CHAPITRE 48
1 .
Tourner une clef de contact avec la main gauche requiert beaucoup de contorsions. Je renonce. J’attends que l'état de ma main droite s'améliore en vidant une bouteille d’eau à petites gorgées.
La crainte irrationnelle grandit que la voiture n’explose quand je la mettrai en route. Mon esprit est engourdi. Je tremble. Je ne sais pas ce que je ressens.
Si, je sais. Je suis une Semblable en deuil de son frère. Un frère que j’aime toujours - c’est exaspérant. Une petite voix en moi se réjouit que nous nous soyons séparés sur une note conciliante à même de soulager les blessures morales et physiques que je lui ai infligées. Et que je ne regrette pas une seconde de lui avoir infligé.
- Guillain est ton frère ennemi, m’avait dit Akira un jour en riant. Moi je suis ton frère ami.
A cet instant, mon téléphone sonne. C’est lui, mon frère ami, qui prend de mes nouvelles. En route pour sa lune de miel, il tient à savoir comment s’est passé la confrontation. Je lui résume ce que j’ai appris, sans entrer dans les détails de notre affrontement. Je pleure silencieusement quand je lui apprends pourquoi Iain est devenu une cible.
- Ce n’est pas de ta faute, me dit-il aussitôt. Tu ne pouvais pas deviner la folie de Guillain… Ou alors, je suis aussi responsable que toi, tu n’aurais pas connu Iain sans moi.
Nous restons silencieux un moment. Il enchaîne soudain :
- Nous allons revenir. Je ne veux pas que tu sois seule ce soir. Tu vas mal, je m’en rends bien compte.
- Pas question !
- Alors viens nous rejoindre.
- Non !
L'indignation me donne un peu d'énergie.
- Écoute-moi Akira. On ne va pas laisser Guillain perturber votre lune de miel. Je vais appeler Greg, je ne serai pas seule ce soir. En attendant, ton devoir, c’est de mettre tout ça de côté et de donner la priorité à ton mari. A votre retour, je te raconterai en détail, on parlera, on verra quoi faire. Pour le moment, occupe-toi de mon frère Katsumi.
Akira est secrètement soulagé de ma réaction, j’en suis sûre. Je me sens mieux après cette conversation, le monde autour de moi retrouve un peu de sa cohérence.
Pourtant, je reste agitée d'émotions que je ne contrôle pas. J’ai tant besoin de Greg.
Je ferme les yeux et ses bras se referment sur moi. Je lui raconte ce qui vient de se passer, il m'écoute, me pose des questions, puis s'émerveille de mon courage. Un peu plus tard, il me parle de son sermon, me demande mon avis. Nous restons ensemble pour la nuit. C’est la fin de notre séparation.
Je l’appelle et il décroche, mais tout ce que j’entends est un brouhaha de voix, des bruits de fonds… un restaurant ? J’entends une petite fille parler puis la communication s’interrompt. J’imagine Greg en famille et une de ses petites nièces (une des filles de Leroy ?) attrapant son téléphone que lui, occupé à converser, n’a pas entendu sonner. J’appelle à nouveau et cette fois, Greg est au bout du fil. Difficile de décrire mon soulagement.
- Ma chérie, tu vas bien ? Nous sommes tous à Duke's. (Il rit) Les sushis n’ont pas vraiment rassasié mes frères. Tu viens nous rejoindre ?
Quelqu’un lui parle à cet instant, ce qui me permet de ne pas répondre. Impossible d’ajouter ma présence au joyeux rassemblement de la famille de Greg dans un des meilleurs restaurants de Tacoma, je suis trop mal. Greg reprend la parole.
- On se voit demain ? Tu vas venir, n’est-ce pas ?
Oui, Greg, je serai à Trinity demain matin.
2.
Avoir vécu avec des tortionnaires m’a appris une chose : être seule, dans un endroit dont on a le contrôle, est un privilège. Je vais rentrer chez moi, boire un peu de soupe chaude, et me mettre au lit avec mes chats et une bouteille d’eau.
