Chapitre 47 : Aelia

Par Talharr

Aelia :

Depuis quinze jours, les ruines se succédaient. Pas d’attaque, pas d’apparition. Seulement ce silence étrange, et cette silhouette gravée dans leur mémoire. Aelia se souvenait encore de la peur qui l’avait saisie en voyant Arnitan s’écrouler.

Depuis, rien. Des villages à moitié détruits, parfois encore hantés par des traces de vie. Au moindre mouvement aperçu au loin, ils s’éloignaient aussitôt. Personne ne voulait affronter des mages, des hommes, ou des bêtes malkariques.

Arnitan lui avait soufflé qu’il se sentait épié depuis leur arrivée dans les Terres Abandonnées. Elle partageait ce même malaise. Elle aurait voulu le mentionner à Brelan ou Sylros mais il lui avait fait jurer de n’en rien dire à qui que ce soit.

Je ne le trahirai pas une seconde fois.

    — J’aurais dû demander une charrette remplie d’habits, soupira Arlietta à ses côtés.

    — Tu es pourtant très jolie comme ça, la rassura Lordan.

    — Menteur. Ma robe jaune est devenue orange-grise… et mes cheveux…

La servante n’avait pas tort. Pour une fois Aelia n’aurait pas été mécontente d’avoir sa garde-robe de Lordal.

    — Tu aurais dû mettre l’armure argentée, comme je te l’avais dit, dit Aelia.

    — Moi ? En guerrière ? Il faut que je reste présentable auprès de ma comtesse.

    — Je ne suis pas comtesse. Et vu où nous sommes, ta protection compte bien plus que ta tenue.

Arlietta haussa les épaules, outrée.

    — Mais je ne tiendrai jamais avec une armure ! Regardez-moi !

Lordan, Sairen et Aelia éclatèrent de rire.

    — C’est vrai que c’est plutôt elle qui te portera, se moqua Lordan.

La servante fit la moue.

    — J’étais sérieuse, souffla-t-elle.

    — Je dirai qu’Aelia a raison, dit Sairen. Nous devons tous être protégés. Au moindre danger nous ne pourrons pas compter sur les autres. Chacun aura son ennemi.

Arlietta finit par céder.

    — Très bien. Puisque vous êtes tous contre moi...

    — Merci, Arlie, dit doucement Aelia.

Son amie hocha la tête, dépitée.

Le groupe d’Arnitan les rejoignit. Chacun avait trouvé sa place : Draiss riait souvent avec Lordan et Sairen, Céleste s’était rapprochée d’Arlietta.

Et alors que le jeune homme s’approchait d’elle, elle sentait le regard de sa servante en coin qui la rendait nerveuse.

    — Je sens que nous approchons, murmura-t-il.

Elle frissonna.

Patan, le chien du jeune homme, se mit entre eux deux, comme pour les protéger. C’était un gros chien fidèle. Elle s’était souvent retrouvée à jouer avec lui.

    — Que crois-tu qui nous attend ? Une armée de mages ? demanda-t-elle, en caressant les poils rêches de Patan.

    — J’espère que non… j’ai déjà eu affaire à eux. Je ne m’en serais jamais sorti sans Wolfrharr, dit-il, les poings serrés.

    — Moi non plus… Sans Hirtyl, je ne sais pas ce qui se serait passé. Ces mages n’ont rien d’humains.

Ils échangèrent un regard lourd de souvenirs.

    — Peut-être qu’une fois tout cela fini, les dieux nous laisseront vivre en paix, souffla-t-il.

    — Ce serait la moindre des choses. Pourquoi n’ont-ils pas choisi…

Elle s’interrompit. Sans ce destin d’Élue, elle ne l’aurait jamais rencontré. Elle serait encore à Lordal, entre maître Saltar et la bibliothèque d’Ilara, à errer, même si c’était un de ses moments préférés. A attendre patiemment le jour d’un mariage qu’elle ne voulait pas. Les seuls moments qui lui manquaient étaient les repas avec son père et les matinées dans le jardin.

    — Lia ? s’inquiéta Arnitan.

Ses souvenirs disparurent d’un coup.

    — Ce n’est rien, dit-elle en souriant faiblement. Je pensais que j’étais quand même heureuse d’être là.

Il baissa la tête, muet. Elle comprit. Lui avait tout perdu : sa maison, son père, Gwenn. Tout ça pour une cause dont ils ne connaissaient toujours presque rien. Ils portaient un fardeau trop lourd pour eux seuls.

