Elle fut réveillée dans un sursaut. Une intuition soudaine, une angoisse venue de nulle part. En sueur malgré la fraîcheur de la nuit, elle se leva, puis sortit sur son balcon pour prendre l’air et apaiser son esprit. Elle s’accouda à la rambarde en pierre, promena son regard sur la cité endormie. Sous la lune noire, seules brillaient quelques lueurs aux fenêtres des couche-tard ou des insomniaques de la ville.
Soudain, elle vit briller quelque chose au pied du château. Elle entendit le bruit caractéristique d’un arc qu’on relâche. Elle regarda le point scintillant s’approcher pour se planter dans la porte de l’entrée, suivi par toute une volée qui s’abattit dans les jardins, sur les toits. En un instant, tout s’enflamma. Adelle distingua des silhouettes qu’elle n’avait pas vu arriver. Elle comprit aussitôt ce qui se passait. Elle se déshabilla à toute vitesse, et enfila son armure seule tant bien que mal. Elle prit son épée et sortit en trombe de sa chambre, en hurlant :
- Nous sommes attaqués ! Aux armes ! Au feu !
Elle frappa aux portes sur son passage pour réveiller ses chevaliers. Au rez-de-chaussée, l’agitation était déjà bien présente. Les gardes en faction se tenaient prêts à défendre les entrées, tandis que d’autres s’affairaient à tenter de contenir les flammes. Ils firent sonner la cloche d’alarme. Elle retourna aux étages supérieurs pour trouver sa sœur et son beau-frère. Ils étaient déjà sur le pas de leur porte en compagnie du capitaine Eamon.
- Que se passe-t-il Adelle ? demanda Ariana avec inquiétude.
- Kerst. Il ne nous a pas attendus. Et il n’est pas seul, contrairement à ce que nous pensions. La situation est grave. Il serait trop risqué de vous évacuer, je pense qu’ils vont encercler les remparts.
- Je me charge de leur sécurité, dit Eamon.
- Je vous fais confiance.
Elle n’attendit pas de réponse et redescendit les escaliers quatre à quatre, bientôt rejointe par les autres Mystiques, Ira, Iwan, Dyme, Marth, et même Elbow. Myhrru distribua les ordres. Ils se rendirent dans les jardins pour ne pas subir la chaleur des flammes. Seule Elista fut libre de ses mouvements, car elle avait pour mission d’éteindre l’incendie grâce à son pouvoir. Cela allait être compliqué malgré ses facultés, tant la surface à couvrir était grande et le feu virulent. Même au grand air, l’atmosphère demeurait étouffante. Les hautes haies d’ifs brûlaient tout le long des murs, les grands arbres ressemblaient à des torches géantes. Ils allaient sans nul doute s’effondrer, causant de graves dégâts. Till tenta de contrôler les flammes, mais il n’était pas suffisamment aguerri pour parvenir à maîtriser une telle force.
Adelle observa autour d’elle. La lumière de l’incendie révéla de nombreux elfes noirs qui pénétraient dans l’enceinte. Elle ne pouvait pas utiliser son pouvoir maintenant, elle le conservait pour Kerst. Il était impossible de s’en servir à loisir, malheureusement, malgré un entraînement rigoureux. Judith était coincée également. Si elle faisait souffler le vent, elle aggraverait la situation. Kerst avait pensé à chaque détail.
L’affrontement contre les elfes fut violent. Brutal. Au rougeoiement des flammes se mêla le sang versé. Les jardins bourgeonnants n’étaient plus qu’un champ de bataille. Les fleurs et les bassins que l’on traitait avec tant de soins finirent écrasés, piétinés, brisés. Des corps flottèrent bientôt dans les eaux pures qui se troublèrent, reflétant la haine des combattants dans leurs ondes. Adelle aperçut Ira non loin d’elle. Lorsqu’elle la vit combattre, elle songea qu’ils avaient fait le bon choix en faisant d’elle une alliée. Elle n’osa imaginer quelle tournure auraient pris les évènements dans le cas contraire.