Non. J’ai besoin d’aide. Je reconnais la spirale de sensations qui m'entraîne vers le vide. Je suis en train de tomber en morceaux. Ma main est moins douloureuse mais je remarque que la zone autour de mon index, où se trouve la bague, enfle. Une douleur pulsante prend de l’ampleur dans mon abdomen. Là où j’ai frappé Guillain. Comment est-ce possible ? Que m’arrive-t-il ?
J’appelle ma petite Sainte. Aide-moi. Dis-moi quoi faire. Emilie… Emilie…
Le simple fait de dire son nom à mi-voix, comme une incantation, me donne la réponse dont j’ai besoin. Milo… Comment n’ai-je pas pensé à lui plus tôt ? Je trouve son numéro dans la mémoire de mon téléphone. Sa voix retentit dans l’appareil.
- Nathalie ? Euh… Max. C’est toi ?
- Oui, dis-je dans un souffle.
Il n’est pas seul. J’entends des conversations autour de lui.
- Attends une seconde, me dit-il, je sors.
Quelques instants plus tard, il reprend :
- Voilà, je suis chez un de mes collègues d’Harborview, avec d’autres confrères… Comment vas-tu, Max ? Je t’entends à peine…
- Pas très bien… Je viens de voir Guillain.
- Oh… Seule ?
- Il n’aurait rien dit si je n'avais pas été seule.
- Et… Il a dit… ?
- Il a tout avoué. Je suis dans un état…
- OK. Max, écoute-moi. Tu vas venir chez moi. Tu es à Tacoma ?
- Pas très loin… Nisqually.
- Peux-tu conduire jusqu'à Seattle ? Je vais te donner mon adresse. Sinon, je viens te chercher, où que tu sois.
Les paroles précises, efficaces de Milo me donnent du courage, ainsi que sa détermination à me voir. Quelques instants plus tard, je suis en route.
3.
Milo habite dans une maison flottante, située sur le lac Union. Ces résidences pittoresques, souvent entourées de fleurs, sont populaires dans la région. Les habitants circulent en canoë pour se rendre visite. Et en cas de tremblement de terre - toute la région est zone sismique - les maisons se contentent de flotter sur les vagues sans se briser.
Je me gare sur le parking des visiteurs, je devine le petit chemin qui doit mener à l'eau, où les maisons se côtoient, chacune sur sa plate-forme.
Milo m’attend sous un grand parapluie de golf qui le protège de ce qui est maintenant une pluie battante. J’ai conduit en utilisant surtout ma main gauche, ce qui est facile dans une voiture automatique, m'appliquant à respirer régulièrement.
J’ouvre la portière, il s’approche pour m’aider.
- Oh Max, j’aurais dû venir te chercher. Tu as une mine épouvantable. Et ta main… On va s’occuper de tout ça.
Il remarque tout de suite la façon dont je me tiens.
- Tu as reçu un coup ?
- Non ! J’ai donné un coup ! J’ai mal à l'endroit où j'ai frappé Guillain…
- Oh… Intéressant… On va regarder ça.
Nous marchons tous deux, serrés sous le parapluie, nous voici sur la plate-forme d’une petite maison jaune. Milo ouvre la porte. Les lieux sont simples et accueillants, sans beaucoup de personnalité. Je discerne quelques meubles essentiels - canapé dans l’espace salon devant une cheminée au gaz, une table ronde près de la cuisine équipée… Milo, tout en allumant des lampes supplémentaires - la nuit n’est pas tombée mais avec les nuages sombres, on pourrait le croire - répond à mon compliment sur sa maison en m’apprenant qu’il la loue meublée.
- Assieds-toi, me dit-il en me montrant le canapé. Montre-moi ton foie… Enfin, tu vois ce que je veux dire…
Il tire les rideaux, puis m’aide à défaire la fermeture éclair dans le dos de la robe bleue. Il pose les mains sur mes côtes, palpe leur voisinage. Il est si professionnel, concentré, que je me détends et m’autorise à penser que ce toucher est plaisant, en dépit de la douleur.