Même si nous gagnons… est-ce que ce monde sera vraiment sauvé ? Allons-nous rentrer chez nous ?

Un vent chaud lui mordit les joues. Elle n’en était pas certaine.

Arnitan finit par sourire.

    — Je suis sûr que nous réussirons. Si une armée nous attend, alors nous nous battrons. Et Talharr n’aura pas le choix de nous épauler. Sinon comment pourrions-nous vaincre un demi-dieu ?

Elle le remercia du regard. Ils marchèrent encore, bercés par les éclats de rire de leurs compagnons.

La nuit tombée, Aelia rêva. Pas de cauchemar, pas de monstres. Seulement un souvenir lumineux : un petit garçon courant après elle sous les yeux bienveillants de leurs parents. Alion. Le frère qu’on lui avait fait oublier.

Elle se demandait comment Elira avait eu la force d’un tel choix. Aelia, elle, n’aurait jamais pu trancher entre deux enfants — même si l’un portait le sort du monde. Elira avait sacrifié deux vies pour une seule. Comment Aelia pourrait-elle ne pas s’en vouloir ?

Elle n’avait pas choisi d’être l’Élue d’un demi-dieu mais à cause d’elle, son frère n’avait pas eu la vie qu’il méritait : une vie auprès de sa famille, auprès d’elle. Mais les dieux ne s’en souciaient pas. La guerre, seulement la guerre.

Et pourquoi maintenant ? Après des siècles de paix, une guerre qui éclate presque d’un claquement de doigts ? On lui répétait que les forces de Malkar préparaient leur retour depuis longtemps, qu’elles avaient enfin saisi leur heure. Cette explication sonnait creux. Elle sentait autre chose. Plus sombre qu’un dieu qui cherche seulement à revenir. Quoi ? Elle n’en avait aucune idée.

Elle rejoignit Arnitan près du feu. Ne dit rien de ses doutes. Ils parlèrent d’avant. Elle raconta ses bêtises avec Saltar ; lui, Patan poursuivant toutes les bêtes du village.

Puis la routine reprit — trois jours encore.

Le matin, elle s’entraînait avec Sylros et Lordan. Elle avait appris quatre sorts : deux pour se défendre, deux pour tuer. Elle n’en revenait toujours pas d’être une magicienne. À l’épée, elle s’améliorait, même si elle doutait tenir face à un véritable adversaire ; Lordan et Arnitan la faisaient plier à chaque fois.

Elle regardait souvent Arnitan, au retour de la chasse, croiser le fer avec Brelan : enchaînements rapides, intenses. Il gagnait un duel sur trois.

Le reste du temps, ils avalaient des lieues à travers un paysage chaque jour plus lugubre. Parfois, des cages pendaient à des arbres morts ; souvent, un squelette y dormait encore. Les ruines se multipliaient ; une fois, ils crurent apercevoir de la vie — ils s’éloignèrent aussitôt. Mieux valait n’affronter personne ici.

Ils dressèrent un camp loin de toute construction, entourés d’arbres desséchés et de touffes d’herbe et d’arbustes rouges.

    — Du Roca ? Ici ? s’étonna Gabrielle, presque joyeuse.

Avec Céleste, elle se mit à en cueillir pour préparer onguents et potions. Au moins, ils ne manqueraient pas de soins. Les guerriers, eux, polissaient et affûtaient leurs lames. Tout cela rendait Aelia nerveuse : on se préparait à la bataille — et à ses blessés. Voire pire.

Arlietta sortit de la tente.

    — Lia… tu me trouves comment ?

Elle portait l’armure argentée. Sa chevelure châtaigne, tirée en chignon, faisait ressortir l’éclat du métal.

    — On pourrait y mettre trois Arlie… taquina Aelia.

    — Tu te moques de moi ? s’empourpra la servante.

    — Non, non. Ça te va bien. Moins que les robes, forcément… mais ça te met en valeur.

    — Tu te fiches de moi, Lia !

Elles éclatèrent de rire.

    — Moi, je n’ai pas d’armure avec de jolies dorures et des oiseaux, fit remarquer Arlietta.

    — C’est vrai que j’aime bien mes hirondelles, s’amusa Aelia.

    — Ça vous va bien, à toutes les deux, intervint Lordan.

    — Tiens, revoilà mon ombre… même si c’est plutôt la tienne, Arlie, maintenant.

