Chapitre 48 : Induction - Opposition

La vidéo s'ouvre sur six ronds en deux colonnes de trois. Le premier de la première colonne est rouge, ainsi que le deuxième de la seconde colonne. Les autres sont blancs. Un homme apparaît à l’écran. Il est blanc, grand, robuste, charismatique, les yeux marron et les cheveux bruns. Il veut clairement paraître important, sûr de lui et faire partie des grands de ce monde. Une voix masculine se fait entendre.

 

- Monsieur Vrikolakas, bonjour.

- Bonjour, répondit l’homme qui bougeait beaucoup sur son siège.

- Je suis Gilles d’Helmer. Nous sommes ici dans le cadre de l'émission "Induction" de la chaîne n°5. Nous sommes en direct et dans une bulle de sécurité permettant la libre parole. Pourrais-tu te présenter succinctement ?

- Je m’appelle Vrikolakas. Je suis le chef du département elfe aux laboratoires du palais. J’ai mis beaucoup de temps à me rendre compte de l’existence de cette émission et de son contenu car je suis très occupé. Il a fallu qu’un de mes collègues insiste plusieurs fois pour que j’accepte enfin de regarder votre première entrevue, celle avec Spike. J’ai immédiatement regardé les autres.

- Heureux que notre contenu te plaise, intervint Gilles.

- Il est affligeant ! s’exclama Vrikolakas en retour. Spike raconte des conneries monumentales.

Il y eut un petit silence. Gilles ne répondit rien. Lorsque Vrikolakas comprit qu’il n’y aurait aucune réplique, il continua :

- Le biomimétisme est une aberration ! Il ne faut pas tenter de copier les animaux pour améliorer notre corps ou notre société. Cela n’a aucun sens. À quoi bon aller regarder les pingouins ou les termites lorsque nos origines, à savoir les êtres humains, nous sont déjà inconnues et recèlent tant de merveilles. J’irai même plus loin : et si nous commencions déjà par essayer de comprendre comment fonctionne notre corps, celui des Vampires ! Ce deuxième sujet n’étant absolument pas ma spécialité, je vais me concentrer sur le premier mais peut-être que le chef du département Vampire des laboratoires du palais voudra faire un commentaire ou venir un jour lui-même sur cette chaîne, je n’en sais rien.

- Pourrais-tu donner un exemple d’une découverte faite par les laboratoires bien plus intéressante que le biomimétisme ?

- Tu veux dire plus intéressant que d’avoir les cheveux verts ?

Gilles ricana avant de proposer :

- Plus intéressant que voler ?

- Voler ? répéta Vrikolakas. Pourquoi diable vouloir voler ? La terre ferme ne vous convient pas ? Qu’y a-t-il de si intéressant là haut ? La même chose que vu d’en bas mais en plus petit ?

Gilles rit franchement.

- Quelque chose de plus intéressant, répéta Vrikolakas. D’accord alors disons… Savez-vous que vous avez des neurones ailleurs que dans le cerveau ?

- Non, admit Gilles.

- Dans votre ventre, autour de vos intestins, vous avez autant de neurones qu’un chien en a dans sa boîte crânienne. Ces neurones fonctionnent seuls, sans lien hiérarchique avec ceux d’en haut. Et s’ils vous prenaient l’envie de dire « le cerveau principal » ou « primitif », sachez que les bactéries ont eu des neurones autour de leur système digestif bien avant d’en mettre d’autres ailleurs séparément.

- À quoi servent-ils ? interrogea Gilles.

- À digérer mais cette information nous importe peu, à nous, les Vampires. Ce qui est intéressant est la présence de neurones dans le ventre des humains.

- En quoi est-ce intéressant ? demanda Gilles circonspect.

- Spike l’a dit : il est très aisé de demander à notre corps quelque chose d’humain parce qu’il sait faire. Nous, les Vampires, n’avons pas de système digestif. Le sang humain est transformé en sang Vampire dans nos sinus en seulement quelques secondes. Notre ventre est donc vide… enfin plus exactement vide d’organes autres qu’une multitude de vaisseaux sanguins.

- N’importe quel Vampire peut faire apparaître à volonté des neurones dans son ventre, comprit Gilles.

- Une fois qu’on a compris que le corps humain pouvait en mettre ailleurs que là haut, précisa Vrikolakas en touchant ses cheveux, on peut même en mettre dans les bras ou les jambes.

- Tu es un cerveau, lança Gilles d’une voix admirative. Combien de neurones as-tu ?

- Trop pour compter. J’ai multiplié par mille ma capacité de réflexion, de stockage. Baptiste est capable de faire plusieurs choses en même temps, réellement. Il peut réaliser une expérience avec ses mains tout en écrivant un livre, en utilisant la technologie pour faire passer le message entre son corps et celui de la machine. Il peut être en train de vous parler et de communiquer via un téléphone avec une autre personne et vous ne vous rendrez même pas compte qu’il a un échange avec quelqu’un.