Lorsqu’ils eurent enfin contenu la première attaque des elfes, Elista arriva. Elle s’occupa du jardin, mais elle paraissait déjà à bout de forces. Ils retournèrent dans le hall, les elfes allaient enfoncer la porte sous peu. Adelle brandit son épée, et s’équipa d’un bouclier. Elle fixait la porte. Écoutait les bruits furieux qui faisaient trembler les murs, fragilisés par la chaleur et l’eau qui ruisselait sur la pierre noircie. L’odeur et les vapeurs des fumées piquaient les narines. Il ne faudrait pas grand-chose pour que le feu reprenne. Se battre sur un sol glissant n’allait pas être une mince affaire.
Soudain, les bruits cessèrent. Tous étaient tendus, dans l’attente de ce qui allait leur tomber dessus. Adelle n’aurait jamais pensé que ce fut l’épée du capitaine qui se brisât sur le marbre. Ils relevèrent les yeux vers le premier étage. Kerst s’y trouvait, avec Eamon en guise de bouclier. Dans ses yeux sombres, brillaient la dignité et l’honneur d’un homme prêt à mourir pour son devoir. Adelle s’inquiéta aussitôt du sort de sa sœur.
- On ne bouge pas, intima Kerst d’une voix amusée. Je n’avais pas prévu de me montrer si tôt, mais votre capitaine a décidément la tête dure. Il refuse de me dire où se trouve votre reine, et moi, je veux le savoir. Peut-être pourriez-vous m’aider ?
- Ils ne le savent pas, articula Eamon. Personne d’autre que moi ne le sait.
Adelle regarda Marth dont le visage transpirait l’angoisse. Myhrru, qui portait toujours un arc malgré le vol de son arme sacrée, pointait une flèche enragée vers Kerst, qui ne se départait pas de son sourire inquiétant, tenant sa dague noire sous la gorge d’Eamon d’une main, immobilisant ses bras de l’autre. Comment un homme tel que le capitaine pouvait-il être retenu captif par une personne aussi frêle ?
Adelle tenta alors le tout pour le tout : elle leva son épée pour arrêter le temps. Malheureusement, à sa grande stupeur, cela ne fonctionna que le temps d’un battement de cils. Kerst éclata de rire.
- Surprise, Princesse ? À force de vous reposer sur vos piètres acquis, ainsi que ceux des minables qui vont ont enseigné leur maigre savoir, vous avez perdu de vue toute la puissance et les possibilités de vos pouvoirs et de vos armes. Ne saviez-vous donc pas que la magie de l’Ombre possède la faculté d’absorber toutes les autres ?
Adelle en eut le souffle coupé. Elles allaient devoir l’affronter avec leurs seules armes, leurs seules compétences de combat, alors qu’il avait au creux de sa main la puissance de plusieurs éléments, qu’il avait probablement développée plus qu’elles ne l’avaient jamais fait. Sans compter l’armée d’elfes noirs surentraînés au-dehors, qui n’attendaient que leur vengeance depuis mille ans.
Sans hésiter, Kerst poussa le capitaine par-dessus la rambarde. Marth se précipita sous son père pour amortir sa chute. Il s’écrasa sur son fils avec violence, mais ce dernier n’émit aucun cri, aucun gémissement de douleur. Il se hâta de se dégager, constatant que son père ne bougeait pas. Alors qu’il posait la main sur son dos, il perçut une sensation de chaleur humide. Il releva sa main, rouge de sang. Son père n’était pas inconscient, il était mort. Poignardé dans le dos par Kerst avant d’être jeté comme un vulgaire poids dans la rivière. Adelle se retint de ne pas hurler toute sa rage. Le temps qu’elle regarde vers Eamon et Marth, Kerst avait disparu. Il allait chercher sa sœur. Elle ne savait même pas où ils pouvaient être. Il existait dans le château plusieurs cachettes, plusieurs voies de fuites dans lesquelles le capitaine aurait pu les dissimuler.