Les deux intéressés rougirent. Le silence retomba, un peu lourd, jusqu’à ce que Lordan le brise :

    — Le jour où ce mage est entré à Lordal, j’ai su que tu serais plus qu’une comtesse. Je n’imaginais pas un destin pareil… mais je t’aurais suivie quoi qu’il arrive.

Sa voix vibrait d’une fierté simple. Aelia chercha ses mots.

    — Tu sauveras notre monde, j’en suis certain. Et tu feras de Vaelan un comté plus fort, ajouta-t-il.

    — Je… commença Aelia.

    — Elle a du mal avec ça, Lordi, souffla Arlietta en s’accrochant à son bras.

Ce contact la ramena à elle.

    — Merci. Je suis heureuse de vous avoir. Sans vous… je ne sais pas.

Elle hésita.

    — J’ai peur pour vous.

    — Pour nous ? fit Lordan.

    — On ignore ce qui nous attend, mais on sait déjà qu’on nous guette devant cette tour. Combien seront-ils ? Est-ce qu’on en reviendra ? Oui, j’ai peur.

Arlietta et Lordan échangèrent un regard — pas terrifiés, mais résolus.

    — Tu as raison, comtesse, dit Lordan. Et tu n’es pas la seule à avoir peur. Qui ne tremblerait pas dans un lieu inconnu et réputé maudit ?

    — Et c’est ici que se joue le destin de notre monde, ajouta Arlietta.

Un léger silence s’imposa.

    — Merci, murmura Aelia, un peu soulagée.

On les appela pour le repas. En marchant, un détail la rattrapa.

    — Arlie ?

    — Oui, Lia ?

    — Tu as appelé Lordan… Lordi ?

    — Euh… oui. C’est son surnom, répondit Arlietta, gênée.

Lordan l’était encore plus.

    — Ne le répète à personne, je t’en prie, comtesse…

Aelia partit d’un grand rire, tandis que l’ancien garde accélérait.

    — Je me demande quel surnom tu donneras à Arnitan, glissa Arlietta à l’oreille d’Aelia.

La jeune comtesse s’étouffa dans son rire.

     — Quoi ?!

     — Il faudra bien y penser, dit-elle en s’asseyant près du feu, un sourire en coin.

En y repensant, elle lui avait donné son surnom et il l’avait même utilisé mais elle, elle ne l’appelait que par son prénom.

Ani ? Non, concentre-toi. Plus tard. Quand on aura gagné.

Le repas fut excellent. Aelia parla à presque tout le monde, même aux guerriers de Cartan : des gens droits, prêts à se sacrifier, et cela l’agaçait — parce qu’ils le feraient.

Après ce repas, ils s’étaient tous dirigés vers leur tente.

Elle s’endormit, prête à affronter une nouvelle vision terrible. Mais à la place ce fut la sensation d’une chute lente et noire. Quand elle se stabilisa, elle se tenait dans un bureau qu’elle aurait reconnu entre mille : le tableau des Taurgorn, le portrait d’Elira posé sur le bureau.

Lordal.

Face à elle, Alistair, grave, et à ses côtés Elira. Leurs mains jointes. À cette vision, le cœur d’Aelia se réchauffa : elle avait tant rêvé de pouvoir vivre ce moment.

    — Ma fille, dit Elira d’une voix tremblante. Je suis désolée que le poids du monde repose sur toi. Je....

    — Ce n’est rien, mère. Vous avez fait ce que vous pensiez nécessaire. Je ne suis pas seule. Nous avons peur, mais nous réussirons. Nous n’avons pas le choix.

Elira reprit d’une voix lourde :

    — En effet, le choix nous est impossible. Les Taurgorn sont revenus grâce à Talharr. L’heure est venue. Aelia, tu dois survivre. Ensuite, rejoignez Tyril. Des Taurgorn vous y attendront, puis il faudra vous rendre sur l’île de Zyrktos. Elle se trouve…

Un frisson la parcourut au mot survivre. Qu’allait-il se produire sur les Terres Abandonnées ?

    — Une île à l’est de notre royaume. Je sais, mère... mais pourquoi moi survivre ? Et vous ?

    — Notre rôle est de protéger nos terres et de vous faire gagner du temps, répondit Alistair.

    — Et si l’ennemi l’emporte ? Vous fuirez, n’est-ce pas ? demanda Aelia.

Alistair sourit, rassurant.