- Rien d’anormal que je puisse percevoir… déclare-t-il. Tu es très tendue, nouée. Ce n’est pas étonnant. On va s’occuper de cette bague, mais avant, je vais prendre ta tension.
Pas de surprise : si ma tension était un jet d’eau, elle traverserait le plafond et irait se perdre dans les nuages. Milo m’invite ensuite à le rejoindre dans la petite cuisine. Il fait couler de l’eau tiède dans l'évier, attrape le savon. L’aigue marine recouverte de mousse accepte de glisser hors de mon index. Il la rince et la regarde.
- C’est une bague d’homme ! Tu l’as depuis longtemps ?
- Oh, depuis tout à l'heure… Cadeau de mariage de Katsumi. Mon nouveau beau-frère.
Milo hoche la tête avec un sourire où une sorte de réticence est perceptible.
- Ah oui, le mariage ! C’était aujourd’hui ! Akira m’avait envoyé une invitation. Ça s’est bien passé ?
- Oui, très sympathique. Ils sont si heureux… Greg a officié, c’était son premier mariage. Il s’en est bien tiré.
Milo m'écoute avec le même sourire contraint.
- Alors Katsumi t’a offert cette bague devant Greg, lors de cette cérémonie ?
- Oui ! Greg avait pris de la distance à cause de… quelque chose qui s’est mal passé avec moi. Je crois que Katsumi voulait montrer ses regrets…
Milo émet un petit bruit dubitatif mais il ne s’attarde pas plus.
- Voilà ce que je suggère, Max. Tu es hypertendue, tes mains sont glacées, tu es en état de choc. Tu n’as pas de plaie ouverte alors, ce qu’il te faut, c'est une douche chaude. Prends ton temps. Tu auras peut-être envie de dormir un peu par la suite… Suis ce que ton corps demande. Je te prépare quelque chose à manger, et on pourra parler à ce moment-là. Tu as envie de salé ou de sucré ?
- Sucré.
- Je suis comme toi. J’aime le sucré quand j’ai besoin de réconfort.
Milo me conduit à sa chambre. Dans la semi-obscurité de cette pièce aux rideaux tirés, je distingue un grand lit et sous la fenêtre, une valise ouverte où des vêtements sont encore pliés. Milo allume la salle de bains attenante. Il dépose plusieurs draps de bains sur le porte-serviette, s’excuse d’avoir seulement un choix de trois gels douche et savons. Ça me fait rire. Il s'éclipse et me voici sous la douche. Milo avait raison, le soulagement est immédiat. La douleur abdominale disparaît progressivement.
Quand je sors de la salle de bains, un peu étourdie par cette détente sous une eau brulante, je retire les épingles qui ont permis au chignon de garder sa forme tout au long de cette journée. Leur nombre est impressionnant, j’aurais pu aussi bien être coiffée d’un bébé hérisson.
Milo a déposé sur son lit, à mon intention, un grand T-shirt et des pantalons de yoga.
Tandis que j’enfile ses vêtements, le besoin de sommeil immédiat s'impose à moi, une sensation familière. Sans ouvrir le lit, je m’allonge et sombre rapidement.
4.
Où est mon téléphone portable ? Cette question me réveille. C’est bien la preuve que je suis pleinement intégrée au XXIème siècle. Je regarde autour de moi, ne le vois nulle part. L’ai-je laissé dans la voiture ? Quelqu’un risque de le voler ! Et si Greg m’appelle ? Une fois la réunion de famille terminée, il va se demander pourquoi je ne les ai pas rejoints, s'inquiéter un peu, qui sait ? S’il n’arrive pas à me joindre, ne me trouve pas chez nous, il risque d'être dans tous ses états.
Me voici, encore titubante de sommeil, dans la pièce principale où Milo a mis sa cheminée en marche. Il me sourit.
- Combien de temps ai-je dormi ?
Il regarde sa montre.
- Une petite demi-heure. Comment te sens-tu ?
