiment certain de le savoir, lui non plus. Ce fut Martha qui répondit, tout en continuant à effectuer de menus gestes pour améliorer le confort du malade.
— Eh ben, Jane a débouché cette petite fiole et a… dit des trucs, et on s’est tous retrouvé en pleine campagne, face à un cottage tout ce qu’il y avait de plus banal. Mais Jane nous a assuré qu’il était dedans, alors Jack a forcé la porte et on est entrés. Et on a finit par le trouver allongé par terre, dans une sorte de… bureau étrange.
— Un cabinet de curiosités, corrigea Jack d’une voix grave.
Martha leva les yeux vers lui, un petit sourire au coin des lèvres.
— Si tu le dis… En tout cas, il y avait beaucoup de sang, mais plus aucune trace du… du Collectionneur. Il a dû réussir à s'échapper dans un autre monde juste avant notre arrivée. Ianto… ce Ianto gisait sur le sol, nu et évanoui. Il tenait toujours un couteau ensanglanté dans sa main. Jack et moi, on suppose qu’il a réussi à blesser son tortionnaire avec ça, sans doute grièvement, au vu de la quantité de sang. Les autres disent que c’est impossible, que leur Ianto était incapable de faire du mal à quiconque, mais…
Jack ferma les yeux un instant, avant de les rouvrir.
— Leur Ianto, je ne sais pas, mais le nôtre n’aurait jamais laissé tomber. Il se serait battu jusqu’au bout pour survivre. C’était… Mon Ianto était un battant. Un survivant.
Mickey lui renvoya un regard surpris.
— Attends, Jack, tu penses que l’homme qui est allongé là, c’est ton Ianto ? Celui de cet univers ?
Ce fut au tour de Martha de secouer la tête.
— Impossible aussi. Notre Ianto est décédé, n’est-ce pas, Jack ?
Jack ne répondit pas. L’était-il vraiment ? Il se souvenait avec précision du Ianto qu’il avait croisé dans la Maison des Morts. Il lui avait semblé si réel ! Existait-il d’autres moyens de tricher avec la mort ? Non, bien sûr que non. Mise à part l’anomalie qu’il représentait, la mort finissait toujours par rattraper les gens normaux. Il en avait trop souvent fait l’expérience. Estelle, Lucia, Alex, Suzie, Owen, Tosh, Steven… Ils étaient tous morts, et bien morts. Pourquoi en serait-il autrement pour Ianto ?
Il repensa au moment où il avait trouvé le jeune homme inconscient, à l’instant où il s’était penché sur lui. C’était lui qui était arrivé sur les lieux en premier. C’était lui qui l’avait découvert. Et il avait ouvert les yeux, une fraction de seconde, avant de les refermer à nouveau. Il l’avait vu. Il avait murmuré son nom, « Jack », et Jack avait su, à ce moment-là que c’était bien la voix de son Ianto, de son amour perdu.
Mais c’était impossible, bien sûr.
Il sentit le regard compatissant de Martha sur lui et reprit ses esprits.
— Ça fait trop longtemps que je suis dans cette chambre. Besoin de respirer. Je vais me chercher un café. Martha ? Mickey ? Vous voulez quelque chose ?
Le couple secoua négativement la tête, et Jack sortit sans un regard en arrière.
En passant dans le couloir, il salua deux bérets rouges qui montaient la garde. Il n'avait aucune envie d'un café, mais il n'avait pas menti, dans la chambre. Depuis la fin du raid, il était resté là, au chevet de ce Ianto pendant que Jane, Beve et les agents du Royaume Caché s'occupaient des autres victimes, des tortionnaires et des artefacts… Et il commençait à se demander s'ils allaient revenir un jour. Il se sentait perdu et inutile, et il détestait ce sentiment.
Angie apparut soudain à l'angle du couloir, l'air préoccupé. Dès qu’elle le vit, elle fronça les sourcils et pointa un doigt accusateur vers lui.
— Vous ! Comment va Ianto ? Pourquoi vous n'êtes pas à son chevet ?
Vexé, le capitaine lui retourna son air suspicieux.
