Chapitre 49 : Induction - Soi-même

La vidéo s'ouvre sur six ronds en deux colonnes de trois. Le premier de la première colonne est rouge, ainsi que le deuxième de la seconde colonne. Les autres sont blancs. Deux fauteuils apparaissent à l’écran. Sur celui de gauche se tient une blonde à la silhouette parfaite. Des yeux bleus, une poitrine ferme et généreuse, des lèvres pulpeuses, des hanches fines, elle porte des vêtements – débardeur et jupe courte - moulants la mettant parfaitement en valeur. Elle se tient droit avec naturel. Elle est l’archétype de la bombasse occidentale, la prochaine miss univers et son sourire ferait se pâmer n’importe quel mâle. Sur le siège de gauche se prélasse son exacte réplique masculine : cheveux courts bruns, yeux marron profonds, barbe bien taillée, port droit, musculature présente sans surabondance. Il porte une chemise tombant à merveille et un pantalon fin noir. Il se tient les jambes largement écartées, à l’aise, sûr de lui. La femme a choisi une pause jambes serrées, les bras sur les accoudoirs, une posture sobre mais ouverte. En plus de leur apparence à tomber par terre, les deux invités ont en commun de ne rien cacher rien de leur nature, attendant, figés, sans bouger, sans respirer. Une voix masculine se fait entendre.

 

- Juliette et Delphin, bonjour.

- Bonjour, répondirent-ils en même temps en bougeant seulement les lèvres et en usant du strict minimum d’air nécessaire à propulser ce son.

- Je suis Gilles d’Helmer. Nous sommes ici dans le cadre de l'émission "Induction" de la chaîne n°5. Nous sommes en direct et dans une bulle de sécurité permettant la libre parole. Pourriez-vous vous présenter rapidement ?

- Je m’appelle Juliette et je suis la maire de Musawa.

- Je suis Delphin, le maire du dôme.

- Je n’ai pour ma part jamais été ni au dôme ni à Musawa, ce qui fait de moi le candidat idéal puisque le but principal de cette vidéo est de permettre à tous les Vampires de découvrir vos villes.

- J’espère bien que cette vidéo me permettra de gagner du temps par la suite parce que venir ici me coûte énormément. J’ai beaucoup de travail, grogna Delphin.

Juliette, elle, resta silencieuse et envoya un sourire à la caméra, geste qui était probablement destiné à Gilles, invisible aux yeux de spectateurs. Il était clair qu’être là ne la dérangeait pas.

- Pourriez-vous décrire vos villes ? Juliette, tu veux commencer ?

- Pourquoi pas, dit-elle en se tournant vers Delphin qui lui concéda volontiers la parole d’un geste. Musawa est une ville, désormais hors Terre, où les humains et les Vampires vivent en harmonie, en respect mutuel, en parfaite égalité, où chacun peut montrer sa nature sans risque de jugement, de critique ou de rejet.

- Je ne suis pas sûr de bien comprendre, admit Gilles. Les humains vivant à Musawa savent que les Vampires existent ?

- Oui mais ce n’est pas… enfin… disons que ce qu’ils mettent derrière Vampire n’est pas la définition classique. À leurs yeux, un Vampire n’est pas un démon maléfique assoiffé de sang. C’est juste un être différent. C’est un peu comme si des terriens et des extra-terrestres vivaient ensemble sans animosité particulière… ce qui est drôle en y pensant parce que les humains de Musawa y étant nés, ils sont les extra-terrestres et les Vampires, les terriens puisque nés sur notre planète.

Gilles ricana. C’était surprenant en effet.

- Les humains ne craignent pas les Vampires, insista Gilles.

- Ils n’ont aucune raison de le faire. Les Vampires – tous les Vampires, sauf le roi qui fait toujours ce qu’il veut, évidemment - ont interdiction de s’en prendre aux humains de Musawa. De ce fait, les musans humains n’ont aucune raison de nous craindre.

- Pourquoi un Vampire irait-il vivre à Musawa ?

- Pour pouvoir être lui-même, indiqua Juliette et Delphin ricana.

Juliette se tourna vers lui, lui envoya un regard noir puis reprit :

- Je n’ai pas à cacher ma nature là-bas. Je peux me promener dents sorties toute la journée.

- Ce que tu fais actuellement, fit remarquer Gilles.

- Pourquoi les rentrer ? Je n’ai pas honte de ce que je suis.

- Moi non plus, assura Delphin qui sourit visiblement pour dévoiler ses canines.

Juliette le transperça du regard.

- Delphin, si tu le veux bien, tu auras la parole après, proposa Gilles sentant Juliette en train de s’agacer.

Delphin haussa les épaules avant de redevenir complètement immobile, bouche fermée.