    — Bien sûr. Nous en ralentirons le plus possible, puis nous nous enfuirons. Je te le promets, ma petite hirondelle.

Elle sentit les larmes monter. Elle savait qu’il mentait. Elle se précipita dans ses bras. Les sanglots se mêlèrent.

    — Je t’aime, Lia. Je t’aimerai toujours, où que je sois. N’oublie jamais.

Elira les rejoignit. L’odeur de pomme verte d’autrefois. Sa mère prit son visage entre ses mains ; ses yeux verts flamboyaient.

    — Je vous aime tous les trois. Je t’ai pleurée chaque jour. Je suis fière de la femme que tu es. Tu seras la plus grande comtesse que Vaelan ait connue.

Aelia pleurait à chaudes larmes, clignant pour graver leurs visages.

Au bout d’un long moment d’étreinte, ils se séparèrent.

Elle pensa à Arnitan. A sa famille.

    — Dralan… Les habitants ont-ils été sauvés ? demanda-t-elle, la voix tremblante.

    — Oui, répondit Alistair. Grâce à l’arrivée de ta mère et de son armée sortie de nos terres. Les civils de Balar qui ont survécu sont escortés vers Tyril.

Un poids quitta la poitrine d’Aelia. Arnitan sera soulagé.

    — Peux-tu me rendre mon colier, Lia ? demanda Elira. 

Aelia posa la main sur les pierres froides, hésitante.

    — Comment pourrais-je ouvrir le passage sans le collier ? murmura-t-elle. 

    — Le pouvoir n’est pas dans le bijou, dit Elira d’une voix douce. Il est en toi. Mais je crois avoir découvert ce que ce collier renferme. 

À contrecœur, Aelia céda. Ne plus sentir le collier contre sa peau la troubla, comme un petit vide. 

Le noir revint, d’abord au bord du cadre, puis gagnant tout. Elle tendit les bras, voulut les retenir ; l’image recula. Encore un peu, je vous en prie.

    — Tout ira bien, Lia. Nous nous reverrons, dit Alistair, tendre.

La voix d’Elira fendit l’ombre :

     — Ma petite hirondelle… prenez garde : le dieu que vous croyez affronter n’est pas celui que l’on pense. Il porte un autre nom…

Tout s’effaça. Je t’aime, fut le dernier souffle.

Alors une autre voix monta, cynique, sombre.

      — Pas encore, jeune Hirondelle. La vérité t’attend au bout du chemin. Malkar veut votre mort. Tous.

La chute reprit, brève, et Aelia se réveilla dans sa tente, trempée de sueur. Personne ne s’était éveillé.

Elle resta couchée, le regard perdu. Revoir ses parents ? Elle n’y croyait pas, et voulut se rouler en boule pour pleurer. Non. Mère est là-bas. Rien ne leur arrivera.

Un autre nom… répéta-t-elle en silence. Et Malkar qui nous veut tous morts. Au bout du chemin, la vérité.

Il n’y avait pas le choix : il fallait finir ce qui avait commencé, pour obtenir enfin les réponses.

Nous nous reverrons, père, pensa-t-elle avant que le sommeil ne la rattrape.

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Scribilix
Posté le 18/09/2025
Pas de remarque sur la forme mais leur voyage commence un peu à s'éterniser. Je crois bien que ca fait une dizaine de chapitres qu'ils sont sur la route à s'entrainer tous les jours et à faire des cauchemars sans atteindre leur but. J'imagine que Calir va finir par passer à l'action. A voir dans la suite,
Scrib.
Talharr
Posté le 18/09/2025
Re,
Une dizaine de chapitres pour aller dans les Terres Abandonnées et à la Tour ? Il y en a cinq, plus les trois derniers qui sont dans la même journée. Ensuite ça s'accélère.
Le problème étant soit je fais un voyage rapide qui n'aura ni queue ni tête avec les autres personnages soit je pose tout.
Donc j'ai trouvé sympa de montrer que ça va pas devenir des super héros et qu'ils évoluent réellement pendant leur voyage qui va pas durer cinq jours, sauf s'ils trouvent un avion que Calir va dégoter ahaa
Mais je comprends, on est sur un temps calme mais vu les 12 derniers chapitres, je pense que le moment calme est bienvenue :)
A plus ! ^^
Talharr
Posté le 18/09/2025
Et attention dans ce chapitre il n'y a aucun cauchemar, c'est sa mère qui prend contact avec elle ;) Moment assez important pour la suite. ^^
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