Une énergie fraîche me traverse, un moment que les Semblables connaissent bien, ou l’on se sent renaître, conscient soudain d'être entier, reconstitué.
- Tellement mieux, merci !
Mon téléphone ! Le voilà, je l’avais posé près de l'évier, au moment où Milo allait me délivrer de la bague. Je m’en empare. Un instant me suffit pour constater que Greg ne m’a pas appelée. Akira a essayé, puis m’a envoyé un message concis : “Où es-tu ? Comment vas-tu ?”
Je suis soulagée du silence de Greg. Il n’est pas en train de se ronger les sangs à mon sujet. Déçue aussi. J’envoie rapidement un message à Akira. Quand je lève les yeux de mon écran, Milo me regarde.
- Ta main droite… Tu as l’air de l’utiliser sans problème ?
Je bouge instinctivement les doigts.
- Oui, je n’y pensais même plus !
Milo sort une galette du four - une crêpe épaisse qui ressemble à un blini géant qu’il coupe en parts. Il pousse vers moi plusieurs pots de confiture et de miel. Il a préparé un chocolat chaud, un vrai - du chocolat noir fondu dans du lait chaud - pour nous deux.
Il rit de mon expression émerveillée.
- Je me souviens que tu n’aimes pas le café…
Pendant que nous mangeons, je raconte ma rencontre avec Guillain, de mon arrivée, mûres en main, à ses paroles sur Aemouna au moment de notre séparation. Milo est suspendu à mes lèvres, atterré par ses aveux, stupéfait de sa tentative d’agression. Il attrape un carnet et note, au mot près, ce que mon frère a dit d’Aemouna. Il reste songeur.
- Aemouna serait donc vivante… J’en étais sûr, tu vois… Ces tueurs à gage veulent l’aider ? Bizarre… Elle est en danger à cause d’eux, peut-être, et ils se sentent coupables ?
- La culpabilité, ce n’est pas leur truc.
- Il faut que je parle à Guillain. Il a peut-être entendu d’autres détails…
- Je te donnerai son numéro.
Il reste silencieux, sombre, ses traits se sont creusés.
- Aemouna serait furieuse qu’on la cherche comme ça… Elle est si secrète, et indépendante. Mais comment ne pas s'inquiéter et prendre des mesures après des années de silence ? Nous avons été mariés, elle et moi, tu le savais ?
- Non ! Il y a longtemps ?
Il fait une petite moue.
- Une dizaine de siècles. Ça n’a pas duré longtemps. 27 ans… Elle aime être seule maître à bord. C’était un effort pour elle de partager sa vie. Elle l’a fait par amour mais finalement, ça lui pesait d’avoir un compagnon.
- Quand j’ai passé l'hiver avec elle, dans ce couvent, je l’ai suppliée de me laisser l’accompagner à Londres, sa prochaine destination. Elle a refusé… La voir partir sans moi, c’était si dur !
- Elle t’aimait… Elle t’aime beaucoup. C’est elle qui m’a dit qui tu étais quand je t’ai décrite après notre rencontre. Elle a tout de suite su que c’était toi. Elle voulait sans doute te protéger. Elle se met parfois en danger…
- Comment ça ?
- Tu ne sais pas ? Elle échange des informations avec des correspondants dans différents pays. Des choses anodines mais aussi des secrets d'État selon les époques.
Il pousse un soupir et change de posture, puis me demande de répéter les détails de l’accord conclu avec Guillain.
- Tu crois qu’il tiendra sa promesse ? me demande-t-il finalement.
- Oui. J’ai senti sa sincérité. Qu’en penses-tu ?
Milo caresse pensivement sa courte barbe.
- Mon sentiment… sans connaître Marie… c’est que tu as peut-être mis le doigt sur la vérité quand tu as parlé de prétexte. Elle ne veut pas - elle n’ose pas - lui dire que leur histoire est terminée. Je veux dire, il l’a cherchée pendant cinquante ans ! Pas en continu, il a passé des années en Afrique avec moi. Mais s’il a eu tant de mal à la trouver, c’est sans doute qu’elle faisait tout pour ne pas l’être, tu ne crois pas ?