- Que se passe-t-il si on coupe le bras d’un Vampire qui lui sert de cerveau ? demanda Gilles, nerveux.

- La même chose que s’il se prend une balle en pleine tête qui déchire ses tissus nerveux.

- À savoir ?

- Il est soigné en quelques secondes, parfois minutes selon l’importance des dégâts et généralement ensuite, il a faim.

- D’accord, mais les informations stockées là sont-elles perdues ?

- Non, car elles sont répétées. En réalité, quand le cerveau grandit, il en profite pour faire une copie de lui-même. Si on me coupe la tête, le reste de mon cerveau reconstruit le membre perdu et je repars comme avant.

- C’est extraordinaire ! s’exclama Gilles.

- Et ce n’est qu’une infime partie de tout ce qui existe. Soyez curieux et venez nous rejoindre. Nous avons besoin de main d’œuvre pour explorer, découvrir, tester, vérifier, regrouper, compter, recouper.

- Le message est passé, je crois. Si cet exemple de cerveau dans tout le corps n’en est qu’un parmi d’autres, les auditeurs ne devraient pas tarder à affluer.

- Je l’espère… maugréa Vrikolakas.

- Y a-t-il un autre sujet dont tu souhaites nous entretenir ?

- Oui, je te l’ai dit, j’ai écouté tes vidéos et j’ai été horrifié par leur contenu.

- Tu viens de remettre en question le biomimétisme proposé par Spike. Lequel de nos autres invités vas-tu contrer maintenant ?

- Le recensement du docteur Louis Malloy et surtout les conséquences qu’il en tire, à savoir l’absence d’intérêt des femmes pour le vampirisme.

- Ses chiffres indiquent qu’il y a peu de femmes parmi les Vampires, rappela Gilles.

- Non, ses chiffres indiquent qu’il y a peu de femmes Vampires parmi les Vampires interrogés, nuance. Je pense que les femmes Vampires apprécient davantage le contact humain et se mêlent à la population. Elles maîtrisent la transparence, l’invisibilité et de ce fait, sont passées en dehors des radars du docteur Malloy. Je doute qu’il se soit fait aider de prêtresses du mal qui ont autre chose à faire et de ce fait, j’aimerais savoir comment il a fait pour trouver tous les Vampires du monde, ce qui n’apparaît nulle part dans son compte-rendu, que j’ai lu bien évidemment. Avant de venir ici, j’ai fait un crochet par le département espace et j’ai demandé à son chef s’il connaissait le sexe des Vampires actuellement dans nos vaisseaux intergalactiques.

- Vaisseaux intergalactiques ? répéta Gilles. Comment ça ?

- Les personnels des deux premiers vaisseaux spatiaux partis en exploration au-delà des limites de notre galaxie et ceux du troisième en cours de finalisation.

- Au-delà des limites de…, répéta Gilles totalement abasourdi.

- Les laboratoires recherchent partout. L’espace n’a certainement pas livré tous ses secrets. Bref. Le chef du service espace m’a annoncé que 84 % de la petite centaine de Vampires présents dans l’espace sont nés femme. Je doute que le docteur Malloy leur ai proposé de participer au recensement.

- 84 % ! s’exclama Gilles qui trouvait clairement ce nombre énorme.

- Je suis également persuadé que bon nombre de femmes Vampires choisissent la vie sous-marine de sirènes. Nous travaillons d’ailleurs sur des elfes aquatiques respirant par branchies. Le docteur Malloy a-t-il ratissé les océans pour trouver ces communautés de sirènes qui existent, j’en reste persuadé ?

- Les auditeurs sont muets à ce sujet, indiqua Gilles.

- Tu comprends maintenant pourquoi conclure de l’étude du docteur Malloy que les femmes n’aiment pas être des Vampires et qu’il faut au pire cesser de les transformer et au mieux les aider à passer ce cap soi-disant difficile est une hérésie.

- Les groupes de parole à venir ne sont-ils pas censés permettre des échanges de ce genre ?

- Des groupes de parole amèneront des abrutis à refaire le monde sans que rien ne change. Chris nous prend pour des imbéciles parce que nous avons usé de ce mode de décision depuis des millénaires et le résultat a été catastrophique : nous ne contrôlions pas nos petits, ouvrant une brèche vers la connaissance via l’entraînement des chasseurs de Vampires. Nous avons été infiltrés par une organisation externe pendant des siècles sans nous en rendre compte. Notre propre guide nous a caché une capacité extraordinaire que nous n’avons pas été capables de trouver par nous-même.