- Je peux vivre entourée de monde sans devoir me cacher, sans avoir à vieillir, à redevenir enfant ou au contraire, être enfant pour toujours.

- En échange, il ne faut pas toucher aux humains.

- Musawa est la ville du respect mutuel, de l’entente et ça marche très bien. Les humains et les Vampires peuvent vivre ensemble s’ils y sont confrontés dès l’enfance. Il n’y a aucun rejet, aucune soumission, aucune domination, ni proie, ni chasseur, juste une harmonie et une entente.

Delphin mima une nausée.

- Franchement ! s’exclama Delphin. Quel intérêt d’être un Vampire si c’est pour respecter la nourriture ?

- Nous ne les considérons pas comme de la nourriture ! gronda Juliette. Ils sont nos voisins, nos concitoyens, nos parents, nos enfants, notre boulanger ou notre professeur. Nous voulons pouvoir vivre sans nous cacher mais sans pour autant tuer, détruire, violer, écorcher, terroriser. Vous n’êtes que des bouchers avides de sang et de souffrance.

- Nous sommes des Vampires ! cracha Delphin. Vous êtes des larves !

- Et lorsque vous aurez exterminé tous les humains, vous aurez l’air fin ! Il meurt quoi ? Un humain par seconde au dôme ?

- N’importe quoi ! Ce sont des rumeurs totalement fausses ! Et puis franchement, des humains sur Terre, il y en a trop. Nous participons à l’effort écologique en supprimant le principal nuisible.

- Les humains devraient vous remercier, selon toi ? s’exclama Juliette.

- Pourquoi pas ! Nous tuons moins que le SIDA alors faut pas pousser non plus !

Juliette gronda. Ces deux-là n’allaient pas tarder à venir aux mains.

- Delphin ! Pourrais-tu nous présenter le dôme ? proposa Gilles.

Juliette reprit sa place sur son siège, retournant à son immobilité tout en gardant une moue haineuse.

- Le dôme est la ville où un Vampire peut être ce qu’il est, sans crainte d’être pourchassé. Nous sommes les maîtres et les humains, qui savent très ce que nous sommes, se soumettent.

- Et meurent, termina Juliette à sa place.

- Tous les humains meurent un jour, répliqua Delphin. Le dôme est l’endroit de toutes vos envies, quelles qu’elles soient. Lâchez-vous. Aucun chasseur de Vampires ne se trouve là. Aucun sherva ne vous avertira. Aucune punition pour aucun acte de torture, de viol ou de meurtre. Quand vous marchez dans la rue, les humains s’agenouillent respectueusement. Vous avez soif ? Tous les humains vous offrent leur bras. Ton sourire indique ton contentement, Gilles. Admets que c’est quand même plus tentant que le respect et l’égalité avec ce qui n’est que de la nourriture !

- Je n’ai pas à donner mon avis, indiqua Gilles.

- Si les spectateurs ne te voient pas, ce n’est pas mon cas et tu es clairement enthousiaste à l’idée de venir au dôme. Fais-toi plaisir ! Amène tes enfants ! Tu t’amuseras comme un fou !

- Je ne t’en veux pas, assura Juliette.

- Tu as toujours voulu la paix et l’harmonie. Tu as un grand cœur, dit Gilles, assez grand pour aimer tes petits et les humains. Ce que je m’explique moins, c’est que tu arrives à recruter des Vampires dans ton paradis. Il y a beaucoup de résidents immortels à Musawa ?

- Environ dix mille, autant que d’humains, répondit Juliette.

- Au dôme, il y a le même nombre d’humains mais seulement un millier de Vampires, annonça Delphin.

- Ah bon ? s’étonna Gilles.

- Les résidents ne restent jamais, annonça Delphin. On vient passer ses vacances au dôme, une semaine, un mois grand maximum, puis on s’en va.

- Comme je suis surprise ! ironisa Juliette. Tu veux dire que ce n’est qu’une passade, que c’est lassant de tuer, violer, tuer, violer, tuer, violer ? Que les relations sociales sont bien plus épanouissantes ? Mes résidents restent. Musawa existe depuis une trentaine d’années et aucun Vampire ne l’a jamais quittée. Nous sommes heureux d’y vivre une vie paisible, tranquille, sereine, calme, sans honte, sans rejet, sans critique, sans peur. Après des siècles de lutte quotidienne, un tel repos n’a pas de prix. Nous pouvons marcher, aller faire nos courses, danser, aller à l’école, ramasser nos légumes, déguster un barbecue chez nos voisins, le tout sans respirer, sans chauffer notre corps, les dents sorties, le cœur à l’arrêt.

- Quel ennui ! soupira Delphin.

- Gilles ne semble pas de cet avis, répliqua Juliette.

- Disons que je vois bien l’intérêt des deux, annonça Gilles.