Je réfléchis.
- Marie est quelqu’un qui n’aime pas faire de la peine. Je l’imagine bien mentir pour éviter de dire à Guillain qu’elle ne l’aime plus. Mais elle a forcément été horrifiée d’apprendre que Guillain nous avait tous trahis pour elle. Ce n’est pas possible autrement.
Milo soupire en fermant les pots de confiture.
- Quoi qu’il en soit, le danger, c’est que Guillain ne supporte pas l'idée de renoncer à elle. Il a décidé de vous supprimer, ce pilote Ecossais et toi, pour se donner l’illusion qu’une action de sa part pouvait faire renaître cette relation. C’est dans ces circonstances qu’il peut être à nouveau un danger pour toi, malgré sa promesse. Enfin, je crois… Je n’imaginais pas qu’il déciderait de t'éliminer sur le champ. Heureusement que tu sais te défendre…
Je ne peux m'empêcher de faire un geste de doute.
- Ai-je bien interprété ce qui s’est passé ? Je me pose des questions maintenant. Je vois Guillain pour ce qu’il est - un psychopathe, finalement. Et aussi, c’est mon frère… Allait-il vraiment me détruire ? Ou a-t-il agi parce que je le regardais de cette façon insistante ? Il a pu penser que j’allais l’attaquer…
Milo pose sa cuillère dans son bol dans un bruit qui semble retentissant dans le calme qui nous entoure.
- Voilà, tu recommences. Tu es trop… Comment dire…
Il voit mon regard surpris, sur la défensive.
- Je suis trop quoi ?
Il sourit soudain, comme s’il ne savait pas comment terminer la phrase.
- Tu es trop généreuse. Pas assez exigeante avec ceux que tu aimes.
Parle-t-il toujours de Guillain ? Il enchaîne.
- Écoute, c’est quand même inouï. Cet homme admet qu’il t’a assassinée, il est sur le point de récidiver - c’est bien ce que tu m’as dit ! - et tu es là : oui, mais c’est peut-être parce que je l’ai regardé d’une drôle de façon…
Je souris avant de devenir songeuse.
- C’est bizarre avec lui. Je n’arrive pas à le détester, à le rejeter. J’ai toujours de l’affection pour lui.
Je suis surprise de voir Milo lentement hocher la tête.
- C’est parce que tu es reconnaissante. Il t’a sauvée, soignée dans un moment où tu étais complètement vulnérable. Cette gratitude-là ne disparaît pas, c’est un peu comme l’affection que nous avons pour nos parents…
- Je ne me souviens pas de mes parents.
- Moi non plus… Éternel problème pour nous, Semblables. Nous reportons cette affection fondamentale sur ceux qui prennent soin de nous. Il faut que je te dise quelque chose, Max. Ce lien profond, je le ressens pour toi.
Je regarde mon hôte, stupéfaite.
- Moi ? Mais on s’est parlé deux minutes, même pas, quand on s’est rencontrés.
- Laisse-moi t’expliquer. Emile Traoré était mon ami. Un homme remarquable, un mari, un père, le chef de sa communauté. Quand il a été réquisitionné par l’Empire français, je lui ai proposé de prendre son nom et sa place. A l'époque je n’avais pas d’attache, je recommençais une vie nouvelle. La possibilité d’aller en Europe m'intéressait. Je n’imaginais pas… c’était l’enfer, cette guerre, Max. Quand tu m’as trouvé sous cette tente, mon esprit était brisé. Je n’avais pas la force de déserter alors que j'étais conscient de l’intérêt des médecins. Et puis, j’ai vu arriver cette petite souris… cette drôle d'infirmière qui regardait partout autour d’elle, comme si elle craignait qu’on la prenne sur le fait d’une mauvaise action… Et tu me cherchais ! Quand tu es arrivée près de moi, soudain tu t’es accroupie. Une autre infirmière - enfin, une vraie infirmière - venait de pénétrer dans la tente. Tu ne voulais pas qu’elle t'aperçoive. Et c’est ainsi, à mes pieds, que tu m’as parlé. Tu m’as dit que tu étais semblable à moi. Tu m’as prévenu que les médecins parlaient de moi, allaient m'étudier … et tu m’as donné ce…. Ce pique-nique dans un baluchon.