- Avec moi !
Les Mystiques, Ira et Iwan la suivirent jusqu’au premier étage. Les coups contre la porte d’entrée reprirent, les flèches enflammées aussi. Ils n’auraient pas beaucoup de temps. Ils avancèrent rapidement dans les couloirs, ouvrant chaque porte à la recherche de Kerst. Elle avait une totale confiance dans les choix du capitaine concernant sa sœur, elle n’avait aucun doute qu’ils furent en sécurité, elle et son mari. Ce qui comptait à ses yeux, à cet instant, c’était de le retrouver, lui, et de lui faire bouffer sa capuche.
Elle avança vers la baie vitrée donnant sur le balcon pour jeter un œil sur ce qui se passait dehors. Elle constata avec émotion que les chevaliers de la caserne se donnaient corps et âme pour défendre leur ville, ainsi que les habitants, qui avec des armes de fortune, ralentissaient grandement la progression des elfes, certes redoutables, mais pas aussi nombreux qu’une ville entière. Cela lui redonna de l’espoir, malgré les départs de feux qu’elle aperçut un peu partout sur les toits à travers les fenêtres.
Ils progressèrent jusqu’aux appartements royaux, dont la porte était entrouverte. Ira se proposa de passer en premier. Elle ouvrit brutalement la porte sur le silence. Il n’y avait personne. Pas suffisamment d’ombre où se cacher. Adelle ne chercha pas sa sœur. Kerst était certainement en embuscade quelque part, et s’ils les découvraient, il rappliquerait sans aucun doute. Ils rebroussèrent chemin et ouvrirent chaque chambre, chaque salon, chaque bureau, mais Kerst resta introuvable.
Soudain, un bruit sourd fit trembler les murs. Les elfes avaient réussi à briser la porte. Le choc des épées et des lances résonna dans le hall, le son monta à travers les couloirs jusqu’aux oreilles du groupe d’Adelle. Une odeur de fumée se fit plus présente. Ils redescendirent à toute hâte pour prêter main-forte aux soldats restés en bas. Les elfes, avec leurs torches, avaient mis le feu à tout ce qu’ils pouvaient. Les flammes grossissaient d’une manière très préoccupante. Le château manifestait son agonie par le gémissement de ses poutres et l’éclatement de ses vitres. Ils devaient sortir, vite. Adelle avisa une armoire massive, déjà dévorée par les flammes. Elle s’approcha de Till et lui souffla des instructions. Il hocha la tête.
- Vers les jardins ! hurla-t-elle à pleins poumons.
Elle se répéta jusqu’à ce que son ordre parvienne aux oreilles de tous les chevaliers. Lorsqu’ils eurent tous dépassé l’armoire, elle fit un signe de tête à Till qui agrippa le meuble avec son fouet pour le faire chuter en travers du chemin, laissant les elfes pris à leur propre piège brûlant. La troupe évacua dans les jardins et se chargea du peu d’elfes restants.
Adelle regarda alors avec désarroi son foyer périr, avec peut-être sa famille à l’intérieur. Son ventre se noua d’appréhension, mais elle ne pouvait plus rien faire.
Elle pensa à Kerst, espérant qu’il brûlerait dans cet enfer, sans trop y croire. Il allait bientôt sortir, comme un diable d’une boîte, leur réservant probablement encore une horreur dont lui seul avait le secret.
Soudain, alors que tous fixaient ce grand édifice qui se consumait, Myhrru s’écria :
- Dubhan !
Adelle tourna la tête avec effroi vers son amie, dont le regard vert cherchait dans le vide une solution. Puis, un éclat de détermination scintilla dans ses prunelles. Adelle connaissait suffisamment bien la chevaleresse pour en comprendre la signification, à son grand regret.