- Je croyais que tu n’étais pas censé donner ton avis ! riposta Delphin.

- Je ne le donne pas, rétorqua Gilles. Je trouve intéressant l’offre que vous proposez. Cela concerne deux attendus complètement différents, deux façons radicalement opposées de concevoir la nature même de Vampire. Chacun peut y trouver son compte. L’un n’est pas mieux que l’autre. Vous êtes complémentaires.

Les deux invités se calmèrent à ces mots.

- Passons aux questions des auditeurs, si vous le voulez bien.

Les deux acquiescèrent. Au moins étaient-ils d’accord sur quelque chose.

- Quelles sont les règles en vigueur dans chacune des deux villes ? énonça Gilles. Delphin ?

- Ne pas toucher au bien de son voisin, indiqua Delphin. De nombreux Vampires viennent avec leur jouet. Ils restent le temps de l’épuiser puis repartent. Cet humain leur appartient et ils décident de tout en ce qui le concerne. Naturellement, le dôme propose également des humains sans propriétaire. Vous pouvez donc venir les mains vides.

- Autre chose ? demanda Gilles.

- Non, c’est la seule règle en vigueur, à moins que tu considères se faire plaisir comme une obligation.

- Juliette ? lança Gilles et son ton montrait son amusement.

- Ne pas faire de mal à un humain en temps que Vampire, indiqua Juliette. C’est toujours compliqué à énoncer, comme règle, parce que vous avez le droit de frapper un résident, soit parce qu’il vous a énervé, soit parce que votre couple fonctionne ainsi, soit parce que vous êtes un enfant et que ça fait partie du développement normal. Imaginez vous trouver en face d’un extra-terrestre que vous savez être capable de vous réduire en bouillis d’un simple regard. Vous n’allez probablement pas le frapper ou l’insulter. Et bien, cet extra-terrestre doit vous rendre la pareille, sans quoi aucune cohabitation n’est possible.

- Donc les humains ne frappent pas non plus les Vampires.

- Ils ne se frappent pas entre eux non plus, précisa Juliette.

- La vie ne peut pas être un long fleuve tranquille tout le temps !

- Non ! Il y a des disputes, évidemment. On discute, on échange, on écarte les belligérants si besoin. La ville, créée par les laborantins, est aussi grande qu’on veut alors ça n’est pas très compliqué. Ceci dit, honnêtement, les prises de bec sont rares. Chacun est libre de faire ce qu’il veut. Chaque résident peut réaliser l’activité de son choix.

- Même rien ? demanda Gilles, un peu taquin.

- Même rien, assura Juliette. Ceci dit, si c’est pour passer votre existence statufié, le palais y suffit largement.

- D’autres règles ?

- Le respect mutuel, énonça Juliette.

- Très bien. Question suivante : que mange-t-on dans vos villes ? Delphin ?

- Les Vampires se nourrissent des humains présents sur place.

- Pas de sang elfique donc, supposa Gilles.

- Non, en effet. Il s’agit de sang parfaitement classique, banal diront certains. Quant aux humains, ils mangent la nourriture concoctée pour eux au palais qui utilise les ressources offertes par les fermes… quand leur propriétaire le leur permettent, finit Delphin dans un grand sourire.

- Juliette ?

- Musawa est auto-suffisante et nous tenons à ce qu’elle le reste. Nous consommons uniquement ce que nous produisons. Par exemple, il n’y a pas de café à Musawa. Nul n’a envie d’en consommer alors il n’y en a pas. Pas d’alcool non plus.

- Ni café, ni drogue, ni alcool, ni sang, grommela Delphin. Mais pourquoi aller vivre dans un endroit aussi pourri ?

- Les Vampires ne consomment jamais de sang ? s’exclama Gilles. C’est un sacré frein !

- Nous utilisons très peu d’énergie puisque nous n’avons pas à paraître humain, rappela Juliette. Pas de combat à mener. Pas de tueur à fuir. La nourriture classique suffit largement. Ceci dit, si l’importation de nourriture classique est interdite, une exception est réalisée pour les poches de sang, qui ont le droit de transiter. Nous tenons au respect et avoir un résident en manque n’est pas quelque chose que nous pouvons nous permettre.

- Tu n’as pas bu de sang depuis ton arrivée à Musawa, comprit Gilles.

- En effet, confirma Juliette.

- Tu es rayonnante.

- Je te remercie.

- Merci à tous les deux. Je pense que la raison d’être de vos villes est maintenant limpide pour tout le monde. Un montage vous sera proposé pour présenter spécifiquement votre domaine et ainsi vous en servir pour l’accueil des nouveaux venus. L’émission fera également partie des obligations d’écoute pour entrer au palais.

Les invités hochèrent la tête, visiblement satisfaits. Les six ronds furent de nouveau visibles puis la vidéo s’arrêta.

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