Il fait une pause et j’interviens.
- Oui, je me souviens, mais comment…
Il pose gentiment la main sur la mienne pour m’interrompre.
- Laisse-moi terminer. Ce qui m’a frappé, ce qui m’a fait tant de bien, c’est la fraîcheur de ton visage tourné vers moi, ton expression. Ce mélange de peur et de détermination. Me prévenir, c’était déjà beaucoup ! Mais tu as volé de la nourriture pour que j’ai l'énergie de fuir. Ce geste, alors que tu ne me connaissais pas, m’a touché au-delà des mots. Quelque chose en moi que j’avais cru détruit s’est réveillé. Je suis parti en emportant ce cadeau incroyable, un repas, et le souvenir de ton visage. Et je n’ai cessé de penser à toi par la suite. Au-delà de ta personne, tu représentais la chaleur, la compassion de notre communauté. Ton apparition m’a rappelé pourquoi notre vie interminable valait le coup d'être vécue.
Les paroles de Milo me touchent. Ma convalescence dans la forêt, les soins de Guillain me reviennent à l'esprit. Ces liens qui se sont tissés entre nous, quand il changeait mes bandages, me nourrissait, soutenait mes efforts douloureux pour marcher à nouveau. Le sommeil dans lequel je pouvais sombrer sans inquiétude, sachant qu’il veillait sur moi. Les versets magnifiques qu’il m’apprenait, les mots de notre Créateur.
- C’est pour ça que j’avais mal là où je l’ai frappé ?
- Je crois, oui… Tu souffrais avec lui…
Une vague de tristesse me recouvre soudain. Ces liens se sont établis pendant notre vie commune, avant qu’il ne me chasse brutalement. Et des siècles plus tard, il m’a livrée à l’ennemi. Puis comploté ma destruction.
L'évidence me frappe en plein visage. Il est mon frère, mais je n’ai jamais été sa sœur.
5.
Milo, me voyant pleurer silencieusement, se lève sous le prétexte de débarrasser nos assiettes et couverts. Il me propose de rester devant la cheminée un moment, avant de repartir. Il éteint plusieurs lampes pour créer une semi-obscurité que j'apprécie dans ce moment de vulnérabilité. Il pose un sweat-shirt doux sur mes épaules.
Je suis dans une spirale de tristesse. La malveillance cruelle de Guillain m’accable mais se justifie, étrangement. Une phrase s’impose à moi “je ne l’ai pas volé…” Je me vide de ma substance, je ne suis rien, un obstacle sur le chemin de Guillain qu’il a bien raison d'écarter sans ménagement. D’ailleurs, Greg s'éloigne de moi. Ça n’a rien d'étonnant. Il est à nouveau entouré par l’affection de sa famille, il a celle de Tanner en prime. Auparavant, seules Libby et moi croyions en lui. Il a le choix aujourd’hui. Il n’a plus besoin de moi.
- Tu as mal ?
Milo s’est assis près de moi sur le divan, en laissant un peu d’espace entre nous. Quand il me pose cette question, je réalise que je me suis penchée en avant parce que la douleur du coup de poing est réapparue à bas bruit.
- Un peu… dis-je en me redressant. Ça va passer.
Il m’observe et je discerne son inquiétude. Il effleure ma main. Que disait-il tout à l'heure ? La fraicheur de mon visage… peur et détermination… Ses mots me réconfortent. J’écarte le sweat shirt de mes épaules. Cette cheminée… Elle ne diffuse pas la chaleur comme une cheminée traditionnelle. Au début, j’avais l’impression qu’elle était là seulement pour l'esthétique. Maintenant, c’est quasiment l'Equateur ici.