Gilles grimaça mais ne releva pas. C’était vrai après tout. Vrikolakas continua :

- Non, il faut des décisions prises au-dessus. Les laboratoires ne sont pas des démocraties où chacun fait ce qu’il veut quand il veut. Non, les laborantins peuvent donner leur avis et sont souvent invités à le faire. En revanche, lorsque Baptiste indique sa décision, elle est finale. Il est ouvert à l’échange, accepte des remises en question polies et argumentées tout en restant seul maître à bord. Revenons sur l’absence d’enfance chez les Vampires. En effet, un Vampire qui vient de naître peut devenir créateur. Est-ce parce qu’il le peut qu’on doit le lui permettre ? La plupart des pays humains aujourd’hui interdisent la reproduction aux plus jeunes qui en sont pourtant capables. Une jeune femme de douze ans qui vient d’avoir ses règles peut enfanter. Pourtant, toute la société va l’amener à ne pas le faire et de fait, elle attend et ce même si donner naissance à un enfant ne va d’ailleurs pas amener de punition ou de sanction d’aucune sorte.

- Autre que le regard de la société…

- Exactement. On peut imaginer qu’on encourage très fortement nos petits à ne pas engendrer pendant… un siècle ? Un millénaire ?

- Les auditeurs s’enflamment. Ils s’offusquent, hurlent au risque de sine condicione.

Le ton de la voix de Gilles indiqua clairement qu’il frémissait de terreur. Il savait mieux que personne l’horreur de subir cet amour inconditionnel et envahissant.

- Permets-moi de rappeler à nos chers auditeurs que les Aars ont mis cent mille ans à être frappés par le sine condicione et toi aussi, il me semble. Seul Dracula l’a connu plus rapidement du fait d’une interdiction totale de procréer – ce qui n’est pas ce dont je parle ici – et cela a tout de même pris un peu plus d’un millénaire. Je ne pense donc pas que l’on prenne un si gros risque en proposant une interdiction temporaire. Et pourquoi pas obliger à un rite de passage pour obtenir le droit de procréer ? L’arrivée à l’âge adulte dans énormément de cultures est rythmée par un rituel, des coutumes, une tradition, qui peut être une semaine dans la forêt seul ou de ramener la tête d’un ours, peu importe. En tout cas, dire « il n’y a pas d’enfance chez les Vampires » ne doit certainement pas être une fin en soi. Nous pouvons demander l’intervention de Chris afin qu’il promulgue une nouvelle loi. Actuellement, il n’y en a que trois – quatre si vous comptez celle qui dit que le roi commande. Ce ne sont pas deux ou trois de plus qui poseront souci.

- Interdiction de procréer avant un certain âge ou d’avoir réussi un test. Quelles autres lois proposes-tu ?

- Je corrigerai la descendance. Tout petit doit être formé, certes, mais par son créateur. Le lien doit être reforgé. Le professeur Bill Compton dit que l’école doit être repensée. Moi j’irai plus loin : elle doit disparaître. Renommez-la médiathèque, centre de partage ou d’échange, peu importe, mais plus « école ». Chacun doit de nouveau se sentir responsable de ses actes et la procréation est centrale à mon sens.

- Les autres lois sont-elles également obsolètes ? demanda Gilles, qui répétait ainsi une question des auditeurs.

- La paix : aucun Vampire ne doit en tuer un autre… sauf si c’est son petit même si ce dernier est au contrôle. Le créateur doit garder sa toute puissance sur son petit et il doit être le seul. Que Chris veuille une armée de prêtresses du mal, c’est son droit, mais le meurtre devrait être réservé à un créateur envers son petit.

- La plupart des Vampires nés avant le vingtième siècle ignorent l’identité de leur créateur, rappela Gilles.

- Je te l’accorde, admit Vrikolakas. Il suffit de les mettre directement sous l’autorité de Chris.

- La sécurité : tout Vampire doit faire en sorte que les humains ne soient pas une menace ?

- Les humains sont une menace, rappela Vrikolaka. L’intégralité des Vampires fait-elle en sorte de lutter contre cela ? Je ne crois pas. Cette loi n’est donc actuellement pas respectée. Elle ne vaut rien. S’enterrer dans un paradis artificiel ou rêver d’une nouvelle planète où implanter de nouveaux humains ne résoudra pas le problème. Attendre que quelqu’un le fasse pour vous indique votre manque d’honneur et de fierté. Chris n’est pas le sauveur, ni le prophète. Vous agissez comme ces abrutis d’initiés qui voient en Chris celui qui résoudra les problèmes de l’humanité. Il vous méprise autant qu’eux et admettez-le : il a raison. Bougez-vous et faites évoluer ce monde dans le sens qui vous plaît. Sortez vous les doigts du cul.

Gilles ne put retenir un petit rire nerveux à cette dernière réplique.

- J’ai fini, indiqua Vrikolakas avant de se lever et de sortir du champ.

- Merci d’être venu sur notre chaîne, dit Gilles au siège vide.

Les six ronds furent de nouveau visibles puis la vidéo s’arrêta.

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