— Je pourrais vous retourner la question. Où étiez-vous tous passés ? Il n'y a plus que Martha, Mickey et moi pour veiller sur votre Gardefé-machin-chose…
— Oh, bien, allez-y, reprochez-moi de faire mon job, Mônsieur le capitaine ! On n'est pas tous immortel, on ne peut pas tous se permettre une vie d'éternelle oisiveté !
Un sourcil levé, Jack ouvrit la bouche pour répliquer quelque chose, mais que répondre à ce drôle d'énergumène qui faisait une tête de moins que lui et lui hurlait dessus sans raison valable ?
Elle s'apaisa soudain et sa mine se renfrogna.
— J'aurais dû être là plus tôt. Je suis désolée de l'avoir laissé. Mais je savais que vous étiez auprès de lui, alors…
Elle avait maintenant l'air au bord des larmes, et Jack lui proposa de s'asseoir sur les sièges qui longeaient le mur.
— Martha pense qu'il va bien, dit-il pour la rassurer, sauf qu'il est toujours dans le coma, et qu'on ne sait pas pourquoi. Elle est avec lui en ce moment.
— Il va finir par se réveiller, hein ? demanda-t-elle d'une voix anxieuse en levant son menton pointu vers lui. C'est un Gardefé. Il ne peut pas mourir !
Que répondre à cela ? Il hocha la tête, et la jeune femme poursuivit d’une voix morne, à peine audible :
— Au fait, moi, c’est Angèle. Angèle Vanoverveldt. Habituellement, on m’appelle Angie.
— Je sais.
Alors qu’elle fronçait les sourcils, Jack ajouta :
— Beve vous a présentée, quand je suis arrivé. Vous vous souvenez ?
— Ah ouais, peut-être. J'avais d'autres soucis en tête.
Un silence s'installa. Jack finit par demander :
— Alors comme ça, Ianto et vous… vous êtes amis, c’est ça ?
Angie fit la moue.
— Ouais… Enfin, on était collègues de boulot… et amis, ouais. On a fini par s’apprivoiser, quoi.
Jack émit un petit rire.
— Je vois tout à fait ce que vous voulez dire ! Mon Ianto aussi, j’ai fini par… l’apprivoiser.
— Il m’a souvent parlé de lui… et de vous. Il vous aimait, vous le saviez ? Il vous aimait à la folie. Après tout, vous êtes son… enfin bref. Mais il était aussi très attaché à son double. Il avait renoncé à vous pour lui. Je lui avais dit que c’était une mauvaise idée. Enfin bref.
Il y eut un nouveau silence, durant lequel Jack chercha quelque chose de pertinent à dire. Mais, au bout de quelques minutes, Angie reprit la parole comme si de rien n’était.
— Ça lui a fait un coup, quand son double est mort. Plutôt, quand il a supposé que son double était mort. Il lui est arrivé quoi, au fait ?
Elle leva un regard interrogateur vers Jack. Il ouvrit la bouche pour répondre, mais une soudaine intrusion l’en empêcha. C’était Beve, suivie de près par Jane, qui marchaient d’un pas pressé vers la chambre de Ianto.
— Bon, fit la première d’une voix fatiguée, stressée et un peu nerveuse. Maintenant que les urgences ont été expédiées, on peut s’occuper correctement des victimes. Capitaine Harkness, Ianto est-il toujours dans le coma ? (Il acquiesça, sourcils froncés.) Ok. Nous en avons discuté, avec Jane. Nous pensons qu’il va falloir s’introduire dans son esprit pour comprendre ce qui ne va pas. Jane, moi… et vous, Jack. Vous en êtes capable, n’est-ce pas ?
Nouvel hochement de tête, silencieux. Cette perspective l'effrayait, mais l'attirait également. Il allait s’introduire dans l’esprit de Ianto ; il saurait peut-être à qui il avait à faire. C'était comme une étincelle, une lueur qui ressuscitait en lui. Il y avait renoncé depuis bien longtemps, depuis cette nuit dans ce pub maudit.
Mais aujourd’hui, il retrouvait enfin ce qu'il pensait avoir perdu à tout jamais.
L'espoir.