Diriger mes pensées dans une nouvelle direction, loin des considérations accablées qui me traversent. Je regarde la main de Milo, sombre sur le canapé clair.
- La cicatrice sur la main de Aemouna… à quoi est-elle due ? Nos blessures ne laissent aucune trace, d’habitude. Elle me disait qu’elle avait perdu deux de ses doigts, une partie de sa main… ?
- Oui, j'étais avec elle quand c’est arrivé, sur un navire dans la tempête. Un hauban s’est rompu… J’ai réussi à retrouver la partie de sa main arrachée - une quête presque impossible sur un navire qui menaçait de sombrer ! Elle souffrait beaucoup, la pauvre…
- Elle m’en a parlé presque comme quelque chose d’amusant…
- Oh, ça c’est Aemouna. Quoiqu’il arrive, elle le voit toujours comme quelque chose de cocasse… Parfois après un certain temps.
Il fait une petite grimace, visiblement il pense à différentes situations vécues avec elle.
- Alors, la cicatrice était due à cet arrachement ?
- Pas tout à fait. Des blessures aussi profondes peuvent se résorber complètement si on ne bouge pas, absolument pas, pendant le moment clef où la cicatrisation a lieu. C’est une des fonctions du sommeil qui nous submerge. Toute notre énergie est dirigée vers la plaie. Au moment où les deux lèvres de la plaie se rencontrent (il fait un mouvement de ses deux mains, les approchant l’une de l’autre) si nous ne sommes pas immobiles, une vague, une petite boursouflure se forme, au lieu de la surface plane de l'épiderme. Parfois, on ne peut pas dormir à ce moment précis, quand on est poursuivi, ou… au milieu d’une tempête. Alors, on a une cicatrice. J’en ai une, tout du long de mon torse.
Il dessine une longue ligne le long de son sweatshirt.
- Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Un tigre a commencé à me dévorer. J’avais à peine deux cents ans. J'étais tombé d’un arbre, sans connaissance, il en a profité. La douleur m’a réveillé, j’ai hurlé … Un réflexe ! C’était un jeune tigre, ça l’a surpris, je suppose, et il a décampé. J'étais en mauvaise posture. Il s’en prenait à mes entrailles et c’en était fini de moi. Impossible de cicatriser quand ses intestins sont ailleurs, dans l’estomac d’un fauve !
Je frissonne tandis qu’il rit.
- J’ai pressé des feuilles de bananiers sur mes plaies et je me suis enfui, poursuit-il. J'étais en mouvement quand la plaie s’est cicatrisée. Alors voilà, marqué à vie !
- Mais en vie…
- Oui, c’est l’essentiel ! Libby, tu sais qu’elle est médecin comme moi, elle n’a pas la même opinion sur notre sommeil. Elle fait tout pour raccourcir sa durée, elle dit que ce n’est pas pratique… Résultat, elle n’a pas assez dormi après avoir reçu ce coup de couteau, récemment dans cette église. Ou pas dormi au bon moment. Elle a une cicatrice maintenant.
Il esquisse une forme ondulée.
- Elle t’a montré ?
- Non, dis-je sèchement.
Libby ne m’a toujours été bénéfique. Sa façon de m'éviter quand j’avais tant besoin de lui parler, et puis j’ai encore dans l’oreille la façon dont elle insistait “tu ne lui as pas dit !” quand Greg a réalisé qu’il était un des nôtres. “Not helpful” comme on dirait ici.
6.
Quand Milo me raccompagne à ma voiture, sous le grand parapluie de golf, mes émotions ont repris leur équilibre. Calme et assurance dominent.
- Merci, dis-je alors que nous arrivons près du véhicule, cette escale chez toi, ça m’a fait tant de bien. C’est exactement ce dont j’avais besoin.
Milo sourit. Son visage est tout proche du mien sous le parapluie.
- Tant mieux… dit-il simplement.
La gratitude m’envahit, une vague chaleureuse qui devient presque douloureuse. Comment le remercier ? Ses paroles, à la fin de notre journée chez moi, me reviennent en mémoire.
- Tu voulais me demander quelque chose ?
- Oh oui, c’est vrai ! s’exclame mon hôte avec un mouvement brusque de la tête. Avec tout ça… Voilà : Libby, Aemouna et moi formons ce petit cercle informel.
- Les ancêtres ?
- Oui, c’est ça. Nous parlons, partageons des informations, parfois nous réfléchissons à des actions… discrètes à prendre… Notre but est de protéger notre petite communauté, comme nous le pouvons. Depuis l’absence d’Aemouna, nous ne sommes plus que deux. Ça nous manque, un troisième interlocuteur, la dynamique du groupe est bancale. On a pensé à toi. Tu es nettement plus jeune, mais tu as le bon état d’esprit. Ça te dirait ? Réfléchis tranquillement, on en reparlera.
- Libby serait d’accord ?
- C’est elle qui a pensé à toi en premier. Ça m’a paru une excellente idée. Écoute, je t’expliquerai en détail, et tu prendras une décision. Sens-toi absolument libre.
Nous nous embrassons sur les deux joues, à la française, je le remercie encore. C’est le moment de retourner chez moi, mes deux chats et mon duplex vide de Greg.
On apprend encore de nouvelles choses sur la relation entre Max et Guillain et toutes ses complexités. C'est intéressant d'apprendre les choses au fur et à mesure, mais j'avoue que je serais tenté pour lire les flashbacks (=
Tu arrives bien à nous faire ressentir le mal être de Max au début du chapitre, puis la soulagement de la douche chaude, le plaisir du dessert sucré. C'est très réussi ! Le moment chez Milo est vraiment intéressant, j'ai encore du mal à cerner le médecin et notamment sa relation avec Max. Le passage où ils sont proches sous le parapluie, j'ai cru qu'il allait se passer quelque chose.
J'ai mal au cœur avec Max devant ce qu'est en train de devenir sa relation avec Greg. Ce qui est le plus triste, c'est qu'il n'a absolument pas l'air de se rendre compte du malaise de Max. Allez mon Greg, il faut se reprendre !
La proposition de Milo d'intégrer Max au tryptique des semblables est intéressant. Curieux de voir quelle va être sa réponse.
La phrase de chute est très bonne.
Mes remarques :
"il tient à savoir comment s’est passé la confrontation." -> passée ?
"Je suis soulagée du silence de Greg. Il n’est pas en train de se ronger les sangs à mon sujet. Déçue aussi." j'aime bien ce passage !
"Libby ne m’a toujours été bénéfique." manque le "pas"
Un plaisir,
A bientôt !
Tes remarques sont "spot on" comme on dit ici. Merci encore !
Bon j'étais un peu stressée tout le long du chapitre parce que Max était super vulnérable, et j'avais peur que Milo tente un truc ^^ du coup il remonte dans mon estime, il a bien géré la situation, il a compris ce dont Max avait besoin, et grâce à lui on a eu des explications sur les Semblables.
Je trouve que les réflexions de Max vis-à-vis de Guillain (avec l'éclairage de ce que disait Milo sur l'attachement chez les Semblables) sont très justes, et cette réalisation que lui ne l'aimait pas comme elle l'aimait a vraiment du poids, puisque c'est vraiment l'explication de toute leur relation et des souffrances que ça a causé à Max.
Quelques petites coquilles et maladresses:
- « La crainte irrationnelle grandit que…. » → la syntaxe n’est pas correcte, et « la crainte irrationnelle que la voiture n’explose quand je la mettrai en route grandit » n’est pas très clair, du coup je pense qu’il faudrait un peu reformuler, par exemple: "je sens grandir en moi la crainte irrationnelle que... "
- « Libby ne m’a toujours été bénéfique » → "ne m’a pas toujours..." ; et je trouve que le « bénéfique » sonne un peu faux parce qu’il s’applique plus à une chose qu’à une personne, donc ça donne un peu l'impression que Max raisonne en terme d'utilité dans ses relations, ce qui n'est pas vraiment le cas...
Hâte de lire la suite!! :D
Merci merci !!